Les remous de l'âme (avec Nuage de Roc) (RP FINI) - end

" Ahaha, je suis Nuage de Roc, apprentie guérisseuse de la rivière! Enchantée ! "

Apprentie guérisseuse ? Quelques vieilles suspicions envahissaient le fils du Guépard, qui ne s'était pas familiarisé avec ces chats-là. Néanmoins, on lui avait enseigné que les guérisseurs étaient effectivement autorisés à se déplacer où ils le souhaitaient. Il s'agissait d'une loi quelque peu vieillotte que sa grand-mère Tâche d'If et son père le Guépard avaient probablement tous deux contestée. Du moins, il le supposait. Mais cela n'avait plus la moindre sorte d'importance aux yeux de Souffle Poivré. Pour peu que ses géniteurs se souviennent encore de son existence, ils n'essayaient plus depuis longtemps de faire de lui quelqu'un de respectable. Ils avaient renoncé bien avant lui, d'ailleurs. Moins fous.

" Et toi, tu es ? C'est vrai que je ne t'ai jamais vu quand on allait voir Vent du Nord avec Feuille de Saule ! En même temps, c'est un peu compliqué de voir du monde quand on est cloitré avec une grincheuse dans une tanière !
- Je suis Souffle Poivré. Vent du Nord doit être quelque chose comme ma cousine, mais... je n'ai pas beaucoup parlé avec des guérisseurs, dans ma vie. "

Jamais, en fait. Chez les guérisseurs, son nom était probablement plutôt synonyme de blessures diverses infligés à des camarades de son Clan après des bagarres que d'autre chose. Sa jeunesse très éloignée du Clan des Étoiles l'avait conduit à mettre dans le même paquet les sermons méprisants des vieux guerriers et les activités des guérisseurs.

Souffle Poivré n'avait jamais tout à fait pris conscience de la drôle de vie qu'il menait pour un clanique. Il ne parlait régulièrement et de façon apaisée qu'avec un cercle très restreint de guerriers. Les autres membres de son Clan, il connaissait vaguement leurs noms, mais il était en général très distant avec eux, lorsqu'ils n'étaient pas, eux, distants avec lui. Il vivait un peu dans sa bulle, persuadé qu'à l'extérieur de cette bulle, il n'était considéré que comme un puant. Bon pour chasser, mauvais pour tout le reste.

" Faut soigner tout ça hein. On peut prendre quelques mousses pour nettoyer tes plaies à l'eau avec dé-li-ca-tesse et après hop direction Vent du Nord! Et bouge bien ta patte engourdie par l'eau, c'est le mieux pour lutter contre le froid. "

Ce simple examen de Nuage de Roc suffit à hérisser le doux pelage de Souffle Poivré et à lui tendre les oreilles. Il avait horreur, mais alors horreur, qu'on le regarde et qu'on le touche. Mis à part Eclat de Crépuscule, autrefois, et à l'occasion, ce pot-de-colle de Poil de Cyclone, il ne tolérait aucune proximité avec personne. C'était un peu comme si la répulsion qu'il croyait provoquer chez les autres à cause de son odeur le rendait, lui, particulièrement nerveux au moindre semblant de contact.

Ses plaies de surface les plus récentes, c'était Serres d'Épervier qui les lui avait infligées. Il avait les articulations toutes engourdies, car il avait été écrasé puis était resté longtemps immobile. Quelques vilaines griffures lui écorchaient la peau. Il s'était même mordu la queue jusqu'au sang.

Ce n'était pas la première fois qu'en se battant, il s'infligeait ce genre de blessures. Mais Souffle Poivré avait toujours eu une hygiène irréprochable, même si beaucoup faisaient semblant de l'ignorer. Il avait très jeune pris l'habitude des toilettes méticuleuses, lorsqu'il croyait encore que ces accusations de puanteur n'étaient liées qu'à un manque remarquable de propreté. Au moins ses toilettes lui avaient-elles permis de toujours cicatriser correctement, jusque là.

Il n'avait jamais rien demandé de plus. De toute façon, c'eût été comique de devoir suivre chez le guérisseur les chats avec lesquels il se battait. Il y aurait probablement eu plus de bagarres encore.

" On prendra rien du tout. C'est pas ton boulot. " lâcha-t-il sourdement. Mais il ne voulait pas qu'elle insiste ou qu'elle lui prenne la tête, aussi dévia-t-il aussitôt : " Mais faut avouer une chose, c'est que t'as pas l'air d'avoir peur. D'habitude, tu t'entends bien avec les... les Sentinelles ? "


Il baissa légèrement les yeux, au mot "Sentinelles". De lui et de la petite, c'était bien lui, dont la tête était remplie de visions cauchemardesques.

Pourquoi chaque mot, chaque pensée, lui rappelaient interminablement le soir où il avait appris les projets de sa Belle et de son rival ? En serait-il ainsi pour toujours ? Devrait-il, désormais, vivre en pensant à chaque instant à tout ce qu'il avait sottement manqué ?

Les sentinelles ne lui réservaient donc pas un mauvais accueil. Elle était connue, sans doute. Elle inspirait confiance, et elle ne craignait personne. Pourtant, elle n'était pas du Clan.

C'était étrange, de se retrouver face à une étrangère comme elle qui entretenait cent fois moins de distance avec le gros du Clan du Vent que lui. D'ailleurs, elle ne semblait pas le trouver si différent des autres. Elle disait ce qui lui traversait l'esprit, elle ne se cachait pas.

Quel regard elle avait ! Il eut honte des souvenirs que cette expression innocente lui rappelait.

Cette rencontre n'était pas banale, pour Souffle Poivré. Quand comme lui, on en était venu au moment où l'on croyait avoir le monde entier contre soi, on n'imaginait plus vraiment que le monde ferait quoi que ce soit pour nous faire échapper au destin que l'on s'était fixé.

Il y avait somme toute des illusions de bonheur, et face à elles, identiques, des illusions de malheur. Quand on n'a pas de problèmes, on s'en invente. On s'imagine que nos problèmes sont partout, on s'imagine que notre malheur est partout, on s'imagine que l'on est partout. Le narcissisme est une attitude si naturelle, lorsqu'on est jeune et privé de repères stables ! On se met à tout regarder à travers la seule représentation qu'on se fait de soi, et à s'imaginer que notre pauvre petit nombril est la seule chose au monde par rapport à laquelle se construit la vérité.

Le calvaire de Souffle Poivré devait avoir cette fin-là : on est toujours le pire juge de soi-même. Ce n'est qu'en élargissant ses horizons que l'on peut, petit à petit et parfois douloureusement, échapper à toutes les illusions sentimentales que la nature s'amuse à nous infliger.

C'était comme un grand déclic, dans sa tête. Quelques minutes auparavant, il avait été assez fou pour croire qu'il avait fini d'apprendre. Il n'était pourtant pas encore mort.

" Tu crois ? " répondit-il, l’œil lointain et le cœur battant.

Et pourquoi pas ! Elle, elle voyait les choses de l'extérieur ! Cela la rendait tellement plus clairvoyante !

Il pourrait lui poser mille questions. Il se sentait comme un enfant. Mais il ne souhaitait pas être indiscret. Malgré tout, il osa un sourire. Un sourire pâle, timide, mais un de ces sourires que l'on avait lorsqu'on envisageait enfin de se construire un avenir alors qu'on se croyait devenu une créature misérable et destructrice.

" J'ai été heureux de te connaître. Tu sais, je suis une sorte de criminel. Peut-être que quand je vais rentrer, le Clan tout entier réclamera ma mort ou ma mutilation. Je comprendrais. Mais il y en a quand même quelques-uns qui penseront à moi jusqu'au bout. Et puis... sait-on jamais. Je pense qu'il faut que je rentre. Merci. "

Il se sentit assez fort pour rentrer chez lui. L'avenir seul lui dirait si c'était pour lui une malédiction de n'avoir jamais pu choisir où serait son "chez lui".

Pâle lumière retrouvée, il quitta les flots et Nuage de Roc. Ses blessures étaient restées, mais une blessure, ce n'était jamais qu'un vide. Il les comblerait comme il le pourrait. Il n'était pas plus ou moins médiocre qu'un autre, malgré son histoire pitoyable.

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