Continuum - abandon

Les chatons d’Aigrette Huppée l’inquiétaient. Ils ne présentaient aucun trouble particulier, si ce n’était une taille un peu petite pour leur âge. Pour l’instant, gronda intérieurement la guérisseuse. Elle avait apprit à se méfier, à anticiper, surtout quand les parents présentaient des antécédents, et plus encore quand l’un des petits de la portée était une albinos. À quoi bon prendre des risques inutiles ? Elle voulait être prête à tout.
En l’occurrence, la reine présentait des difficultés respiratoire, qui représentaient l’inquiétude principale de la guérisseuse. Chez des chatons aussi fragiles, une simple petite toux pouvait être une véritable plaie à guérir, et si elle évoluer, elle redoutait qu’elle puisse laisser des séquelles.

Vent du Nord décida alors de faire l’inventaire de toutes ses plantes. Presque tout était là : cassis, bouillon blanc, miel… elle avait travaillé d’arrache pied, avec l’aide de ses collègues d’autres Clans, pour re-remplir son stock fortement diminué après l’attaque des Prophètes, la mort de nombreux chats et la naissance de plusieurs portées. Mais il lui manquait un élément essentiel : l’eucalyptus, bien pratique pour les enfants les plus réticents à avaler les remèdes, puisqu’il suffisait d’en inspirer l’odeur. Elle savait où en trouver, mais la destination ne l’enchantait guère : quelque part, au milieu de Hautes Pierres.

La guérisseuse se mit en route tôt le matin, juste avant la naissance de l’aube. Elle ne voulait pas prendre le risque de s’absenter trop longtemps alors que le Clan était en pleine activité. Elle se promit qu’elle serait de retour avant midi.

Le résultat ne fut pas celui escompté. Peut-être avait-il fait trop froid cet hiver, trop doux ce printemps, mais là où elle s’approvisionnait l’année dernière, il n’y avait plus rien. Pas une pousse, pas même quelques feuilles ni même un reste de racine. Vent du Nord cracha dans le vide, frustrée. Le Clan des Étoiles ne cherchait définitivement pas à l’aider. Elle se remit en marche, le museau froncé, bien décidée à repartir avec ce qu’elle était venue chercher.

Au final, elle trouva quelque chose de tout à fait différent. Il lui fallut quelques seconde, et bien plisser les yeux, pour reconnaître au loin la silhouette de Nuage Hirsute, l’apprenti guérisseur du Clan du Tonnerre. En revanche… elle renifla une fois, deux fois… la présence d’Amour-en-Cage n’était nulle part. Il est venu seul ?

La guérisseuse s’approcha de lui sans se faire discrète. Elle le vit prononcer quelque chose, mais ne l’entendit pas.

« Hey, l’appella-t-elle tout simplement. Tu vas t’perdre si tu t’enfonce là dedans tout seul.

Elle s’assit à côté de l’apprenti, le regard interrogateur.

— Pourquoi t’es tout seul ?

Nuage Hirsute beugla quelque chose tout en tombant à la renverse. Vent du Nord l’observa, perturbée, ses oreilles pivotant comme des girouettes dans une tempête. Il sembla cependant se ressaisir vite, tout d’un coup prit par une assurance qu’elle ignorait venant de lui — elle ne le connaissait pas vraiment

— Mais... J't'en pose des questions ? s’offusqua-t-il d’une voix criarde.

Les yeux de la guérisseuse s’ouvrirent tout grand. Elle ne s’attendait pas à une telle réaction. Pas du tout, en fait.

— Tu viens de le faire, rétorqua Vent du Nord.
— Je viens ici si j'veux, tout seul si j'veux, répondre aux questions si j'veux !
— Mais c’est qu’il a du répondant le gamin, hoqueta-t-elle dans un rire. Eh bah écoute, fonce tête baissée si t’es si malin. Je t’attend ici. Tu passeras le bonjour aux quelques cadavres de chats perdus qui décorent les tunnels. Je leur ai donné des petits noms, si t’en croise un qui sent le rat décomposé, il s’appelle « Mort-Parce-Qu’il-Était-Trop-Con ».

Il n’y avait évidemment aucun cadavre de félin dans les tunnels des Hautes Pierres (à sa connaissance, en tout cas pas dans le chemin qu’ils empruntaient jusqu’à la pierre de lune), mais elle savait que ça avait déjà failli être le cas, plus d’une fois. Comme leur imbécile de chef qui avait souillé une guérisseuse, pour ne citer que lui.

Nuage Hirsute lui rappelait un peu elle-même à son âge, il y a maintenant un bon paquet de lunes auparavant. Toujours sur la défensive, à prendre tout et n’importe quoi pour une agression, à juger les autres et à vouloir que son travail soit irréprochable. Il lui parla de prêle, de son voyage, de ses projets par rapport à ce qu’il était venu faire jusqu’ici, à la Pierre de Lune. Elle l’écouta, non pas sans un petit sourire involontaire au coin des lèvres. C’était amusant de lui découvrir un côté plutôt naïf — qui, en soit, était parfaitement logique. Il n’était encore qu’un apprenti.

— C’est mal les connaître d’imaginer qu’elles vont répondre à toutes tes questions. Les Étoiles adooooorent tourner autour du pot. Ou parler pour ne rien dire. Répondre à plein de choses, sauf à ce que tu leur as demandé.

Elle l’avait toujours en travers de la gorge. Ces prophéties bancales, ces messages sans queue ni tête qu’ils étaient censés décoder comme si c’était un jeu, alors qu’il s’agissait de choses on ne peut plus sérieuses. L’arrivée des faux-prophètes dans la forêt avait été la goutte de trop. Combien de chats auraient pu être sauvés, combien de batailles auraient pu être évitées, si seulement les Étoiles s’étaient accordées à leur dire ce qui allait arriver en quelque phrases ? Car elles savaient, non ? Elles devaient savoir, si elles étaient capable d’imaginer des messages complètement tirés par les cheveux. Peut-être pas les simples mortels, ceux qui avaient pour devoir de communiquer avec les guérisseurs, mais il devait y avoir quelque chose de plus puissant, là-haut, qui savait.

— Enfin, tu verras bien par toi même quand tu auras ta première prophétie. Ils nous avaient « prévenus » pour les faux-Prophètes, mais tout ce qu’ils nous on dit c’était… attend, donne moi deux secondes… euh… … ah ! Ouais, “Un vent de doute et de questions va s’abattre sur le Clan et la forêt entière. Mais seule votre foi envers le Code vous sortira de ce mauvais pas”. On a du se débrouiller avec ça, pas terrible hein ?