La mauvaise réputation ☼ Œil du Serpentaire - abandon

Mourir pour des idées, Georges Brassens

Elle souriait.

Elle souriait parce qu'elle savait qu'aujourd'hui allait être une bonne journée. Le ciel semblait clément, elle n'avait aucune tâche à accomplir – ou du moins aucune envie d'en accomplir aujourd'hui. En toute impunité, Cœur Fleuri s'accordait donc une grasse journée de repos.

En y réfléchissant bien, elle était certaine que son mentor l'aurait fustigée et destituée de son rang si elle lui avait annoncé qu'elle prenait congé. Un guérisseur de ne doit jamais quitter son poste! entendait-elle encore dans sa tête. Plume Vive était intraitable sur certains aspects de son rôle au sein du Clan, et il en attendait autant de sa novice. Cependant, Cœur Fleuri n'avait aucun remords à quelques fois déroger à la règle.

Ainsi, aucune culpabilité ne pesait sur ses épaules lorsqu'elle annonça à Poudre de Roche son intention d'aller simplement se balader une heure ou deux. La demande étant raisonnable, elle se vit accorder ce droit, mais elle savait pertinemment qu'un retard de quelques minutes serait vu d'un très mauvais œil.

En effet, la femelle avait beau fortement apprécier son chef, elle devait avouer que son aspect un peu trop autoritaire la dérangeait au plus haut point. Elle avait cette vague sensation de ne pas pouvoir vraiment disposer d'elle-même, même si Étoile Fauve mettait un point d'honneur à ce qu'on la respecte. Toutes les décisions devant passer par lui, elle avait parfaite conscience que leurs choix étaient contrôlés. Siégeant au poste de guérisseuse, elle conservait néanmoins une liberté plus large que celle de ses compatriotes guerriers.

De toute façon, songea-t-elle, je ne peux rien y faire. Étoile Fauve l'entendait souvent sans l'écouter, et faisait ses choix parfois totalement indépendamment de son avis. Avec amertume, elle repensa à sa politique de mise à mort … et écarta aussitôt ce sujet de son esprit. Elle se sentait sale à l'idée de participer à cette supercherie, mais qui était-elle pour remettre en cause les choix de son chef ? Il faisait cela pour le bien du Clan. Ou du moins, elle se le répétait jusqu'à en être absolument convaincue.

Toujours plongée dans ses sombres pensées, elle se rendit compte que ses pas l'avaient menée aux Quatre Chênes. Avec un rire jaune, elle pensa que c'était tout à fait dans le thème. Son chef allait se tenir là, devant des dizaines de félins, et prononcer des paroles pour qu'ils voient tous combien leur Clan était grand, fort, puissant … Sans leur toucher un mot de leurs méthodes peu orthodoxes, évidemment. Il aurait fallut être fou …

Ainsi, ce sujet avait assombri cette journée qui s'annonçait pourtant si belle. Avec une mine légèrement déconfite, elle s'assit au pied de la pierre, à l'endroit où elle était habituellement postée pendant les assemblées.

« Au moins, il fait beau … »

Elle crut alors sentir une odeur différente de la sienne. Se retournant vivement, elle vit une silhouette assez lointaine. Le vent lui apportait une senteur de charnier. Ainsi, à défaut de reconnaître le félin à cette distance, elle en déduisit qu'il était du Clan de l'Ombre.

« Ah ! Vous profitez aussi du beau temps ? »

Elle recomposa son sourire habituel, ni hautain ni mesquin, juste simple et sincère. Sans crainte, la guérisseuse se tourna vers le chat, en le laissant s'approcher.

Heathens, Twenty One Pilots

Le félin qui s'approchait lui répondit par quelque banalité, mais ce qui retint l'attention de Cœur Fleuri fut son apparence, qui lui était étrangement familière. En se concentrant un instant sur sa voix, elle retomba instantanément sur le nom : Œil du Serpentaire. Ensuite, elle retrouva sa fonction : lieutenant du Clan de l'Ombre. Sa mémoire ne lui avait encore une fois pas fait défaut, et elle s'en pâmait intérieurement, tandis que le lieutenant venait à elle.

Un bref instant, l'écaille craignit cette rencontre. Les membres du Clan de l'Ombre n'avaient pas pour réputation d'être d'excellents vivants, plutôt des chats antipathiques qui ne pipaient mot. Cependant, il lui semblait qu’Œil du Serpentaire était un félin plus avenant, ou tout du moins plus charismatique que ses confrères. La question était désormais de savoir s'il était réellement plus agréable que les autres, ou simplement plus charmeur.

« Ah ! C'est vous, Œil du Serpentaire ! Ravie de vous revoir en-dehors des formalités ennuyeuses des assemblées ! La saison des feuilles vertes n'est pas ma préférée, mais je dois concéder qu'un peu de soleil ne fait pas de mal à mes yeux de guérisseuse … ma tanière n'a pas pour caractéristique d'être particulièrement bien éclairée. »

L'écaille s'échinait à ne pas le laisser transparaître, mais elle se sentait mal à l'aise en la présence du mâle. En effet, de mémoire, leurs rapports avaient été des plus polis et cordiaux, comme il était de bon ton de l'être, d'après leurs rangs respectifs. Cependant, à cet instant précis, elle ne pouvait pas se permettre d'un sourire aimable et d'un hochement de tête accompagné d'un bête « bonjour ». Il fallait qu'elle se montre agréable, car le lieutenant pouvait être un atout dans son jeu. Quel était le jeu ? Celui de la politique dans le monde des apparences.

« Que s'est-il passé dans votre Clan, depuis la dernière assemblée, d'ailleurs ? Des nouvelles portées, peut-être ? Et comment se porte ce vaillant Étoile du Balbuzard ? Je dois avouer que je l'aime bien - même s'il n'égalera bien sûr jamais mon chef. »

La guérisseuse prononça sa dernière phrase avec un rire pour marquer son ton humoristique. Elle ne prenait pas Œil du Serpentaire pour un idiot, mais elle connaissait quelques félins qui saisissaient mal l'humour – ou y étaient tout simplement hermétiques. Et puis, après tout, elle voulait se montrer agréable tout en évitant soigneusement tout malentendu qui pourraient les mettre en mauvais termes.

HRP:

Œil du Serpentaire rit. Un point pour elle. Le rire était à ses yeux un excellent indicateur de son capital sympathie chez quelqu'un, à moins qu'il ne soit feint et elle y perdait dix points. Mais elle se méfiait : on ne devenait pas lieutenant en étant un parfait idiot. Ou bien on l'était, et cela se voyait comme le nez au milieu du visage.

« Un bain de soleil ne fait de mal à personne ! Surtout pas aux beaux yeux de la guérisseuse du Clan du Vent ! »

Lorsqu'il cligna d'un œil, Cœur Fleuri remarqua un détail qui lui avait échappé. Un instant, elle admira l’œil tâché de sang d'Œil du Serpentaire, qui, décidément, portait son nom comme un gant. Elle trouvait cela joli, cette curiosité de la nature. L'écaille songea que cela participait à son charme quelque peu impérieux, car il était certain que le lieutenant était un félin qui ne doutait pas de lui. Elle comprenait tout à fait qu'on puisse tomber dans ses filets, et se promit de ne pas s'y laisser tromper.

« Votre sœur se porte bien ? N’a-t-elle pas eu des chatons récemment ? »

Ah ! Il savait lui parler. Sa sœur était un des sujets favoris de Cœur Fleuri. Il fallait dire qu'elle accordait une grande importance à sa famille. Un instant, elle se surprit à sourire bêtement, puis se reprit après s'être raclé la gorge.

« Ma sœur se porte comme-un-charme ! Ses chatons sont magnifiques, et en pleine santé ! Ce seront des guerriers hors pair, plus tard, j'en suis certaine ! »

Lorsqu'elle parlait d'eux, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir des étoiles dans les yeux et d'adopter une voix douce et enthousiaste à la fois. Montrer un tel débordement d'amour n'était peut-être pas correct ou astucieux, au vu de ses objectifs politiques de l'instant, mais c'était plus fort qu'elle : elle les aimait. De tout son cœur. Elle pourrait se jeter d'une falaise pour eux, et un sentiment aussi puissant était bien difficile à camoufler, même avec toute la bonne volonté du monde.

« Et pour votre part, aurons-nous l'honneur de voir des petits vous courir après en piaillant « papa papa papa ! » ou n'est-ce pas encore à l'ordre du jour ? »

Elle arbora un air malicieux et s'était exprimée avec un ton toujours enthousiaste, trouvant particulièrement divertissante l'idée que ce félin puisse être père un jour. Mais, sait-on jamais ! songea-t-elle en son for intérieur. On ne peut pas deviner à l'avance qui sera bon père et qui ne le sera pas ...

Le monde est cruel

La belle guérisseuse se mit à sourire quelque peu bêtement à la question du lieutenant. Sûrement pensait-elle à sa sœur et à ses marmots. Le Serpentaire avait donc touché dans le mile. Un petit sourire pointa sur ses propres lèvres, fier d’avoir percé à jour l’une des faiblesses de la guérisseuse du Clan du Vent.


« Ma sœur se porte comme un charme ! Ses chatons sont magnifiques, et en pleine santé ! Ce seront des guerriers hors pair, plus tard, j’en suis certaine ! »


Le fait que la femelle sembla s’arrêter net, pour ne pas monopoliser la parole trop longtemps, et les étoiles qui brillaient dans ses yeux conformèrent le lieutenant dans l’idée que s’il y avait bien un point à exploiter chez elle, c’était son amour envers sa sœur et ses enfants. Elle était certainement le genre de chat qui donnerait tout pour eux, quitte à y laisser sa vie. Pathétique. Elle ne semblait d’ailleurs pas s’en cacher, ou n’était pas suffisamment forte pour le faire. Ce qui décevra encore plus l’Ombreux. Elle qui ne semblait pas aussi malléable qu’elle en avait l’air perdait tout son charme de joueuse, de chercheuse de secrets.


« Et pour votre part, aurons-nous l’honneur de voir des petits vous courir après en piaillant « papa papa papa ! » ou n’est-ce pas encore à l’ordre du jour ? »


Un petit rire s’échappa encore une fois des lèvres du lieutenant. Lui, père ? Oui il en rêverait. Mais ses raisons étaient loin d’être… Courante. Car oui, le futur chef du Clan de l’Ombre aspirait à avoir des chatons, uniquement pour assurer sa descendance. Et dans le futur, créer des guerriers, plus forts, plus résistants. Douce Ancolie était la femelle toute trouvée pour porter sa première portée, mais à l’avenir, il choisirait des guerrières plus compétentes, plus prometteuses. Oui, Œil du Serpentaire entrevoyait déjà le futur de son Clan, ses fils et ses filles entrant dans les légendes, marchant dans ses pas.
Alors non, le lieutenant ne se voyait pas être entouré de petits criant « papa papa papa ! » partout dans le Camp. Ce ne serait pas digne de lui. Et de sa conception de la famille.


« Votre sœur doit être ravie ! Puis-je avoir les noms de ces petits bouts de chou, histoire que je méfie de ses futurs grands guerriers ? » Dit-il avec un air taquin « Pour répondre à votre question, disons que ce n’est pas vraiment ma priorité, ma chère. Un bon lieutenant ne peut malheureusement pas être un bon père, encore moins quand celui-ci est le futur chef. »


Il laissa planer sa voix, et se leva. Sa queue ondula et il se dirigea lentement vers les bosquets qui entouraient les Quatre Chênes. D’un bond, il sauta par-dessus et revint quelques secondes plus tard, un merle entre les crocs.


« Que diriez-vous d’un petit repas ? »


Son éternel sourire charmeur pendu aux lèvres, il reprit sa place auprès de la guérisseuse, et déposa l’oiseau entre eux, l’invitant d’un mouvement de patte à prendre la première bouchée.

GALLINEA

HRP: