Le miroir d'eau (avec Brasier Glacial) -end

Mes devoirs de mentor pour la matinée étaient terminés. Après avoir mangé un petit repas au zénith, n'ayant rien de mieux à faire et pas vraiment envie de rester au camp, malgré le climat de moins en moins plaisant qui régnait sur la forêt, je décidai d'aller faire un tour. En classique chat du Clan de la Rivière, je me dirigeai naturellement vers la rivière. Je prêtai peu d'attention au chemin, ayant plus envie de me détendre un peu qu'autre chose. Petit à petit, me rapprochant de la rivière, j'entendis le son de l'eau, de plus en plus fort. Mais il n'y avait pas que ça. Je n'étais pas le seul à avoir eu pour idée de venir ici apparemment...

"...du tout Nuage Gris, regarde ! Tu devines qui, qui je suis ?"

Je m'approchai un peu plus pour mieux voir et entendre, assez discrètement pour ne pas déranger le jeune chat qui semblait parler à quelqu'un. Lorsque je fus assez proche, je distinguai Nuage Gris. Penché au-dessus du cours d'eau, il ne parlait en fait qu'à nul autre que... son propre reflet.

"Mais c'est faciiiiiiilèh, regarde ! Blleleleleleleleleeeeeeu ! Je suis débiblleleleleleleleleleeleeeeeeu ! Alors ? Tu vois bien ? Blleleleleleleleleeeeeeu ! Oui ! C'est ça je suis ! Je suis P'itèh Débilèh !" dit-il à lui-même sur un ton des plus absurdes qui soit. Il semblait caricaturer quelqu'un d'autre, même si je ne voyais pas bien qui ça pouvait être, juste comme ça. Quoi qu'il en soit, le jeune apprenti continua de jouer son rôle, une comédie qu'il jouait pour lui et lui seul, toujours avec ce ton si ridicule. "Mais bon t'as beau connaîtrèh mon nom tu peux pas comprendèh ! Juss paske t'es trop bête en faitèh ! Bèh ouiiiiii ! P'itèh Débilèh c'est moi mais toi t'es P'i Abruti-èh et t'es beaucoup plus P'i que moi ! Pire qu'un Pi-èh ! Et en plus t'as pas d'humourèh ! Et moi je suis belle d'abord, alors que toi tu pues t'es mochèh."

Un peu amusé mais assez confus, je décidai qu'il était temps pour moi de faire sentir ma présence à mon jeune cousin. Je me demandais bien comment il allait y réagir. Je m'avançai vers lui à pas légers mais pas tout à fait silencieux, mon but étant de m'arrêter à côté de lui près de l'eau. À mi-chemin, il se rendit enfin compte de ma présence et se tourna vers moi pour me dire bonjour, à sa façon.

"Saluuu-èh !" me dit-il avec un clin d'oeil, en conservant son ton, quoiqu'à peine plus hésitant, m'a-t-il semblé. Il ne devait pas trop s'attendre à être dérangé. Je n'eus même pas le temps de le saluer à mon tour qu'il continua directement avec un petit commentaire : "T'es pas bavard, tu sais !"

"Oh, je sais bien," lui répondis-je, neutre comme toujours, "mais d'un autre côté je ne parle pas tout seul en regardant mon reflet dans l'eau. Bonjour, Nuage Gris." Je m'arrêtai au bord de l'eau quelques instants, et me baissai pour boire quelques gorgées. Une fois désaltéré, je me redressai, prêt à reprendre la discussion - puisque de toute façon, Nuage Gris ne me laisserait sans doute pas partir sans rien dire. J'étais venu chercher du calme, c'est vrai, mais finalement ce n'était sans doute pas plus mal de faire connaissance avec l'un de mes jeunes cousins.

"Ça me rappelle un peu Matin Embrasé, tu sais. Lui non plus ne savait pas s'empêcher de faire l'andouille à tout bout de champ, même quand il aurait dû être sérieux." commentai-je, espérant déclencher une réaction chez l'apprenti, qui n'avait pas tant connu son père, mon oncle. Peut-être était-il encore un peu jeune pour se poser des questions sur ses parents et ancêtres, mais s'il s'y intéressait, je me ferais un plaisir de lui répondre. J'attendis sa réaction, le visage détendu, mais pas souriant pour autant.

Le jeune apprenti me regarda simplement boire quelques instants, sans rien dire. Quand j'évoquai le souvenir de Matin Embrasé, son père, j'eus l'impression d'avoir un peu piqué sa curiosité. En même temps, il n'avait pas dû le connaître bien longtemps, et sur la fin de sa vie, le guerrier n'était pas dans son meilleur état... Ça ne m'avait pas plu, de le voir comme ça, malade, en train de se laisser mourir doucement, et manifestement, ça ne lui avait pas beaucoup plu qu'on le voie comme ça non plus.

"Il jouait beaucoup, oui. Mais pas tout le temps." répondit Nuage Gris, encore de bonne humeur. "Tu sais qu'à la fin on n'avait plus le droit d'aller le voir ?" Oui, je savais. D'ailleurs, je me demande bien si l'interdiction venait seulement de la mère, ou si lui non plus ne voulait pas que ses enfants le voient dans son état, si misérable. Ça ne m'aurait pas étonné. Même si je n'avais pas pu trop lui parler à la fin, Matin Embrasé s'était beaucoup assombri en apprenant sa maladie. Je ne pouvais pas lui en vouloir, évidemment. Je répondis ce que j'en pensais au jeune chat : "Oui, je sais. D'un autre côté, je ne suis pas sûr qu'il aurait aimé que vous le voyiez dans cet état. Il... Il n'aimait pas qu'on le voie comme ça. C'était si différent de tout ce qu'il avait été."

Me tournant vers Nuage Gris, je le fixai du regard, mais pas d'une manière hostile. Juste un contact visuel un peu insistant. Je pris le temps d'évaluer son expression, qui se voulait encore innocente, assez joyeuse. Après notre première "rencontre" hors du camp, je savais qu'il était capable de maîtriser ses expressions, alors il pouvait totalement garder un petit sourire juste pour ça. "J'ai quand même pas trouvé ça très normal d'interdire à des chatons d'aller voir leur propre père, mais ce n'était pas à moi de choisir." Puis connaissant un peu Nuage Gris, je doutais qu'une simple interdiction l'ait empêché de faire ce qu'il voulait. Je ne pouvais que supposer, mais s'il était aussi curieux que ça à propos de Matin Embrasé, peut-être était-il allé le voir quand même. Je ne pris pas le risque d'essayer de deviner s'il l'avait fait ou non. Pour l'instant, je me contentais de garder une expression détendue, mais sans sourire, ni autre vraie trace d'émotion.

Nuage Gris me dirait ce qu'il voudrait, c'est tout.

C'était avant tout un choix, de ne pas laisser passer de message par l'émotion, mais uniquement par les mots. Ça avait ses bons côtés - au moins, on ne risquait pas de mal interpréter ce que je disais - mais ça avait aussi le don d'installer le malaise chez certains, et je le savais. En ce moment, je me demandais ce que pouvait bien en penser le jeune félin. Il n'avait pas l'air plus troublé que ça, mais on ne pouvait pas se fier uniquement à ses yeux quand on parlait à d'autres chats. J'étais bien placé pour le savoir.

"Ma maman elle nous disait que c'était interdit de chez interdit et que si on y allait elle ne s'occuperait plus de nous. Et puis Petit Goujon et bien il avait peur de lui."

Entendre Nuage Gris parler des dernières lunes de son père comme ça m'attristait beaucoup. C'était quand même terrible d'avoir séparé Matin Embrasé de ses petits, même si j'étais persuadé que lui-même préférait ne pas trop les voir, vu l'état dans lequel il était peu avant sa mort. Mais plus que tout, j'avais l'impression que l'on devait une explication à Nuage Gris et à ses frères et sa sœur. Je ne prétendais pas détenir la vérité absolue sur le sujet, mais je pourrais au moins contribuer à compenser l'injustice qui leur a été faite durant les premières lunes de leur vie.

"... Peut-être voudrais-tu que je te parle un peu de lui, alors. Juste ma perspective..." repris-je plus doucement, avec une pointe d'empathie, avant de continuer en fixant son regard aux reflets bleutés, "De cousin à cousin." Il y avait beaucoup à dire sur son père, mon oncle, et là non plus je ne prétendais pas tout savoir de sa vie, mais il y avait des choses importantes, et je ne voulais pas que ses chatons aient une image de lui qui ne collait pas à la réalité. De tous nos camarades morts, on ne peut que se souvenir, et c'est notre devoir de ne pas laisser ce souvenir s'effacer - ou du moins, ne pas s'effacer trop vite.

Je réfléchissais à ce que je pourrais raconter au jeune apprenti. Il avait le droit de connaître la vérité sur son père, aussi lui donnerai-je la mienne - mon propre point de vue sur Matin Embrasé, qui il était, et pourquoi il avait fini si seul.

"Parce que... Tu... Tu l'aimais bien ?"

Est-ce que j'appréciais Matin Embrasé ? Oui. Enfin, pas toujours, vu l'embarras dans lequel il m'avait mis parfois, mais oui. Cela dit, ça n'avait pas toujours été le cas. Pendant de nombreuses lunes, du fait de mon caractère, je n'avais pas vraiment été proche de ma famille, et lui et ses manières si souvent prétentieuses n'avaient pas aidé l'affaire. Mais on reste rarement indifférent face à sa propre famille. On les apprécie, ou pas, on les adore, on les déteste, mais on ressent toujours quelque chose, même si l'on prétend le contraire. Je répondis à Nuage Gris, continuant de me remémorer les moments passés avec mon oncle, l'air pensif.

"... Oui, je l'aimais bien, comme tu dis. Pendant longtemps je ne le connaissais pas vraiment, et je dois dire que son caractère, en surface, ne m'encourageait pas trop à lui parler. Il se comportait avec beaucoup d'arrogance. Il faisait des blagues tout le temps, et pas toujours de très bon goût. Tu peux sans doute comprendre pourquoi je me tenais à l'écart, vu mon propre caractère. Beaucoup ne le supportaient pas, d'ailleurs - ne parle surtout pas de lui à Douce Orchidée." Regardant l'apprenti dans les yeux, je rajoutai, histoire de bien lui faire comprendre que j'étais sérieux, d'un ton de glace : "Vraiment."

Je pris une petite pause, choisissant mes mots, avant de continuer sur un ton un peu plus doux : "Mais quand une de ses sœurs est morte, j'ai fait un pas vers lui, et j'ai appris à le connaître un peu mieux. Et j'ai compris que cette personnalité prétentieuse, qui faisait des blagues tout le temps, c'était peut-être plus une façade qu'autre chose. Peut-être. Je ne lui en ai jamais parlé, mais je l'appréciais plus que j'aurais imaginé avant de le connaître, en tout cas."

Je restai assis en face de Nuage Gris, le regardant m'écouter, et attendant d'autres questions, si l'envie le prenait. En tout cas, peu importe la question, je répondrais au mieux. Ils auraient dû connaître leur père eux-mêmes, il n'aurait pas dû mourir si tôt. Mais on ne choisissait pas la mort, alors aujourd'hui, c'était à moi de perpétuer la mémoire de Matin Embrasé, au moins pour quelques lunes de plus. Il ne serait pas si facilement oublié.

Spoiler:

Pendant quelques moments, j'eus l'impression d'avoir l'attention du jeune apprenti. Mais ce qui se passait réellement dans sa tête, seules les Étoiles le savent : le gamin cachait assez bien son jeu, du moins j'en avais l'impression. Après ces quelques moments, Nuage Gris commença une phrase, hésitant : "Ma mère elle ne parlait jamais de lui. Et Belle-de-Nuit, des fois, elle s'amuse à dire qu'on lui ressemble, mais... sans expliquer. Et..."

Nuage Gris ne termina jamais sa phrase, comme s'il s'était perdu quelque part, ou qu'il ne voulait pas rester sur ce sujet. Je pouvais comprendre. Sans l'avoir vécu moi-même, avoir un père dont on ne sait rien et qui était apparemment peu apprécié par le Clan, ça doit peser un certain poids sur les épaules. Poids que j'avais eu à supporter face à Douce Orchidée, il y a bien des lunes. Venant d'un chat, c'était déjà beaucoup, alors quand tout le Clan vous juge par votre famille... Je préfère ne pas y penser.

"Enfin bon !" s'exclama-t-il soudainement, comme se réveillant soudainement d'une sieste. La discussion allait tourner, je le sentais. Un chaton, ça parle rarement de choses sérieuses bien longtemps, et visiblement Nuage Gris ne faisait pas exception. Ses yeux, auparavant invisibles tant sa tête était baissée, était maintenant bien visibles, et bien brillants. Ce signe ne m'échappait pas, et je me préparai à recevoir une gaminerie dans la figure.

"Faut que je me dépêche d'en parler à... à ta chérie ! Hahaha ! On a compris tu sais, moi et Renard ! C'est ton AMOUREUSE !!!"

... Évidemment. Je soupirai doucement. Comment ne l'avais-je pas vue venir, celle-là ? Enfin bon. Ce ne serait pas les piques d'un chaton qui me feraient craquer. Personne dans les Clans n'est capable de me faire perdre la face avec de simples mots - sauf peut-être Douce Orchidée. Lancé dans son élan, il continua à se moquer comme le chaton qu'il était encore. "Alors alors ! Vous voulez vous... Vous marrieeeeer ?! Hahaha ! C'est pour que tu lui fasses plein de bisous-bisous ? C'est trop mignooooon !"

Avec ce même calme que depuis le début de la conversation, ce calme insondable par beaucoup, je lui dis tranquillement : "Félicitations, Nuage Gris. Toit et ton frère, vous êtes si observateurs que vous avez remarqué ce que tout le Clan a remarqué... une lune après eux. Vraiment, je suis impressionné." Qu'il perçoive mon sarcasme ou pas, peu m'importe. Cette conversation n'avait plus rien de constructif - sans doute avais-je surestimé la capacité du chaton à être sérieux, il tient de Matin Embrasé après tout ! Alors je fis demi-tour pour m'écarter du chaton, toujours aussi calmement, d'une démarche tranquille, en direction du camp.

En lui tournant le dos, j'ajoutai tout de même, toujours sur ce ton uniforme : "Cette discussion n'a plus d'intérêt. Je pensais que je pouvais parler de choses sérieuses avec toi, mais visiblement tu es trop jeune encore."