Le bon vieux temps ▬ feat. Raton Laveur - abandon

Le camp est encore presque entièrement endormi quand Corne de Bouc se glisse hors de la tanière des guerriers, silencieux comme une ombre. Au loin, le soleil commence à peine à apparaître, colorant le ciel de rose et d’orange. La patrouille de l’aube ne tardera pas à se mettre en route et, malgré ce que l’on pourrait croire, Corne de Bouc n’en fait pas parti. S’il est levé si tôt, c’est parce que des cauchemars désagréables ont perturbé sa nuit. Comme souvent, les morts de ses frères se rejouent dans ses songes, sans qu’il ne puisse rien faire pour eux. Alors pour échapper à ces souvenirs douloureux, le vieux mâle préfère encore écourter sa nuit et se permettre une petite balade en forêt.

L’avantage d’être un vétéran, c’est que jamais personne ne vous empêche de sortir du camp. Corne de Bouc passe donc devant le garde de la nuit sans que ce dernier ne le questionne. Le vieux matou se glisse ainsi dans le tunnel de ronces sans avoir à se justifier et arrive rapidement dans la forêt. La vie commence petit à petit à s’éveiller et, déjà, un oiseau bien matinal se met à pousser la chansonnette. Les pas de Corne de Bouc le conduit tranquillement jusqu’aux Rochers du Soleil et alors qu’il grimpe sur l’un des rocs, il jette un regard par dessus son épaule :

Ne t’ai-je donc pas appris qu’il est mal d’espionner les siens, Raton Laveur ?

hrp:

Le temps loin de Jolie Abeille est bien plus long. Raton Laveur allait mieux depuis quelques jours mais aujourd'hui, son humeur n'est pas vraiment des plus belles. Il soupire et se tire hors de son nid, pensant à ce que peut devenir la mère de ses petits. Lorsqu'il sort de la tanière, il voit Petite Source au loin qui a grandi. Je ne reconnaîtrais même pas Petit Lierre et Petit Sureau … Il remarque aussi que sa fille ressemble de plus en plus à sa mère : elle s'affine. Il ronronne, fier de sa fille et se décide à sortir du camp.

Le soleil est au rendez-vous et le mâle ne rechigne pas à une belle sieste au chaud sur les rochers. Il prie pour que Coup de Foudre n'ai pas la même idée que lui. Il n'a aucunement envie de le croiser depuis leurs dernières altercations. Il soupire en y repensant et s'approche sans un bruit des rochers, humant l'air pour savoir si du monde y est déjà.

« - Ne t’ai-je donc pas appris qu’il est mal d’espionner les siens, Raton Laveur ? »

Le guerrier reconnaît vite la voix de son vieux mentor, Corne de Bouc. Content d'être en bonne compagnie, il ronronne et se hisse sur les rochers. Il salue son ancien professeur et se justifie :

« - Je n'ai aucun intérêt à espionner quelqu'un dont je connais tous les plus lourds secrets. Comment vas-tu depuis le temps ? Avec mon nouveau rang, je n'ai pas eu l'opportunité de te rendre visite ... »

Il s'installe à côté du mâle crème et commence sa toilette, la tête encore endormie.

Les Rochers du Soleil ont toujours été l'endroit favori de Corne de Bouc. Bien qu'il apprécie déambuler dans les bois, la mousse sur ses pattes, la chaleur se dégageant des rocs au bord de l'eau est très agréable. Et c'est bien pour cela que le Clan de la Rivière et le Clan du Tonnerre se les disputent depuis des générations. Pour le vétéran, il est hors de question de les céder à ces bouffeurs de poissons. Tout ce qui est de leur côté du torrent leur appartient, quoi qu'en dise les chats nageurs. De nombreuses vies ont été prises pour cette parcelle de territoire et pour le vieux chat, ces sacrifices sont à honorer même des lunes et des saisons plus tard. Lui-même serait capable de donner sa vie pour que les Rochers du Soleil demeurent la possession du Clan du Tonnerre – leur prendre, c'est comme enlever un chaton à sa mère. Néanmoins, Corne de Bouc sait qu'ils demeureront une source de conflit éternelle, comme une vieille habitude que les Clans voisins comptent perpétuer pendant des générations et des générations, au prix de sang versé et de vies volées.

Alors que le vieux chat grimpe sur les rochers, il sent déjà la chaleur qu'ils dégagent malgré le soleil encore timide. Soupirant d'aise, il laisse tomber sa vieille carcasse sur la surface lisse des rocs, étendant ses pattes amaigries. Le vétéran repère Raton Laveur avant même qu'il ne se montre, si bien qu'il n'est même pas étonné de le voir apparaître près de lui. Le jeune lieutenant semble encore à moitié endormi, à la lisière de la réalité et des songes. Néanmoins, il le salue poliment, s'installant à ses côtés afin de débuter une toilette bien nécessaire.

Je n'ai aucun intérêt à espionner quelqu'un dont je connais tous les plus lourds secrets. Comment vas-tu depuis le temps ? Avec mon nouveau rang, je n'ai pas eu l'opportunité de te rendre visite ...
Les plus lourds secrets ? Tu es bien présomptueux.

Son ton est bourru, mais Raton Laveur est sûrement le mieux placé pour savoir que Corne de Bouc ne s'est pas vexé de sa remarque. D'autant plus que ce n'est pas comme si le vieux chat a quelque secret que ce soit. Il a toujours suivi le code du guerrier à la lettre – sauf quand les chefs en place l'interdisait – et n'a jamais eu à rougir de quoi que ce soit. Le vétéran a toujours été fidèle à son Clan, à son meneur, aux siens. Nous pourrions presque faire de lui l'archétype du guerrier idéal s'il n'avait pas eu à bafouer son propre sens de l'honneur afin de contenter les politiques abusives et cruelles de ses anciens chefs. Mais tout cela, ce n'est rien que personne ne connaît pas dans le Clan. Corne de Bouc n'est pas quelqu'un de secret, en soi … contrairement aux jeunes générations qui ont tendance à flirter de trop près avec l'interdit.

Je vais bien. Du moins, aussi bien que je le peux. Et toi ? Tu te fais à tes nouvelles responsabilités ?

Parfois, Corne de Bouc a du mal à réaliser que la petite boule de poils que l'on a jeté dans ses pattes pour en faire un guerrier soit désormais le lieutenant du Clan. Et en un mot comme en mille, il est très fier de lui. Néanmoins, ne comptez par sur lui pour lui faire avouer une chose pareille. Raton Laveur est arrivé jusque là parce qu'il le méritait. Ce n'est cependant pas un fardeau que son vieux mentor lui envie. Lieutenant, c'est beaucoup de responsabilités. Il faut être un parfait émissaire entre le chef et les membres du Clan, savoir gérer les patrouilles, s'assurer que le territoire est sécuritaire, s'informer concernant l'apprentissage des jeunes … Non, vraiment, Corne de Bouc n'aurait pu supporter le poids de cette tâche. Et Raton Laveur dans tout cela ? Se fait-il à sa nouvelle situation ?

Partager des moments avec son ancien mentor lui manque terriblement. Nostalgique par sa présence, il se remet à rêver de leurs longues séances d'entraînements. Les deux avaient très bien matchés et avaient passé de très bons moments. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient le nier. Ils se font confiance et l'idée de mentir à Corne de Bouc au sujet de ses petits ne lui plaisait guère mais il n'avait pas le choix. Le matou s'ébroue et écoute la voix rauque de son aîné lui dire:

« - Je vais bien. Du moins, aussi bien que je le peux. Et toi ? Tu te fais à tes nouvelles responsabilités ? »

Raton Laveur hoche la tête, satisfait de la réponse de son ancien professeur. En effet, le matou commençait à se faire vieux et cela devait devenir compliqué d'aller réellement "bien". Ne le voyant pas souffrant, le guerrier ne s'est pas préoccupé de ce que pouvait ressentir l'ancien. La question de ce-dernier fait frissonner les moustaches du guerrier gris qui ne sait pas vraiment quoi répondre. Se balançant d'une patte sur l'autre, hésitant, il balbutie :

« - M'y faire est un bien grand mot … Disons que j'en ai réellement conscience aujourd'hui mais je reste persuadé que je peux faire mieux donc j'y travaille … Je me découvre même un côté perfectionniste que je ne connaissais pas. »

Répond-t-il simplement. Il se redresse pour s'étirer et fait quelques pas avant de se rallonger, profitant des premiers rayons de soleil. Si seulement toutes les journées pouvaient être comme celle-ci, loin des problèmes, loin des guerres, loin des conflits … loin de Jolie Abeille. L'arrivée de toutes ces responsabilités avaient éloignés la femelle des pensées du mâle mais lorsqu'elle lui revenait en tête, la douleur n'était que plus vive : en plus du manque, il culpabilisait de ne pas penser à elle et ses filles à toutes les heures du jour et de la nuit.

Etendu de tout son long sur les rochers brûlants, Corne de Bouc sent ses vieux muscles se détendre petit à petit. La chaleur a un effet bénéfique sur sa vieille carcasse, c'est pourquoi il apprécie tant les Rochers du Soleil. L'on pourrait presque entendre un léger ronronnement au fond de sa gorge. Lorsque l'on atteint un certain âge, il devient important de s'octroyer ce genre de petit plaisir, et tous les muscles de son corps semblent le remercier pour cet instant de détente. Détendu, le vieux matou débute une toilette lente mais minutieuse, faisant glisser sa langue sur les poils courts de ses pattes maigres. Fut un temps où elles étaient légèrement plus musclées, habituées à grimper aux arbres comme un écureuil. Corne de Bouc n'ayant jamais été un guerrier tout en muscle, les marques de la vieillesse sont à peine perceptible. Seuls les poils de ses oreilles, autrefois bien foncés, s'éclaircissent au fil des saisons, comme témoin du temps qui passe et qui agit sur le vieux matou. Mais ne venez surtout pas lui faire remarquer, au risque de vous attirer sa colère. Le vétéran a conscience de son âge avancé, inutile de le lui rappeler. Ca ne le poussera pas plus vite vers la tanière des anciens, de toute façon.

M'y faire est un bien grand mot … Disons que j'en ai réellement conscience aujourd'hui mais je reste persuadé que je peux faire mieux donc j'y travaille … Je me découvre même un côté perfectionniste que je ne connaissais pas.

Perfectionniste ? C'est bien normal, dans un sens. Son rôle est extrêmement important. Beaucoup de responsabilités pèsent sur ses épaules. Se serait la débandade s'il ne s'assurait pas que tout est parfaitement en ordre. Cependant, personne n'est né lieutenant. Raton Laveur apprendra avec le temps, au fil de ses propres expériences et des leçons qu'il tirera des autres. Certes, les autres attendront beaucoup de lui, parce qu'il représente désormais une figure importante au sein du Clan. Mais ça ne fait pas de lui un guerrier parfait et infaillible. Comme tout un chacun, il a le droit à l'erreur. Le tout est de savoir se rattraper efficacement aux branches. Mais Corne de Bouc a confiance en son élève pour savoir qu'il ne se reposera par sur ses lauriers. Il n'en a plus le droit, désormais.

C'est tout naturel. Mais ne te mets pas la pression. Si l'angoisse te guide, tu n'iras pas bien loin.

Pendant un instant, Corne de Bouc a l'impression de savoir le chaton que Raton Laveur était, autrefois. Mais depuis, le temps a fait son œuvre et il est devenu un adulte. C'est fou comme les saisons filent à une vitesse folle. Et dire que son ancien apprenti est toujours seul … cela fait mal au cœur du vétéran de constater que, comme lui, Rayon Laveur est un éternel célibataire. Pourtant, il a du mal à croire que personne ne s'intéresse à lui. Le matou est bien fait et d'un tempérament agréable. A moins qu'il ne fasse quelques petites cachotteries à son ancien professeur … ? Curieux, ce dernier décide de le questionner à ce sujet.

Mais dis-moi, petit. Tu n'as toujours personne dans ta vie ? Pas de compagne à l'horizon ?

L'ancien mentor de Raton Laveur compte toujours énormément à ses yeux. Même s'ils se voient bien moins régulièrement qu'avant, avoir une discussion avec l'ancien est toujours un magnifique moment de partage. Le lieutenant aime bien se confier auprès de lui et il sait qu'il est toujours de très bons conseils. Après lui avoir confié ses doutes, Corne de Bouc le rassure d'un ton solennel :

« - C'est tout naturel. Mais ne te mets pas la pression. Si l'angoisse te guide, tu n'iras pas bien loin. »

Le lieutenant hoche la tête et ronronne. Lorsqu'il est entouré de bonnes personnes, sa tête se vide et la pression quotidienne disparaît totalement. Jolie Abeille est doucement mise de côté, il ne l'oublie pas - cela serait impossible - mais elle occupe de moins en moins ses pensées. Il doit sans doute ça à ses nouvelles responsabilités. La voix rauque de son aîné le sort de ses pensées :

« - Mais dis-moi, petit. Tu n'as toujours personne dans ta vie ? Pas de compagne à l'horizon ? »

Un quinte de toux échappe au guerrier qui se reprend vite en pattes. La question du mâle le pique au vif comme s'il était entrain de lire dans ses pensées. Gêné et perturbé, le matou répond d'un air un peu perdu et nerveux :

« - Personne apparemment … Aha. Et toi ? »

Le lieutenant avait remarqué que le mâle était parfois accompagné mais il ne l'avait jamais vu fusionnel avec une femelle alors il ne sait pas vraiment s'il est en couple.

Pour Corne de Bouc, l'amour a toujours été un sujet assez tabou. Il l'a toujours su, son corps tordu et sa drôle de barbiche ne font pas de lui un prétendant agréable à regarder. Ainsi n'a-t-il jamais sincèrement caressé l'espoir d'avoir une compagne un jour, persuadé que cela n'arrivera jamais. Et le pauvre matou en a toujours souffert. C'est pourquoi il s'inquiète pour Raton Laveur. Il mérite mieux qu'une vie de célibataire. Cela dit, si tel est son choix, Corne de Bouc ne peut rien n'y faire. Cependant, le trouble qui s'empare du jeune guerrier à la question de son mentor n'échappe pas à ce dernier. C'est comme si … comme s'il avait mit la patte sur un point sensible. Ce qui rend le vieux chat d'autant plus curieux.

Personne apparemment … Aha. Et toi ?

Personne, hein ? Étrangement Corne de Bouc a un peu de mal à y croire. Mais loin de lui l'idée de vouloir lui tirer les vers du nez. Si Raton Laveur ne veut pas s'étendre à ce sujet, alors le vétéran n'insistera pas. Le fait qu'il soit son ancien mentor ne signifie pas qu'il est obligé de tout lui raconter. Comme tout le monde, le nouveau lieutenant a besoin d'avoir son jardin secret. Et ce n'est pas Corne de Bouc qui va le lui reprocher.

Personne non plus. Et ça en sera ainsi jusqu'à mon trépas.

Une façon bien radicale de voir les choses, mais le vieux chat doit bien voir la vérité en face. Ce n'est pas maintenant, aux portes de la tanière des anciens, qu'il va trouver l'amour de sa vie. Tant pis pour lui, tout le monde n'a pas droit à la même chance. Tout ce qu'il espère, c'est que l'histoire ne se répète pas pour Raton Laveur …

Le courant est toujours passé entre les deux matous. Après un rapide calcul, cela fait une quarantaine de lunes que les deux se côtoient assez régulièrement. Voilà quelques temps que Raton Laveur n'avait pas prit de nouvelles de son ancien mentor, entre la naissance de ses filles, le secret et sa nomination de lieutenant, le matou ne savait plus vraiment où donner de la tête.

« - Personne non plus. Et ça en sera ainsi jusqu'à mon trépas. »

La réponse de Corne de Bouc n'étonne guère le masqué. Après tout, quel serait le vétéran sans son côté pessimiste ? Le gris ronronne et donne un coup de museau sur l'épaule de son aîné en ronronnant :

« - Peut être pas, mais au pire ce n'est pas bien grave après tout. J'ai hâte d'avoir un nouvel élève. C'est toujours un véritable plaisir de transmettre mon savoir. Il faut dire que j'ai eu un bon exemple … »

Le sourire de Raton Laveur veut tout dire : il taquine son ancien mentor. Le matou s'étire et se retourne sur le dos, les pattes en l'air, profitant des tendres rayons de soleil.