Ce que l'on sème [Feat. Nuage Scintillant] - end

Il se sentait un peu idiot. Certes c'est avec enthousiasme qu'il avait pêché un poisson, et c'est le pas léger qu'il avait traversé l'autoroute (après avoir regardé des deux côtés!) en l'amenant dans sa gueule, mais il n'avait même pas amené Ollie avec lui! C'était peut-être pour ça qu'il se sentait idiot - peut-être qu'Ollie lui aurait prévenu qu'amener un poisson près du territoire du Clan de L'Ombre était un terrible faux-pas aux yeux des claniques. Peut-être qu'il aurait plutôt du lui amener quelque chose de, de domestique-esque, genre, des croquettes, mais des croquettes, il n'en restait plus, et s'il en voulait d'autres...

Un frisson de dégoût prit l'abyssin de la racine de sa queue en lui montant toute l'échine, levant ses poils tiquetés, mi-longs pour l'hiver, qui retombaient comme en barbe de ses joues jusqu'à son menton blanc. Mieux valait mettre ce désagréable souvenir de côté - et puis, il avait beau grisonner du nez, il était encore fort! Et adroit! Et peut-être qu'un jour il descendrait l'autoroute jusqu'à la ville pour aller jeter un oeil au vieux foyer abandonné dans lequel il avait vécu plusieurs mois, à attendre. Attendre- il secoua sa tête, son oreille tiqua (et leur largeur rendit le geste tout sauf distrait) et il se regaillardit. Gonflé à bloc, l'abyssin avança une patte au-dessus du marquage odorant, avant d'immédiatement se dégonfler, se raviser, ramener sa patte vers lui et piler sur place.

Il ne voulait plus attendre, mais ça ne voulait pas dire qu'il devait se transformer en parfait malotru! Rusty! Il se soupira à lui-même, un grommellement rageur lui faisant serrer davantage les dents dans les écailles du poisson. Ce n'était pas parce-qu'il voulait voir Mimosa, son amie, ou Muguet sa fille ou Petit Crocs le frère de cette-dernière, ou même Monsieur Oeil Vert, qu'il pouvait se permettre de passer la frontière! Il ronfla du nez et se hocha la tête pour lui-même : effectivement, Rusty, tu vaux mieux que ça, et Rusty acquiesça, et Rusty se rappela d'un endroit en bordure du territoire du Clan qui était délaissé, car c'est là que sa vieille amie, qui avait été jetée hors du campement, et qu'on tolérait sur les terres, demeurait autrefois.

L'arbre creux - le pied nerveux, il longea le fossé qui séparait l'asphalte de l'autoroute des bourbiers de l'Ombre pour trottiner la queue haute, poisson en gueule, avant de descendre la dépression (se rappelant d'un souvenir qui le fit sourire) et remonter de l'autre côté où il y avait moins de marquages. La dernière fois qu'il y était, c'était l'automne, il s'en rappelait, et il s'était perdu, et il avait voulu de l'eau, et Madame Fée lui avait dit de boire la vase à ses pieds, et elle lui avait demandé ses yeux aussi car elle était vieille et sa vision était trouble, et au final, c'était lui qui l'avait raccompagnée à son propre logis.

Rusty considéra tristement sa carrure: depuis la canicule il avait perdu beaucoup de sa masse musculaire, même s'il avait repris un ou deux entraînements physiques pour ne rien perdre de son adresse, il comprenait, à petit feu peut-être, ce qui avait mené Madame Fée à un état physique aussi déplorable. Un regard à son épaule: les marques des griffes d'argent avaient complètement disparues. Un regard sur l'autre: celles de Tache d'If avaient rapetissées et s'étaient refermées, mais il voyait bien qu'elle ne partiraient jamais réellement.

Il se sentait un peu idiot, avec son poisson, ses pattes mouillées, sa queue haute en se dirigeant lentement vers l'arbre creux, mais il se le sentirait bientôt davantage car pendant que Rusty marchait le sentier de la peine qu'il avait vécu à la mort (maladroite, accidentée, subite) de sa vieille amie, Rusty était traqué.

Et un chat des villes, certes adroit, n'en échappait pas moins à l'expérience des chats de Clans.

Enfin, traqué, disons plutôt qu'on lui avait tendu un guêt-appens purement accidentel, car son traqueur - ou plutôt, sa traqueuse - se trouvait déjà à l'endroit où il se dirigeait. Et puis soudain surgit comme un diable de sa boîte une jeune chatte de même-pas un an qui se carra droit en face, les pattes dans la vase et les dents sorties, réprimandant Rusty:

— « De quel droit te promènes-tu sur les terres du Clan de l'Ombre l'inconnu ? Un chat domestique n'a pas sa place dans la forêt, que recherches-tu en t’aventurant ici, tout seul?

Domestique?... Il prit à nouveau un moment pour considérer son apparence, trouvant qu'il tirait plutôt d'un maigrichon vieillard-à-en-devenir que celle d'un chat au lustre en poil comme l'était (ce devait être une apprentie), devant lui. Son miaulement lui fit abaisser la tête et la reculer, mais surtout pivoter ses deux oreilles vers l'arrière, esquissant un mouvement de recul histoire de garder une distance raisonable entre elle et lui. En considérant son apparence à elle il se garda bien de lui faire la remarque qu'il trouvait étrange un chat du Clan de l'Ombre arborant un pelage si pâle. Tous les chats du bourbier qu'il avait rencontré étaient obscurcis de rayures tabby ou avaient le pelage sombre, comme feu Monsieur Houx, ou bien Nuageux Feulement. Oh non, c'est faux! : Queue de Serpent était un guerrier presque blanc hormis un casque tabby et sa queue qui lui avait valu son nom!

— Euh, eh bien je - » et ses commissures se crispèrent avec peine sur un sourire d'embarras, car il ne savait pas s'il était en sécurité de parler à cette apprentie.

Que devait-il lui dire? "Ma vieille amie vivait ici" ? Ou bien "J'amenais un petit repas pour une amie/ ou ma fille/ ou le frère de cette dernière" ou plus scandaleux encore "pour moi et Monsieur Oeil Vert"? Il n'allait quand même pas lui mentir! Rusty passa distraitement sa langue sous le poisson, dans un geste visant à reprendre contenance, et il fit mine d'essayer de se relever et se l'interdire, histoire de montrer à la jeune chatte courroucée qu'il ne lui voulait aucun mal:

— « ... C'est l'arbre de mon amie, il lui dit, et je sais qu'elle ne reviendra pas, mais je voulais juste--..., repenser à Madame Fée le soulagea un peu, et, sans le savoir, il s'était redressé sur ses pattes, portant d'yeux rêveurs, empreints de nostalgie, sur le vieil arbre creux où feue l'aînée fourrait autrefois toutes ses trouvailles végétales.

Il constaterait sans doute trop tard que cette réponse ne servait qu'à soulever plus de questions encore, s'occupant à grimper les noeuds du vieil arbre de ses yeux, s'arrêtant aux branches en escaliers de la cime qui foisonnait d'épines. Il était magnifique - il lui rappelait les haies de cèdre, du temps où il vivait encore à la ville. Rusty ne distinguait pas beaucoup la différence entre le Cèdre et les Pins - si on lui avait demandé, il aurait dit que le premier était plus souvent vu sous la forme d'un carré.

— « ...Tu dormais dedans alors ? Il est super confo' hein? ♫

"Neutre" n'est pas exactement le mot que Rusty aurait utilisé, quant à la description du ton de l'apprentie à son propos:

— « Parce que tu as des amis au sein du Clan de l’Ombre ? Ça, c'était brusque. Qui sont-ils et de quel pelage sont-ils ? Ça, insistant. Si tu dis vrai ; tu es obligé de répondre à ses questions. Et ça c'était carrément malpoli, oh, et Rusty baissa les yeux du vieil arbre de feue Madame Fée pour froncer ses grands sourcils blancs car en plus de l'ignorer - il avait juste voulu lui faire part de son expérience à lui, d'avoir une fois dormi entre les racines de l'arbre creux - elle tentait de lui faire croire qu'il n'avait pas le choix de se plier à son vouloir.

Et ça, ce n'était pas vrai. Rusty était candide mais pas naïf, il savait que personne n'était jamais obligé de faire quoi que ce fut - même lui, malgré son insistance à "faire la bonne chose", à "être un bon chat", à "respecter les règles" et "n'incommoder personne", était le seul responsable de cette "obligation". Personne ne lui liait les pattes! Personne ne les lui avait liées. L'apprentie, par le simple fait qu'elle fut apprentie, lui rappela Nuage - je veux dire, Nuage Ardent, du Clan du Tonnerre, ce jour d'automne où il avait du la ramener chez elle car elle s'était bornée à se mettre en danger en allant dans la ville.

Rusty ne voulait pas mentir - pas à cause de ce qu'elle lui avait dit! Tout simplement parce-qu'il était Rusty, et Rusty avait toujours été un chat très honnête, et surtout très direct, et souvent on lui avait dit qu'il s'agissait de son charme (quoi que "charme" eut signifié). Mais Rusty ne pouvait pas - enfin, il ne pouvait quand même pas répondre à son vouloir et lui balancer le nom de tout les chats du Clan de l'Ombre dont il s'était fait leur ami, pas vrai? Il abaissa les oreilles à nouveau, et sans les relever tout de suite, car il était vexé qu'on lui mente qu'il était obligé. Il était vexé qu'elle ait ignoré son commentaire sur le vieil arbre de feu Madame Fée, et il était vexé aussi qu'elle l'ait dérangé, lui et son poisson, dans cet instant de reccueil qu'il aurait aimé partager avec tout autre chat qu'elle. L'abyssin s'assied les fesses dans la vase au sol du bourbier, recourbant sa mince queue à ses pattes en détournant la tête et en levant haut son menton blanc et ses joues aux poils grisonnants.

— Et ma question à moi, tu n'es pas obligée d'y répondre, c'est ça? »

Il n'était pas vraiment sur les terres de l'Ombre, pas vraiment en train d'effreindre leurs marquages, et pas vraiment en train de leur nuire en leur volant des proies ou quoi que ce fut d'autre, alors il n'avait pas vraiment envie de déballer toute sa vie à une Clanique qui se pensait meilleure que lui. Était-elle capable de faire un Ollie sur Ollie? Sans hésitation : non! Mais Rusty s'en voulut de se renfrogner de la sorte et de penser d'aussi sordides réflexions (si "sordides" rimait avec "puériles".)

L'apprentie fut comme... désarmée, par sa susceptibilité. Elle eut un sursaut, elle baissa les yeux, elle eut cette grimace qui échappa aux yeux de Rusty car il insistait à ne pas la regarder.

— « Je m'excuse... Jusqu'à ce qu'elle ne s'excuse. Il baissa un peu le menton, redressa prudemment ses larges oreilles, et rouvrit ses yeux bleus en croisant son regard à la jeune chatte au pelage pâle.

— Je ne voulais vraiment pas te vexer... C'est la première fois que je rencontre un chat qui ne vient pas des Clans et... j'étais loin d'imaginer que mes paroles pouvaient avoir une telle conséquence. »

L'abyssin tapa la vase de sa queue, comme pour appuyer ce qu'elle disait, mais il ne le fit qu'une seule fois. L'entendre s'excuser lui était suffisant. Elle avait de la chance d'être tombée sur une aussi bonne pâte que lui!

— « D'habitude les chats sont hargneux et n'hésite pas à montrer leur puissance, toi tu as été courtois depuis le début et moi je me suis comportée comme une crotte de renard...
Immédiatement les oreilles de l'abyssin se plaquèrent et s'il avait voulu se faire petit, il se grandit face à elle en se hissant sur ses pattes avant, réprobateur.
— « Tu n'es PAS une crotte de renard.

Son humilité en était la preuve, non? Et puis tout le monde faisait des erreurs, et puis Rusty se raconta intérieurement toutes sortes de platitudes pour s'éviter, pour s'interdire d'antagoniser davantage son interlocutrice qu'il précédait d'environ soixante-dix lunes.

— « Si tu as des amis au sein du Clan de l'Ombre, alors je suppose que je peux le devenir aussi, bien que tu ne doives plus en avoir envie maintenant...

Il ne dit rien, car il n'eut pas vraiment envie d'y penser. Il se trouvait déjà terriblement malotru d'avoir pris mouche, il ne voulait pas l'être davantage en confirmant à la petite ses craintes. Surtout il ne voulait pas y faire face : les mots dans les oreilles de ses pensées n'étaient pas tous les siens, et j'entends par là que toute décision impulsive ou irréfléchie n'était pas nécessairement un reflet de qui il était vraiment. ... Au même titre que l'apprentie n'était pas seulement sa langue fourchue:

S'il y a quelqu'un que je puisse aller chercher dans le campement pour te remonter le moral, ton amie par exemple ? Je le ferais avec plaisir ! Tu n'es pas obligé de me pardonner, mais je peux essayer de te rendre la gaieté que je t'ai enlevé... »

L'abyssin détourna les yeux pour cacher son timide son sourire, touché par le geste. Le geste ne servait qu'à se racheter mais quand bien même son intention était "impure" elle n'effaçait pas sa bonne volonté. Rusty aussi n'était pas pur. Il leva le nez mais à ce temps-ci de l'après-midi les Étoiles étaient invisibles dans le ciel, et il hocha la tête.

— « Je... venais voir mon ami Oeil Vert, il avoua enfin, et de la chaleur lui monta les coussinets, ce qui le fit piaffer des pattes avant en ne tenant pas en place. J'ai pêché un beau morceau, et je voulais le partager avec lui, et je suis allé à notre point de rencontre habituel mais il n'était pas là, et puis je n'ai pas réussi à passer la frontière parce-que j'avais peur de mal-faire...

Rusty poussa un plus grand soupir. Il était soulagé de pouvoir se délier la langue, mais qu'est-ce qu'il se sentait comme un raté! Mais bon, quand on tombe du skate, on se relève.

— ...C'est l'arbre de mon amie, est-ce que je te l'ai dit? Elle est morte.

L'abyssin monta une patte aux trois cicatrices descendant son épaule à son poitrail. Son coeur battait vite en dessous et il se rappelait l'effroyable douleur que La Fée des Étoiles avait provoqué à cet endroit exact sur son corps en guérissant ses plaies avec son jus d'on-ne-sait-quelle-baie.

La dernière fois que j'ai mis les pieds ici, elle est morte devant moi. Elle s'est étouffée. Si Vert m'invitait alors que je n'ai pas, euh, "remonté le skate" - c'est une expression de la ville, désolé - j'ai peur de me mettre à pleurer, ahha...!

Mais puisqu'il n'y est pas, j'ai voulu-- j'ai pensé, et Rusty se tut car la suite était évidente, et aussi, un rien qu'un chat comme lui ne savait pas vraiment ce que le terme "thérapie de choc" pouvait signifier, ou même comment mettre des mots sur son idée. Les poils grisonnant de l'Abyssin se mirent à brinquebaler comme il s'était mis à rire, tout bas, en abaissant légèrement sa tête.   ... C'est égoïste, hein? »