L'eau qui dort (avec Belle-de-Nuit) -end

Depuis quelque lunes, c'était à la fin du jour, que la Farouche dame faisait sa ronde du territoire. Seule la plupart du temps, elle savourait ces temps tranquilles, et savait que personne, au camp, ne l'agacerait, à son retour, à lui demander quelque chose : la plupart seraient installés au chaud dans leur tanière et auraient trouvé quelqu'un d'autre à qui déléguer leurs problèmes. A son âge, on n'aimait plus se sentir sous-fifre. L'immense majorité des Claniques, à commencer par cette meneuse, elle les avait vus naître et aurait même pu être leur mère. Oh, il en restait aussi quelques-uns qui l'avaient connue petite, mais de moins en moins. Toujours moins.

Bientôt peut-être, on aurait même oublié Matin Embrasé.

Perche Farouche, guerrière seule qu'elle était devenue, ne pouvait s'empêcher de trouver ça fou, que le temps passe si vite. Que Nuage Orangé soit déjà sur le point de changer de nom à nouveau. Que son histoire à elle se recouvre si vite de poussière. Désormais, on ne la voyait plus tellement comme cette vieille fille "difficile" qu'elle avait longtemps paru être, ni même comme la mère incompétente d'une bande de garnements. Non. Elle devenait juste une de ces figures honorables que personne n'avait jamais connue différente. Jamais elle n'était tombée malade, ni ne s'était montrée très sympathique avec les autres membres de son Clan. Elle se souvenait, rancunière, que tous lui avaient tourné le dos, autrefois, et s'étaient amusés à la caricaturer. Mais pourtant, elle comprenait, elle était forcée d'accepter qu'un jour viendrait où à son tour, elle deviendrait impotente. Ça lui faisait peur. Et ce secret était le mieux gardé de tous.

Interrompant sa ronde silencieuse au niveau des chutes, Perche Farouche étudia le ciel printanier, l'air, la lumière.

Au printemps dernier, dans de semblables conditions climatiques, elles s'étaient réconciliée avec Matin Embrasé, autrefois. Mais c'était alors l'aube et non le crépuscule. se souvint-elle. D'un seul coup, la nature tout entière s'était réveillée, et Perche Farouche, elle, avait admis sa lassitude. A cette époque, ç'avait été un scandale. Mais désormais, tout le monde s'en moquait.

Ils peuvent pas nous reprocher, à des vieux comme nous, de faire comme on faisait de notre temps. avaient-ils convenu alors.

Un peu rêveuse, Perche Farouche s'installa au bord du bassin des chutes. L'eau lui parut étrangement tiède. La journée avait été magnifique, pour une journée de printemps. Au fond d'elle-même, elle aurait aimé pouvoir parler à quelqu'un de ce genre de choses, anodines, banales, mais qui pourtant représentaient toute l'expérience qu'elle avait acquis, au fil de sa vie. Lorsqu'elle avait des apprentis, elle s'occupait d'eux le moins possible, et ne pouvait jamais vraiment tout leur dire. Et ses enfants... songea-t-il, en baissant son regard sur l'eau.

Aucun d'entre eux n'était encore capable de recevoir tout ça. Nuage Orangé, la pétasse, si douée qu'elle puisse être, manquait encore de patience. Nuage du Renard, cet emmerdeur, ne ferait qu'essayer de la convaincre qu'elle ne disait rien d'utile. Nuage de Goujon, le gamin, ouvrirait de grands yeux attentifs, mais oublierait tout en quelques secondes. Et Nuage Gris... Elle parlait des trois premiers sans se priver d'utiliser des mots vulgaires, mais toujours d'une façon affectueuse. Rien n'était plus tendre, venant d'elle, que d'être traité de pétasse, d'emmerdeur ou de gamin. Matin Embrasé, elle l'avait déjà traité de tous les noms possibles, justement car jamais elle n'avait aimé quelqu'un plus que lui. Mais Nuage Gris... Elle se sentait agacée, vraiment agacée, lorsqu'elle pensait à lui. Aucun mot ne lui venait vraiment. Et ça la frustrait peut-être, d'ignorer comment elle pourrait jamais le reprendre, ce petit qu'elle avait lâché autrefois.

Car Nuage Gris, il se demanderait, suspicieux : " Pourquoi tu me dis ça ? ". Et elle, elle ne trouverait rien à répondre à cette question.

" Aaah. " soupira Perche Farouche en profitant de ces instants d'immobilité pour s'étirer.

Et elle sentit que quelqu'un surprenait son soupir, quelque part. Relevant la tête et les oreilles, elle chercha qui, où. Et finit par trouver la réponse à ses deux questions. Elle se retourna alors vers l'eau, distraite, et lança, sans un regard :

" Bonsoir, Belle-de-Nuit. "

Elle eut l'impression que les feuilles et l'eau se mettaient à trembler, mais ne soupçonnait pas que c'était en fait elle, qui frissonnait, parce que cette eau n'était en réalité pas du tout tiède, mais glaciale. Tout comme le petit vent qui parcourait la nuit. La noiraude, quasi-invisible dans l'obscurité, était encore comme un écho lointain de réalité, au beau milieu du songe de la guerrière.

Car Perche Farouche au fur et à mesure qu'elle redécouvrait la solitude, était devenue très détachée du réel. "Bonsoir", "Très bien", "Merci", "Bonne nuit"... Elle ne disait jamais rien, sinon des politesses. De quoi, peut-être, perdre très lentement, et imperceptiblement, un peu de raison, un peu plus à chaque fois.

Le temps qu'il fallut à la peste en personne pour répondre acheva de convaincre la guerrière qu'on ne venait ici que pour la faire chier. Elle soupira, sans dissimuler sa lassitude, tandis que la noiraude reprenait :

" Perche Farouche. "

La guerrière s'était souvent permise de faire appel à la marraine de ses petits, pour les surveiller, à l'époque où il fallait encore les surveiller. Autant parce que son rôle de mère l'avait souvent lassée que parce qu'elle soupçonnait que tous les quatre aimaient bien Belle-de-Nuit, et qu'elle, les aimait bien également. Mais malgré cette utilité certaine qu'avait été celle de la gamine, Perche Farouche n'avait jamais vraiment fait semblant d'ignorer cette animosité qui les liait.

La guerrière ne voyait en elle rien d'autre qu'une sotte, une cervelle de souris qui n'avait jamais seulement essayé de se demander pourquoi les choses étaient ce qu'elles étaient. Une gamine qui préférait, comme tous les autres gamins du monde, se convaincre systématiquement que la misère était toujours imputable aux autres, mais jamais à soi-même. Oh bien entendu, Perche Farouche était consciente qu'elle avait rendu Mat malheureux, dans ses derniers instants, et elle savait aussi que sa façon d'approcher ses petits n'avait pas forcément été celle d'une mère parfaite.

Mais existait-il vraiment une mère parfaite ?

" J'aurais pu venir te dire à quel point Nuage du Renard est un bon novice et que Nuage Gris deviendra un guerrier très spécial mais j'sais bien que t'en as clairement rien à foutre donc venant en directement au fait si tu veux. Je viens pas cracher sur le fait que t'es une mauvaise mère puisqu'en soit tu t'es toujours débrouillée de justesse, enfin avec certains. Tu sais très bien de qui je veux parler Perche Farouche, on va pas tourner autour du pot, on est pas potes toutes les deux. " s'excita la noiraude, toute seule.

Perche Farouche n'essayait même pas de croiser son regard. Les flots étaient tellement plus absorbants...

T'as qu'à dégager et me laisser tranquille, si tu n'as rien à me dire. Je ne veux pas t'entendre, de toute façon. rétorqua la Farouche dame, intérieurement.

Mais pour son plus grand malheur, Belle-de-Nuit fit tout le contraire, et s'installa, elle aussi, auprès de l'eau. Comme pour s'assurer qu'ici, jamais Perche Farouche ne trouverait la moindre paix. Il y eut un nouveau soupir, profond, inutile, puis la guerrière fit mine de se relever. Mais elle se sentait trop lourde, trop fatiguée. Tant pis, elle parlerait ici.

" T'es quand même une sacrée emmerdeuse. " finit-elle par lâcher, avec un demi-sourire. Ce n'était pas une insulte, mais plutôt, au contraire, un aveu. " Et t'es bien naïve, aussi, si tu t'imagines que tu te comportes comme il l'aurait souhaité. Enfin bon, rien ne te force à essayer de le rendre fier... Il n'était que ton premier mentor, et... tu le connaissais très mal. "

Mystérieuse, Perche Farouche en restait là, et fixait la surface de l'eau. Comme il y avait du courant, même lorsqu'on n'y touchait pas, elle restait trouble, ondulée. Mais à cette heure où la seule source de lumière était la lune, voilée derrière quelques nuages, on jurerait pourtant que le bassin était lisse et immobile. D'ailleurs, elle ne faisait aucun effort pour maintenir sa patte immobile dans l'eau. Les forces n'étaient plus seulement invisibles, elles étaient impossibles à deviner.

" Au fond, c'est un peu triste. Pour nous, pour toi... "

Enfin, elle fit sortir sa patte de l'eau glaciale. Un vieux réflexe qui avait tardé à s'activer, sans doute. Elle ne se rendit même pas compte qu'elle enfouissait cette patte sous les poils douillets de son thorax.

" Dommage... "

De loin, on aurait pu lui trouver un air cynique ou triomphant, mais en réalité, Perche Farouche faisait cette nuit-là bien piteuse mine. Elle n'était plus qu'une guerrière sincère et triste, qui parfois, tout le temps même, s'évadait dans un monde coloré de souvenirs et de regrets.

C'était sa nostalgie. Et Patte Grise y avait, étrangement, toujours été plus sensible que n'importe qui d'autre. Au point de lui poser, tout chaton, des questions douloureuses. Mais où était-il, ce petit Patte Grise ? Elle ne l'avait pas vu depuis une éternité. S'était-il encore sauvé ?

Langue de vipère que cette petite teigne. Elle ne pouvait décidément pas s'oublier un centième de seconde, et semblait prendre plaisir à l'accuser de tout, et de plus encore.

" Effectivement c'est bien plus triste pour toi, tu te retrouves seule en fin de compte. C'est bien plus intéressant de vouloir rendre le vioch' fier de là-haut, ça donne la motivation de se bouger le cul et au final, ce qui en reste c'est ses gosses. Et on ne peut pas dire que je les connaît très mal, n'est-ce pas.
- C'est pas ce que j'ai voulu dire... " soupira Perche Farouche, excédée. Elle se demandait si Belle-de-Nuit méritait vraiment qu'elle la redresse. Ne fallait-il pas mieux l'abandonner, la laisser seule, avec sa haine inutile, et espérer qu'elle finisse par comprendre dans la douleur ce qu'il y avait de tragique dans cette vie ?

Ses protestations semblaient si veines...

" Je pourrais dire que l'on connaît toutes les deux une partie de lui que l'autre ne sait pas, mais j'en sais foutrement rien et ça m'est complètement égal. Il m'a confié quelque chose à faire et tu es bien contente que je puisse m'occuper de tes gosses, je transmets son enseignement et c'est tout. Je vois pas le problème.
- Je vois bien, ma chérie, que tu vois rien ! " coupa la guerrière, acide. Un peu de Farouche se mettait à briller dans son regard. Pour la première fois depuis un moment, déjà.

Quand elle disait "ma chérie", en général, c'était mauvais signe.

" Tu perds ton temps, et tu te noies dans des problèmes stériles que tu ne devines même pas. Si tu veux tout faire pour que ces petits ressemblent à leur père, tu dois commencer par leur ôter le goût de vivre, et leur faire croire qu'il n'y a que dans la grotesque petite image qu'ils sont capable de renvoyer aux autres qu'ils peuvent trouver un semblant de satisfaction. C'est vraiment ça, que tu leur souhaites ? "

Désormais, elle se sentait impérieuse. En elle se réveillait cette froide férocité qui avait, jadis, brisé en miettes les espoirs de son roux prétendant. Cet échec-là n'avait jamais été naturel, ni même évident. Elle aurait dû deviner quel sort les attendait, si elle continuait de fuir. Mais on le lui avait adroitement caché. Lorsqu'on lui avait dit : " ce type est un fainéant, un imprudent, un bon à rien ", on ne lui avait en fait jamais rien dit. Mais les mots étaient devenus réalité à la seconde où Perche Farouche avait fait de Matin Embrasé ce fainéant, cet imprudent, ce bon à rien qu'il aurait pu ne jamais être. Ils n'avaient pas su échapper, ni l'un ni l'autre, à leur propre caricature. Et bien entendu, ils ne s'en étaient rendus compte que trop tard. Seulement le printemps d'avant. Alors que la mort et le déclin se rendaient déjà visibles. Et leur malédiction, elle était tenace. Elle leur survivait, à travers la cécité de Belle-de-Nuit, à travers les regrets de Perche Farouche, à travers, enfin, les quatre pauvres petits.

" Mat et moi, on aurait voulu les libérer de... de ça... leur donner ce que nous n'avons jamais su saisir. Leur donner des vrais guerriers, en exemple. Et toi, tu leur présentes leur pauvre père comme un génie... "

La guerrière se sentait perdue, hagarde. La même malédiction menaçait de torturer ses petits, alors qu'elle avait toujours essayé de ne pas les confronter à elle.

" Oublie-le. Oublie-moi avec. Et si tu n'y arrives pas, oublie nos petits. Nous sommes vraiment dans... dans un Clan d'abrutis, tu sais, mais... Les gens vivent très mal, lorsqu'ils y sont confrontés. "

Un Clan d'abrutis, oui. Perche Farouche n'oubliait pas sa propre naïveté, la façon dont elle avait écouté ses parents trop ambitieux qui ne la conduisirent jamais qu'à sa propre misère pour l'y abandonner lâchement. Elle oubliait moins encore ces chuchotements, ces rumeurs insupportables qui l'avaient privé d'une véritable existence. Les guerriers prétendent qu'ils se soutiennent entre eux, mais le Clan, lui, les pousse aussi à se jalouser, à se concurrencer, à se mettre des bâtons dans les pattes, à s'entretuer sans raison jusqu'à en placer certains dans la pire position possible : celle des infréquentables, où se regroupaient les chats glacés et grotesques, dont on se foutait du moindre geste.

Il avait suffi que la tigrée parle pour que son acidité retombe, ainsi que son énergie. De nouveau elle était lasse, égarée. La nuit l'emportait peu à peu.

" Et toi, si je venais te demander d'abandonner des chatons que tu adores à cause de connerie de leurs parents, t'accepterais ? " Abandonner... que tu adores... c'est toi qui le dis, ma grande. " Même sans savoir de quoi je parle ? Tu comprends bien qu'à mes yeux tes propos sont d'une stupidité exécrable. Cependant... "

Elle était trop automatique. Ses jeunes yeux voyaient les choses en surface, mais restaient aveugles face au danger réel.

" Cependant, je ne crois pas t'avoir déjà vu dans les parages lorsque j'étais avec mes neveux alors comment peux-tu affirmer que je leur présente leur père comme une étoile ? Tu vois bien.
- Arrête un instant. On se doute bien du genre d'accueil auquel Pluie Battante a eu droit... " essayait de protester la guerrière. Mais faiblement, non sans mollesse. Là où au contraire, la petite lui faisait l'impression de ne jamais parler, mais juste de gueuler.

" Je n'ai jamais parlé de Matin Embrasé aux chatons, je n'ai pas non plus clamé sa grandeur à Nuage du Renard lorsqu'il est devenu mon novice. Je lui enseigne juste ce que m'a transmit mon mentor et manque de bol pour toi c'était lui. Mais le jour ou ils me demanderont d'en parler, je ne mentirais pas sur lui. Je n'essayerais pas de le faire voir comme le guerrier tout puissant qu'il était mais comme le miséreux matou qui a réussi à faire de moi une guerrière. Il n'y aura rien d'autre Perche Farouche, si t'as envie d'ouvrir ta gueule sur mes choix et bien sache que ça ne m'intéresses pas tes histoires avec lui.
- T-tu ! " voulut la couper la Perche, qui essayait de rendre son regard farouche à nouveau. Mais ça échoua, au début.

Belle-de-Nuit savait être piquante, et peut-être bien que ça prenait l'aînée au dépourvu.

" Traite-moi d'écervelée autant que tu voudras, je suis la marraine de Nuage de Goujon, Nuage du Renard, Nuage Gris et Nuage Orangé, le fait qu'il soit les enfants de Matin Embrasé n'en font pas juste "ses enfants". Ils ont un caractère précis et bien à eux, c'est pour ça qu'ils ne marcheront pas sur vos traces comme moi avec mon père. Tu devrais un peut te fier en tes gamins, ils sont plus coriaces que tu ne le crois, même dans un stupide Clan. "

Et voilà comment, même elle, à sa façon, semblait de fil en aiguille passer pour une mère poule, qui se méfiait de choses ridicules, qui se faisait trop de souci pour rien. C'était si inattendu, mais d'une certaine façon, si juste, que Perche Farouche se sentit quelques instants décontenancée.

Mais voilà. Ses petits n'étaient pas prêts. Pas assez prêts Elle avait particulièrement peur pour Nuage Orangé. Guerrière, bientôt. Elle s'imaginerait peut-être que le plus dur était fait, et que le reste serait évident. Que les vieux cons qu'elle côtoierait lui chercheraient de bonne grâce une place agréable. Ou qu'ils se laisseraient défier sans rien dire. Ou même qu'ils essaieraient vraiment de la conseiller judicieusement. Nuage Orangé était trop sûre d'elle, trop déterminée aussi. Trop imprudente, trop hâtive, trop belle. Elle attiserait des brasiers ardents, volontairement, mais aussi sans en avoir conscience. Et sans soupçonner non plus que chaque regard pouvait devenir impitoyable. Il suffirait d'un seul malheur pour que le cercle se ferme définitivement, et un malheur, ça arrivait toujours. C'était la plupart du temps ça, le monde du spectacle.

Pour ne pas se laisser emporter par la frayeur, Perche Farouche eut besoin de sentir un peu mieux qu'elle était bien sur de la terre ferme, et se mit, un peu comme la marraine, mais sans se donner d'airs menaçants, à balayer la poussière autour d'elle.

" Et bien avec ça... " grinça la mère, ironique. Ils sont à peine dans la merde. " Tu mériterais d'être encore apprentie ! Halala... Quel gros naze... "

Tout n'était déjà plus que mise en scène, mais mise en scène crédible. Car il restait encore quelque chose à prouver.

" 'rof et puis t'as raison. Comme aurait dit l'autre, chacun ses emmerdes, hein ? On les fout dans le torrent déchaîné, et on regarde. Peut-être qu'ils apprendront tout seul, si on leur montre rien. Et puis de toute façon, s'ils valent rien, autant qu'ils meurent maintenant plutôt que demain, hein ? A quoi ça sert, de s'inquiéter pour eux, au fond ? Maintenant qu'ils sont grands, c'est le problème de personne, hein ? Déjà, qu'est-ce qu'on s'en fout, que petits, on les déteste déjà ! C'est bien leur faute, s'ils sont moches et cons, tout à la fois ! "

Et la voilà devenue, cruelle, hypocrite et impitoyable créature manipulatrice qui ne semblait avoir d'autre but dans la vie que se moquer, cyniquement, de phénomènes tragiques dont elle était directement responsable. Son jeu ne s'arrêtait pas là. Elle se redressait et commençait à regarder Belle-de-Nuit avec toujours plus de gausserie et de caricature dans le comportement.

" T'es bien d'accord avec moi, quand même ! Enfin ne va pas crore que ton avis m'intéresse, car au fond, ton avis, c'est comme le reste, je m'en fous. Il n'y a que moi, moi et moi dans le monde, et des morts dont je me fous, je causais parfois à certains d'entre eux, d'autres, je leur ai fait les yeux doux, juste pour moi, et puis il y a quelques autres pauvres types qui sont encore comme moi, et d'autres, enfin, des gamins dans votre genre, qu'on s'amuse beaucoup à laisser seuls, comme ça, avec leurs douces rêveries. Vous voyez même pas qu'on se fout de vous depuis votre premier souffle, et puis comme ça, un jour, hop, c'est l'illumination. Vous découvrez que la trahison, ça existe, et souvent parce qu'elle vous tue. Et au moment où on vous a égorgés, ça y est, vous comprenez tout. Vous vous mettez à les détester, tous ces pourris qui ne vous prenaient jamais au sérieux. Vous les haïssez, vous les méprisez, et c'est même pire, d'ailleurs, mais à quoi bon, puisqu'il est déjà trop tard. "

Perche Farouche semblait prête à poursuivre son récit, sa caricature vivante, pendant des jours et des jours, mais elle finit par s'interrompre, toisant la jeunette avec ironie d'abord, puis, plus sérieusement, avec une simple, indulgente et théâtrale malice. Je me suis bien moquée de toi. La tigrée, au fond, ne détestait pas la noiraude, et n'était même pas en colère. Elle essayait juste de lui faire sentir la profondeur de la différence qui existait, entre le monde des grimaces passionnées et celui dans lequel battaient vraiment les cœurs. Entre l'idée que trop facilement, on se faisait des autres, et l'acceptation simple d'une part de mystère et de secret. Ce que l'on ignore existe au moins autant que ce que l'on sait. Et je peux te dire, ma chérie, que tu seras toujours incapable de me juger correctement tant que tu resteras incapable de m'apprécier, même un peu.

" Fais-moi plaisir, Belle-de-Nuit, et accepte un conseil, un seul. " se mit à supplier la guerrière tigrée, achevant de briser ce qu'il subsistait encore du précédant décor.
" Sois sûre qu'on leur accorde tout le temps qu'il leur faut, et même d'avantage. " Puis, comme pour se justifier : " Rien n'est plus important. "

Elle n'osa pas ajouter " Même pour moi ". Mais elle releva un peu la tête pour se montrer mieux.

Spoiler:

La petite avait eu le bon goût de ne pas tomber complètement dans le piège et de garder, par rapport à lui, un semblant de recul. Elle riait, et ce rire faisait plaisir à entendre. Les petits sont mal barrés, mais tout n'est pas non plus perdu.

" Au final, toi aussi Perche Farouche tu est une bonne grosse emmerdeuse. On l'est toutes les deux à notre manière, n'est-ce pas ?
- Je dirais plutôt : " avec plus ou moins de manière ". " rectifia, finaude, celle qui n'avait que trop peu longtemps pu faire la maligne, dans sa vie. On ne pouvait se le permettre qu'en assez fine compagnie, et Mat était bel et bien mort.

C'était au tour de Miss Chiasse, de se sentir fatiguée. La nuit était tout à fait là, et c'était difficile de suivre des yeux la silhouette de la cadette. Mais on pouvait la sentir sans trop de mal.

" Tu te trompes parce que tu crois que je ne suis qu'une petite guerrière innocente. J'ai compris la merde qui se tramait dans cette forêt le jour ou j'ai visité le Clan du Tonnerre par mégarde, là ou j'ai vu crever la première personne, sans rien faire. Je ne juges pas tes actes d'Antan mais pour ma part, je pense que tes fils ont besoin de quelqu'un à qui se raccrocher le jour ou ils tomberont. Même en essayant d'apprendre l'école de la vie à Nuage du Renard comme je peux, tu sais très bien comme moi que c'est sur le terrain que l'on apprend le mieux ce qu'est la véritable vie. Et le jour ou ils se heurteront à cette réalité qui sera là pour les rattraper ?
- Personne. La pitié n'existe pas, dans la véritable vie. " murmura la Perche.

Si jamais son Goujon de fils se laissait une seule fois séduire par un piège sucré... Il serait tout simplement détruit, ou morcelé. Laissé dans les deux cas méconnaissable et déformé à tout jamais. Si jamais le jeune Renard succombait à l'envie d'être mieux regardé... Il risquait de ne plus pouvoir être seulement regardé. Jusqu'à la fin.

Et Nuage Gris n'était-il pas déjà pris dans un autre de ces jeux morbides ?

" Même en devenant guerrier, nous sommes encore des gamins. Je ne vois pas ce qui m'empêche de les confronter une fois qu'ils auront leurs noms de guerriers. La preuve je preuve je me fais rabâcher par une vieille alors que mon baptême remonte à quelques lunes déjà... Enfin pas temps que ça. "

Le coup d’œil moqueur de Perche Farouche, à cet instant, semblait dire " Tu t'attends encore à grandir, mais c'est fini, ma pauvre. Les lunes t'écraseront vite. "

" Si tu ne me crois pas capable de faire quelque chose, surtout sur les 2 plus tumultueux, tu n'auras qu'à allez leur apprendre ce qu'est la vie. Après tout t'es leur mère. "

Les "deux plus tumultueux", c'était donc comme ça qu'on les voyait s'étonna-t-elle intérieurement, en comprenant par là qu'on renvoyait seulement le Renard et son complice blanc à leurs méfaits communs. Rien là n'était pourtant bien évident, au fond. A eux quatre, ses petits avaient toujours été un peu chaotiques. Mais une petite frontière semblait s'être dessinée, et cette frontière regroupait Nuage Gris et Nuage du Renard.

" C'est ça, oui ! Ton apprenti ne m'écoutera que lorsque j'aurai fini de parler. " ironisa la guerrière, que la suite mettait pourtant pas vraiment à l'aise. " Et Nuage Gris... " voulut-elle reprendre, consciente que peut-être, elle abordait pour la première fois le nœud d'un problème terrible : " Ça l'effraierait. "

Elle avait le sentiment déplaisant d'effrayer le gringalet au moins autant que Mat avait pu, jadis, effrayer le Goujon. Et ce depuis la même époque.