"Je vois mon futur aussi bien qu'un aveugle" | Nuage Silencieux - end

J'aurais dû voler au dessus des autres, avec un nom de Nuage. Mais j'ai gardé celui d'un chaton pathétique. Pathétique, c'est le mot.
J'aurais dû me battre, chasser, courir, sauter, t u e r. Mais pour l'heure, je veux maman.
Nuage de Foehn et Nuage d'Alizé sont partis. Il ne reste plus que moi à la pouponnière, seule. Pour me punir, Tâche d'If m'a pris maman.
J'ai dans la tête le bruit de l'orage et sa foudre qui tombe près de moi et du monstre qui frappe maman - qui la frappe violemment par ma faute ma faute ma faute ma faute ma - Dans ma tête seulement, évidemment, je n'ai plus qu'une oreille pour l'écouter. C'est un écho qui torture. Un sifflement qui raisonne sans s'arrêter nuit et jour jour et nuit sans cesse il siffle et ne se stoppe jamais.
Elle va bien, elle est vivante. Elle respire, son poitrail se soulève ce n'est pas un cadavre.
Comme Plume Colorée et Coeur de Givre.

C'est la nuit, tout le monde dort. Mais le Clan est calme, enfin. Il n'y a plus ce bruit et cette agitation constante et angoissante qui m’é t o u f f e et je suffoque.
Quand le soleil brille, je reste en boule dans un coin. Patte Lunaire et moi, on fuit le soleil, mais pour des raisons différentes.
Je dors le temps que le temps passe. Que le bruit se taise et devienne silence.
Silence. J’idolâtre le silence. Adieu ce contraste qui rend fou, ce brouhaha incessant d'un côté de ma tête.
Juste la nuit, les étoiles, les chouettes, moi, et ce sifflement infernal qui ne s'arrête jamais.
C'est ma punition.

Mon pelage blanc n'est pas discret dans la nuit, petite étoile perdue au beau milieu de la prairie. Petite étoile déchue tombée du ciel. Non jamais, jamais je ne pourrais devenir une étoile.
Mon rêve a été écrasé par ce monstre, au même moment où il l'a fait avec maman.
Courir me terrifie. Je n'ai plus d'équilibre. Combattre me glace le sang. Mourir m'angoisse. Même vivre me fait peur.
Je vois mon futur aussi bien qu'un aveugle.

Devant l'antre maudite je m'arrête, et je me tapis au sol. J'aperçois maman au fond. Elle dort, sans doute. Les plantes ont dû l'assommer. Je n'ai pas encore osé aller la voir. Comment pourrais-je la regarder en face?
Est ce qu'elle me déteste, maintenant? Est ce qu'elle m'en veut? L'ai-je perdue, pour toujours et à jamais? Je n'ai même pas la fierté de pouvoir chasser pour elle.
Alors en attendant, comme tout les soirs, je reste là et je l'observe. J'aimerai pouvoir fermer les yeux et l'entendre respirer, mais il n'y a rien d'autre qu'un lointain bruit de vent frais contre l'herbe sèche et ce sifflement incessant. J'utilise mes deux yeux pour voir. Elle respire. C'est l'essentiel.

Non loin, il y a Silence.
Silence. Je déteste le Silence.
Enfin, non. Je ne le comprend pas. Saura-t-il soigner maman? Aurais-je le droit de lui en vouloir, si elle doit rejoindre les étoiles? Car c'est ma -
ma faute.

Que faire? Rien. Prier peut-être? Les Étoiles sont-elles là, à nous regarder? Tâche d'If les a-t-elle retournées contre nous?
Elle n'a même pas son nom d'Étoile. Je l'aimais. Maintenant je - non, ne le dis pas.

Et dans le silence, je reste là, collée contre le sol froid et humide, à veiller de loin, faible et inutile.

Étrangement, c'est quand Silence s'avance que le silence est brisé.
Je ne l'avais pas entendu venir, ayant conservé l'habitude de réagir à ce que je pouvais entendre. Maintenant, je ne peux plus vraiment entendre.
Alors c'est seulement lorsque Nuage Silencieux s'extirpa de son antre et que mes yeux se posèrent sur cette fine masse blanche que je réalisais qu'il était là.

Je ne connaissais pas Nuage Silencieux. Ou alors, juste en tant que membre du Clan du Vent. Il m'arrivait de le croiser, de le consulter de temps en temps, lorsque cela s'avérait nécessaire, mais ce n'était jamais de bon coeur.
Je n'aimais pas sa tanière et son odeur de plante envahissante. Je ne l'aimais pas non plus.
Pas à cause de ce qu'il était, de son caractère ou de son apparence. Encore moins car il était celui qui m'avait dit que mon oeil bleu me ferait perdre l'audition.
Non.
Il avait laissé mourir Plume Colorée et Coeur Givré. Et ça, je ne lui pardonnais pas.
Ces morts là, il ne m'en restait que mes souvenirs terribles et déformés de chatons. Une réalité malgré-moi faussée. Mais elle était à mon sens plus vraie que nature.
Nuage Silencieux, incompétent et feignant, préférant les regarder mourir tour à tour.

Depuis, je n'avais jamais porté les guérisseurs dans mon coeur. Quels qu'ils soient. La dernière guérisseuse en date était une traitresse qui avait fuit, le guérisseur précédant avait été tué et n'avait même pas su se défendre, et tout ce qu'il restait était un apprenti mal formé.
Ce que j'en avais retenu, c'est qu'il s'agissait de guerriers en devenir ratés, qui, à défaut de pouvoir faire quoique ce soit d'autre, restaient seuls loin de tous dans une tanière puante à se nourrir du travail des autres.
Voilà pourquoi je ne les aimais pas.

Parce que je ne savais pas.
Je n'avais pas la vérité.
Mais comment faire autrement?

- Il n’existe pas de plantes guérissant les cris du cœur, j’ai pourtant cherché dans tout Cerfblanc…

Quelques poils de mon échine s'étaient dressés alors qu'il parlait. Il ne fallait pas grand chose pour m'irriter. Surtout pas en ces temps difficiles.
Mais je ne répondis pas, préférant garder le silence. Qu'y avait-il à répondre, de toute manière?
Nuage Silencieux esquissa un sourire, je détournais le regard. Je n'avais même pas envie d'essayer de comprendre.

- Toutefois... ... si la vérité fait parfois souffrir, elle peut aussi apaiser certaines douleurs, Patte Venteuse. Je l'ai appris ces dernières lunes.

Ah bon? Tu as appris quelque chose ces dernières lunes? avais-je envie de rétorquer. Mais mes paroles et tout son venin restèrent bloqués en travers de ma gorge. Les yeux rivés sur ma mère, Brise Argentée, je n'avais envie de penser à rien d'autre.

- Ta mère ne risque plus rien, elle s’en sortira.

Silence. Le vent souffle sur la lande et sur le camp, il m'arrache un frisson. Ma mère ne risque plus rien? Tant mieux. Elle me manque. Sa chaleur me manque. Mais je sais que je ne pourrais plus jamais l'atteindre.
Lorsqu'elle sera rétablie, elle ne retournera pas à la pouponnière. Cette dernière lune est destinée à être vécue en solitaire.
Je n'aime pas la solitude. Je déteste ça, à vrai dire. Le contact de mes soeurs, devenues Nuage d'Alizé et Nuage de Foehn, me manque également. Il ne reste plus que Patte Lunaire mais... ce n'est pas vraiment pareil. Elle aussi est seule. On est, toutes les deux, rongées par la solitude.

- Elle ne risque plus rien... soufflais-je au bout de longues secondes de silence. J'avais peur que tu la laisses mourir. Comme Plume Colorée et Coeur de Givre.

Ce sont des paroles sèches, mais il s'agit réellement là de mes craintes. Pendant des jours, depuis l'accident, l'idée de sa mort me déchire. Allait-elle finir comme ces deux défuntes? Allais-je rendre mes soeurs orphelines de mère, par ma faute? À cause de ma bêtise?

- Dis, poursuivais-je pour me changer les idées. Si elle ne risque rien après tout, inutile de ressasser de mauvaises pensées. Comment tu fais, pour vivre si seul?