Retrouvailles ft. Soleil - end

Ce matin, Serres d'Épervier vagabonde seul. Depuis que son père est monté à la tête du Clan, il s'accorde de moins en moins de sorties en dehors du territoire. Et quand il part, ce n'est jamais très loin. Mais cette fois-ci, il s'est laissé guider par ses pattes.

Ces dernières l'ont machinalement conduit jusqu'aux Quatre Chênes qui surplombent la forêt, dans l'espoir sans doute d'y rencontrer Bec Croisé, ou encore Tête de Grive qu'il n'a pas vu depuis un moment. Il commence mine de rien à se faire du souci pour le joli guerrier des bois voisins; et s'il lui était arrivé quelque chose de grave ?

Profitant du soleil, il s'assoupit un instant sur place, au pied de l'imposant promontoire. Les rayons réchauffent sans mal sa pelisse sombre et seul le battement régulier de sa queue indique qu'il n'est pas complètement endormi. Assez vite, il se languit. Il aimerait entendre les buissons bruisser et découvrirent son ami tigré, le joli petit mâle à la gueule esquintée. Et alors pourraient-ils reprendre leur leçon d'escalade et tuer le silence de leurs rires timides ? Mais les buissons ne bruissent jamais. Et il commence à s'ennuyer.

Il se lève, las. Ses yeux chassent dans la lande sans trouver de silhouette familière. Serres d'Épervier hésite; il n'a pas vraiment envie de rentrer. Ce n'est pas les raisons qui manquent pourtant; il pourrait se réconcilier avec Mamba Noir, jouer avec Aigrette Huppée, améliorer sa chasse auprès d'Éclat de Crépuscule, taquiner Joli Plumage, papoter avec Moineau Cendré, ou encore prendre les ordres d'Étoile de Cobra. Mais rien n'y fait. Sans grands remords, il se détourne des collines et part en vadrouille plus loin.

Il ne lui faut pas longtemps pour atteindre un drôle de jardin. L'odeur des Bipèdes y est omniprésente, mais il perçoit un fumet plus frais de chat. Un fumet étrangement familier. Curieux, le mâle brun se glisse dans un grillage troué jusqu'à le traverser. S'étendent alors devant lui des arbres qui ont poussé de façon tout à fait inhabituelle ! Ils sont parfaitement alignés, tant et si bien que s'il se met à un certain endroit, il a l'impression de n'en voir qu'un ! Il arpente les lieux avec grand intérêt, inspectant instinctivement la cime des arbres où se cachent d'ordinaire les chats du Tonnerre. Mais au lieu de faire la rencontre d'un de ses semblables, Serres d'Épervier est happé par le grignotement régulier d'un rongeur. Pris par ses instincts de chasseur -qui n'en font pas un prédateur qualitatif, disons-le- le matou se raidit, et se glisse silencieusement dans l'herbe. Ses oreilles dressées sur le crâne comme deux radars, la sentinelle a vite fait de repérer la souris bruyante. Il bondit alors précipitamment -décidément les conseils d'Éclat de Crépuscule se sont perdus dans le vent de la lande- et rate l'animal, lequel libère un skouik surpris avant de détaler sans qu'il ne puisse rien y faire.

Il se retrouve là, hébété, dans un jardin qu'il ne connaît pas. Quand soudain... une fine silhouette se dessine à l'horizon. Il hésite un moment. Un long moment. Mais il finit par trottiner vers l'animal qu'il a identifié de son espèce. Mais alors qu'il est vu, Serres d'Épervier se raidit, arrêtant brutalement sa course.

« Soso— » il balbutie sans que l'autre ne puisse encore l'entendre. « So—... Soleil Éclatant ?! »

Sa queue fouette nerveusement l'air, tandis qu'il piétine le sol. Les idées se mélangent dans sa tête. Est-il vraiment face à son amie disparue depuis des lunes ? Où ? Mais pourq—...

Il secoue la tête vigoureusement de droite à gauche. Il se concentre, comme il a appris à le faire lors de ses rencontres avec Tête de Grive. Jouer un personnage, jouer un personnage. Tu n'es pas démuni, là. Tout va bien.

Quand il s'est calmé, il poursuit son avancée au pas. Il reste prudent : cet endroit lui est parfaitement inconnu après tout, il ignore ce qui s'y cache -à part Soleil Éclatant.

Ils s'approchent finalement l'un de l'autre. Soleil n'a pas beaucoup changé : malingre, la queue manquante et le deux grands yeux vert. Au niveau du cœur, une énorme cicatrice en croix; la Marque du Traître. Quelque chose néanmoins a disparu sur son visage. Soleil ne lui sourit pas, ses yeux sont glacials et l'air neutre sur sa face n'indique rien de bon.

Serres d'Épervier ne sait que dire. Qu'il est content de la revoir ? Qu'il s'est inquiété ? Que leur relation lui manque ? Il n'a pas le temps d'y réfléchir beaucoup.

« T’as perdu le chemin de la Lande ? » commence la rouquine avec froideur. « C’est par là-bas. » Elle pointe la direction d'une griffe. « Tu peux y aller, et ne plus revenir. »

Elle se lève et lui tourne déjà le dos. Le mâle brun est immobile, le temps vient de s'arrêter pour lui.

« Va-t’en d’ici. Tu n’es pas le bienvenu. »

Il fronce les sourcils, contrarié. Bien sûr, il ne s'attendait pas à des retrouvailles émerveillées ou sans explications. Mais il ne s'attendait certainement pas à autant de distance.

Un « Non. » neutre lui échappe pour réponse.

« Cette dispute... » Ses yeux descendent jusqu'à ses pattes avant de remonter vers son ancienne amie. « Ça ne voulait rien dire pour moi. » Il est désolé, vraiment. « Je suis parti à ta recherche quand j'ai repéré ton odeur près de leur frontière, Soleil Éclatant. Tête de Grive faisait diversion, et je t'ai cherché sur leur territoire pendant toute une après-midi. » Et autant dire que laisser l'odeur du Clan du Vent chez eux n'était pas le meilleur moyen de maintenir un semblant de paix après la bataille. « Mais je ne t'ai pas trouvé. Je voulais t'en parler mais quand tu es rentrée et qu'Étoile Tropicale t'a marqué je... je ne pouvais plus faire ça. » Sa famille passe avant tout. En adressant la parole à une traîtresse le jour de sa Marque, Serres d'Épervier aurait pris le risque d'être rejeté à son tour. Son père étant lieutenant, il ne pouvait pas se permettre un tel écart -et surtout, il ne voulait entacher la réputation de son frère, Joli Plumage. « Et après, tu étais déjà partie. »

Ses yeux dorés dans le dos de la féline marquée, Serres d'Épervier patiente. Même si elle se détourne de lui, ils méritent tous les deux d'avoir cette conversation.

Soleil Éclatant se retourne, glaciale. Mais il est prêt; il le sait, ils ont tous les deux besoin de cette confrontation.

« Je ne suis pas partie, et tu le sais. Vous m’avez exilée.
- Vous ? » répète-t-il, les yeux plissés avec méfiance.

Comment ça, "Vous m'avez exilée" ?!
Il la regarde, méfiant comme s'il fait face à un guerrier ennemi prêt à toutes les ruses pour le mettre en défaite. Tous les coups bas, y compris celui de l'accuser à tort de ce qu'il n'a pas fait. La rouquine impose un silence théâtral avant de déblatérer tout son charabia sans laisser une chance au brun d'intervenir :

« Vous m’avez exilée ! » répète-t-elle. « Indirectement ! » Même s'il trouve ces accusations infondées voire ridicules, Serres d'Épervier ne peut rester de marbre face à tant de colère libérée, contenue depuis un moment de toute évidence. « Je suis restée une lune entière enfermée dans une renardière à devoir écouter un chef me raconter les pires horreur ! Et il avait raison ! Tu dis m’avoir cherchée ? Combien de fois ? » Son poil s'hérisse face à cette injustice. Alors quoi, parce qu'il n'a pas pu la sauver des griffes d'un chef à 9 vies c'est un mauvais ami, parce qu'il n'a pas réussi il mérite ce traitement ?! Il a essayé, et il est hors-de-question que cette pimbêche ingrate parvienne à le faire culpabiliser d'avoir échoué. « Tu m’aurais vraiment cherchée, tu m’aurais trouvée ! J’ai dû m’échappée ! J’étais détruite et j’ai dû m’échapper ! Vous ne m’avez trouvée qu’une fois que j’ai mis les pattes sur votre maudite Lande ! Vous ne m’avez pas cherchée ! Merde ! C’est ça votre définition de la Loyauté ? Laisser un captif chez l’ennemi et attendre qu’il grève la gueule ouverte ? Un otage, c’est juste un poids mort à sacrifier, c’est ça ? »

Elle se tait un instant. Tant mieux, c'est juste assez pour qu'il digère ce dont elle l'accuse. Une impression de déjà-vu. Parce qu'il n'est pas l'ami parfait dont elle rêve, Épervier est celui responsable de tous ses maux, du moindre acte du Clan tout entier. Leur chef n'a pas lancé de mission pour la sauver ? Épervier est au moins aussi coupable que lui, que l'autorité en place, que les lois qui régissent son Clan depuis des décennies. Peu importe qu'il ait cherché à l'aider à son échelle, peu importe qu'il l'ait prévenu des dangers de sa relation inter-clanique : il n'a pas réussi à la sauver, il ne vaut pas plus que les autres.
Sa queue fouette l'air avec rage, accompagnant ses poils en hauteur. Cette situation n'a rien de juste.

« Et après, il s’est passé quoi ? Je n’étais pas guérie de mes blessures qu’on m’a marqué le cœur ! On m’a humiliée, on m’a traitée en paria. Tout simplement parce que je suis tombée amoureuse. C’est pas que tu pouvais pas me voir, c’est que tu ne voulais pas me voir, tu ne voulais pas me parler. Parce que Monsieur est le fils du lieutenant et qu’il ne doit absolument pas entaché la réputation de sa précieuse petite famille, hein ? Alors, il laisse tomber les parias ! Je sais que c’est ça ! »

Ses babines commencent à dévoiler le blanc de ses crocs. Assez de bêtises. A quoi s'attendait-elle ? A ce qu'il salisse l'image de sa famille, à ce qu'il déçoive son père, qu'il joue au rebelle alors que son géniteur se tue à la tâche pour monter au pouvoir, que ses frères et sœurs ne bénéficient plus de ce statut pour quoi ? pour qui ? Pour son amie malade qui papillonne en dehors du Clan, qu'il a mis en garde mais qui s'est mis à l'accuser bêtement et injustement de tous les maux de la terre comme elle le fait encore ? Il fallait qu'il gâche l'avenir radieux de sa famille pour une idiote "amoureuse" qui de toute façon ne s'est jamais excusé pour ses mots blessants et déplacés ?
Elle est folle celle-là, folle !

« Et quand je suis partie, c’était un véritable festival ! Vous croyiez vraiment que j’allais rester ? En étant mise à l’écart comme je l’étais ? Mais, je sais. Vous n’avez pas besoin de moi. Vous n’avez jamais eût besoin de moi ! Et j’en veux pour preuve qu’aucun de vous n’a essayé de me retenir ou de me demander les raisons de mon départ. Ah ça, vous deviez être soulagés. Plus de traitresse au milieu du camp. Vous pourriez à nouveau dormir sur vos deux oreilles. Vous me dégoûtez, toi et le Clan. Et quand on a un entourage comme vous, on se passe d’ennemi. »

Encore de la paranoïa injustifiée, qu'il balaie d'un regard méprisant. Ce n'était pas le festival, quand elle est partie. Tache de Neige, Cœur d'Orage, tous se sont inquiétés. Mais elle est ingrate, elle est aveugle, elle s'attend à ce que le monde se plie pour elle et la suive au bout du monde. Mais au premier différent, c'est le procès et l'accusé n'est jamais elle.

« Mais, tu sais quoi ? J’ai appris que puisque vous n’aviez pas besoin de moi, j’ai décidé que je n’aurais pas besoin de vous. Je peux survivre toute seule, sans le Clan. Et même mieux. J’ai rencontré d’autres chats comme moi, qui souffraient comme moi. Et maintenant, on vit tous ensemble, comme une famille. On se soutient, les uns, les autres, nous vivons tous ensemble, en communauté, on s’entraide, on ne se laisse pas tomber. Et je suis heureuse avec eux. Plus que je ne l’ai jamais été dans le Clan. Vous n’avez pas besoin de moi, et je n’ai pas besoin de vous. Dorénavant, vous n’êtes plus qu’un mauvais souvenir. »

Il se calme un peu. Tant mieux si ces chats sont heureux entre eux, mais ce sont sans doute d'autres dégénérés comme elle. D'autres ingrats qui ne survivront pas très longtemps sans règle et trouveront des ennemis vicieux pour exploiter les failles de leur gentilles-naïveté. Amer, il répond simplement, glacial :

« Tu n'as pas changé, en fait. Tu es aussi timbrée que ta mère, sans doute encore plus. » Il soupire. « J'étais désolé d'avoir eu ces mots la dernière fois, mais en fait tu sais quoi ? J'ai juste raison. Tu n'es pas foutue de comprendre que non, je ne vais pas gâcher la vie de ma famille parce que j'ai -non pardon, j'avais- une amie peu regardante du Code. Je t'avais prévenu pour ta relation interclanique, et tout ce que tu as fait c'est m'insulter et remettre sur mes épaules toutes les fautes de notre Clan sur des générations. Tu ne me parles jamais de moi au singulier, c'est toujours moi et le Clan. Comme si j'avais un quelconque impact au sein du Clan. Je ne suis pas Étoile Tropicale, et moi j'ai essayé de te chercher. Je ne t'ai pas trouvé. Ce n'est pas assez d'avoir essayé ? Je ne suis pas digne de toi ? J'aurais dû bondir sur Étoile Maudite, marquer Étoile Tropicale, déshonorer mon père, mettre ma famille en péril pour que tu puisses faire des p'tits bisous à Violette ? Très bien, Soleil. Va vivre ton idylle ici, mais quand les solitaires vicieux que je croise à nos frontières viendront détruire et tuer ceux que tu aimes ici, sois gentille et ne m'oblige pas à t'écorcher la gueule à nouveau en te pointant dans les landes, tu veux ? Je ne vais pas foutre ma vie en l'air pour quelqu'un d'aussi ingrat et injuste que toi. »

C'est fini. Fini les reproches gratuits, fini l'injustice à répétition. Il faut se rendre à l'évidence : Soso est complètement folle et ne comprend pas comment les choses fonctionnent dans le vrai monde.

Il lui tourne le dos, non sans un dernier regard vide.

Soleil est solitaire, maintenant. Soleil n'est plus son amie. Elle ne sera plus la bienvenue par chez lui.

HRP:

La féline bicolore finit par conclure leur échange. Mais elle n'a même plus l'attention de Serres d'Épervier, dont les yeux cherchent déjà la sortie. Il l'écoute à peine se noyer dans un énième grand discours larmoyant; il la laisse à ses nouveaux idéaux perchés et s'en va vers la réalité de sa vie. Ce soir, il prendra sans doute son post près de la frontière avec le Clan de l'Ombre, restant des heures en silence à veiller sur les terres de son Clan, pour qu'aucun intrus ne vienne égorger ses frères et sœurs, et qu'aucun malin ne chasse les mulots destinés à ses camarades. Et si la dure réalité de Soleil est à présent de batifoler dans les fleurs et partager ses proies avec des inconnus aux intentions aléatoires, alors soit.

Il se contente de lui adresser un vague signe de queue -plutôt impoli de sa part- lorsqu'elle lui conseille de rentrer chez lui. Un conseil de Soleil, vraiment ? Il a connu des blagues plus drôles que ça mais qu'importe, il faut laisser la grande gamine jouer l'adulte après tout, c'est ce qu'elle a librement décidé de devenir. Par son silence nouveau, il cède à cette idée.

Alors Serres d'Épervier se faufile par là où il entrait quelques minutes auparavant, et il prend le chemin de son Camp sans enthousiasme, une espèce de poids au cœur.

Venait-il d'échouer encore à protéger sa vieille amie ?

HRP: