L'arbre qui cache la forêt (Blé, Crapaud, Moustique, Pigeon et qui veut)

Les plus vieux rapaces de Cerfblanc s’en souviennent encore : il fut un temps où, à perte de vue, il n’y avait que des arbres. Depuis des millénaires, la même forêt touchait le même ciel. Les créatures des bois n’avaient jamais connu d’autre décor depuis leur enfance.
Jadis, de la mer glaciale aux grands lacs du lointain, des hauts plateaux aux rivages du sud, la forêt courait sans jamais rencontrer d’autre adversaire à sa mesure. Elle s’éployait sans limites, dévorant l’espace ; elle coulait le long du fleuve comme elle escaladait les Hautes-Pierres, qui marquaient la frontière entre les territoires claniques et les montagnes. Nulle crainte, menace, présage ni prescience : ce temps était léger. On l’appelait l’Âge d’Or, le temps de l’innocence.
Mais en un seul siècle, divisée, morcelée et fragmentée, la forêt s’était réduite à un archipel de vert. Il n’en restait qu’une lande, un marais, quelques pinèdes, une sylve tempérée et la rivière, que la progression des Bipèdes rognait chaque jour davantage. Mais surtout, le Tonnerre, l’Ombre, le Vent et la Rivière ne pouvaient plus se rejoindre, chacun naufragé sur son propre îlot de verdure et dans ses dogmes isolés.

Il était bien brisé, ce grand Tout par quoi ce monde, un jour, avait commencé.

Pourtant, en chaque parcelle de forêt éclatée était appelée à survivre un peu de l’innocence originelle. Elle se manifestait à chaque nouvelle portée, chaque nouvelle paire d’yeux et d’oreilles qui s’ouvraient sur ce monde transformé. Ces créatures, frêles et éphémères, se succédaient l’une après l’autre sous les étoiles éternelles.

Des tourbières soupçonneuses, des cratères au milieu des racines de conifères, de grands pins sylvestres fracassés. Ici, le chaos du relief correspondait à celui des émotions du Clan qui l’occupait. Les premiers êtres à s’installer aux quatre coins des territoires des clans se laissèrent dominer par elles, et eux-même furent ainsi à l’image de leur paysage d’adoption, qui devint leur pays natal. Petit Blé, du Clan de l’Ombre, appartenait à une espèce errante et décriée, mais à l’instar de tous ses prédécesseurs, elle avait épousé la pinède et les marécages, et ceux-ci n’allaient pas tarder à lui enseigner la témérité et la prévoyance.

Nul doute que Petit Blé avait choisi de s'incarner à la Vie sur une terre où l’on pouvait mourir le jour de sa naissance. Par chance, cela n’avait pas été son cas, et chaque précieuse seconde passée à fouler Cerfblanc était un cadeau des ancêtres, ou relevait d’une chance inouïe.

La chatonne philosophait sur le sens de cette vie et les péripéties qui l’attendaient. Elle allait vivre, aimer, souffrir, elle le savait. Mais quand est-ce que le manège de l’enfance finirait par la livrer à l’étreinte mortelle du monde des grands ? Cela, elle n’en savait strictement rien, et à en juger le comportement des chatons les plus âgés de la Pouponnière, celui des apprentis et de certains guerriers, cela pouvait arriver très tôt comme très tard…

“Je me demande” murmura-t-elle, assise sur le seuil de la Pouponnière et observant ses petits aînés de quelques lunes jouer - ou plutôt, s'entraîner en vue de leur baptême et se chamailler, “je me demande ce que l’avenir me réserve.”

Quelque chose en elle laissait présager de sombres difficultés qu’elle envisageait avec une tranquillité morbide. Elle n’avait pas encore de position vis-à-vis du Clan des Étoiles. Elle y croyait quand ça l’arrangeait, ou quand ça lui plaisait : quand un ancien lui racontait des légendes, quand elle s’émerveillait de la poésie d’un ciel étoilé. Le reste du temps, elle n’y pensait juste pas ; et entendre dire que l’on rejoignait les étoiles à sa mort ou que Grande Digitale avait reçu un présage des ancêtres la laissait grandement dubitative. Là-dessus et pour l’instant, Petit Blé suivait son propre chemin sans trop rien en dire, car cela ne se faisait pas. En regardant les autres, elle se demandait “Est-ce qu’eux aussi pensent autant que moi au futur ? Ne sont-ils pas curieux de savoir ce qu’il va leur arriver, en dehors de devenir Nuages ? Ou même après être devenus des guerriers aguerris ?”

Tel était le quotidien de la jeune chatte. Chez Petit Blé, la valse était en trois temps : cogiter, formuler, oser.

Entre les trois frères régnait une zizanie permanente : liés par un désordre fraternel, ils s’aimaient comme la chair épouse l’os. Pourtant ils passaient le plus clair de leur temps à se disputer pour tout et rien et là, c’était encore le cas.

L'arbre qui cache la forêt
Feat. ◊ Petit Blé, Petit Crapaud & Petit Pigeon

Un soupir. Encore un. Non pas d'ennui, encore moins fatigue. Mais d'agacement. Parce qu'il ne savait définitivement plus sur quelle pied danser. Rien ne se passait comme il l'aurai voulu et définitivement pas comme il l'avait prévu. Tout semblait lui filer entre les doigts et il ne contrôlait rien. Absolument rien. Sa dispute avec Petit Pigeon commençait déjà à remonter désormais mais l'aîné n'avait pas vraiment fait de nouveaux pas vers lui. Il y avait bien eu l'épisode des rats. Petit Crapaud avait été blessé au dessus de l'oeil et Petit Pigeon portait désormais la trace de cet affrontement sur l'une de ses oreilles. Et cela agaçait Petit Moustique.

Il était agacé du manque de prudence de ses frères - parce qu'en dépit de ce que Petit Pigeon pouvait dire et qu'il avait lui-même pu lui dire au final, il demeurait bien son jeune frère - et de leur moquerie des règles. Les chatons n'avaient pas le droit de sortir du camp. Et ce n'était pas là quelques lubies d'Etoile Feulante, mais bel et bien de lois ancestrales qui ne découlaient que d'une logique implacable. Et ses frères avaient fui le camp, en pleine nuit, pour se retrouver encerclé par des rats. Il n'était pas même certain que ces derniers ne comprennent la chance qu'ils avaient eu que Nuage de Nacre se rende compte de leur départ. Nul doute que les conséquences aurait pu être tragique.

Voilà une chose qui faisait réfléchir le petit aîné du groupe. Aussi en colère qu'il pouvait être contre ses deux frères, ils étaient la seule famille qui lui restait réellement. Et ils auraient pu mourir cette nuit là. Rejoindre Branche Pâle, disparaître, comme elle. Et ce manque de considération le remplissait autant de rage que d'une peur sourde de se retrouver totalement seul. Il y avait bien Brume du Matin ou même Jolie Rafflésie, mais ce n'était franchement pas la même chose, tout particulièrement pour la dernière qui semblait les détester plus que tout - voilà qui n'était par ailleurs que peu rassurant compte tenu de son statut dans le clan : si pour le moment Grande Digitale s'occupait de leurs blessures et maladies, qu'en serait-il lorsqu'elle aurait définitivement cédé sa place à leur tante ?

Alors, encore des soupirs. D'autant plus frustré qu'il ne savait plus comment agir vis à vis d'eux. Leur baptême ne tarderait plus désormais. Et l'enfant perdrait forcément une partie de ses contacts avec ses frères. Il ne pourrait plus être totalement sur le dos de ces derniers et il craignait presque de finalement les voir s'éloigner d'eux même. Et puis, ils faisaient visiblement des choses à deux au final. Petit Pigeon et Petit Crapaud. Et s'il n'y en avait, de toute manière, que pour Petit Crapaud, son autre frère se retrouvant avec lui ne faisait pas tâche. Ils parvenaient à jouer, à s'amuser entre eux - même s'il y avait également et toujours des conflits, seuls vrais moyens de discuter que la fratrie semblait avoir - ils faisaient d'autres choses. Petit Moustique se retrouvait toujours à l'écart. On ne s'amusait pas avec lui - pas qu'il le veuille de toute façon. On le fuyait même. On s'échappait du camp sans lui. Il avait rejoint les abords de la pouponnière non sans jeter un regard sur les autres jeunes, certainement trop occupés pour remarquer son absence de toute manière.

La petite voix, toute basse d'une camarade de pouponnière lui fit prendre conscience qu'il était loin d'être le seul à s'interroger à propos de.. beaucoup de chose. Petit Blé était encore jeune, elle les avait rejoints il y avait que bien peu de temps. Mais, contrairement à d'autres, elle était loin d'être aussi désespérante - et désespérée - que Petit Moustique l'aurait pensé. Et voilà que la jeune chatte avait des interrogations bien profonde pour son jeune âge. « Difficile de le savoir, pas vrai ? » La voix du mâle n'était pas bien forte non plus. Elle était amère, autant que lui certainement. « Tu as encore le temps de t'en rendre compte. De l'approcher. Ha ! De te rendre compte que ce que tu pensais avoir accompli n'était que fiction. Que tout le monde se riait de toi de toute manière. Et l'Avenir, le Destin sont souvent aux premières loges. » Manipuler l'avenir ne fonctionnait pas. La preuve était bien là : il avait tout essayé et rien ne fonctionnait. Pourtant, il avait été absolument parfait dans son exécution, il n'avait aucun doute à ce sujet. Alors pourquoi cela ne fonctionnait-il pas ?

Alors il était amer. Ses crocs étaient serrés et il était tendu tout en ne quittant plus ses frères du regard. Non, rien ne se passait jamais comme elles le devraient. Branche Pâle avait été tuée, ses frères blessés et lui ? Lui, totalement oublié. Ce n'était pas les plans qu'il avait prévu pour sa famille, pour lui.