Au croisement d'une brise et d'un aquilon [Ft. Vent du Nord] - Abandon

Elle manquait de pavot. C’était la première fois depuis… le départ de Soleil. La désormais cheffe de la Tribu avait cette fâcheuse tendance de venir voler dans leurs stocks en cachette, quand elle et Hiver Silencieux n’étaient pas là ou avaient le dos tourné. Une fois partie, elle avait presque eu l’impression de se retrouvée débordée par un trop plein de pavot, et avait du en donner une bonne partie aux autres Clans pour ne pas le gâcher. Et aujourd’hui, elle en manquait.
Vent du Nord fit glisser la tige épaisse et rigide entre ses griffes, les graines raisonnant comme la pluie à l’intérieur de la capsule.
— Vent du Nord tu sais, euhm… j'aimerais vraiment discuter sincèrement avec toi de tout ça, enfin du rôle de guérisseuse et tout.
La guérisseuse s’arrêta, et le bruit du pavot s’arrêta net. Elle se retourna vers l’apprentie, le regard froid, dur, mais surtout triste.
— Tu me répètes souvent que je n'ai rien à faire ici si je ne suis pas malade et je le comprends, mais il n'y a qu'ici que je me sens vraiment utile et à l'aise… Bien sûr que mon entrainement actuel à quelques points intéressants, le fait de pouvoir dormir avec mes amis, mes sœurs c'est génial, mais au final je ne pense pas que l'entraînement martial soit fait pour moi…

Elle toisa la petite blanc et roux quelques instants, puis baissa la tête pour retourner à son pavot. Elle tira une feuille de chêne d’une patte, souleva la coque d’une griffe et la secoua pour en faire tomber les graines sur sa feuille, qui lui servirait de paquet. Le tout dans un silence qui, s’il n’était pas coupé par le son du coquelicot séché, en deviendrait insupportable. Quand elle eut fini, elle le rangea dans un coin avec le reste, et se retourna vers l’apprentie, considérant enfin sa présence.

— Tu n’as pas besoin d’être douée au combat pour être une bonne guerrière. La chasse, ça suffit.

Elle se rappela sa sœur, Doux Alizé, trop gentille et… douce, pour être réellement douée au combat. C’est peut-être ce qui lui avait couté ses yeux, après tout. Mais elle restait malgré tout une excellente guerrière, qui avait mérité son nom.

— Mais tu veux parler, alors on va parler. Tu crois qu’ils font quoi les guérisseurs, mh ? C’est quoi leur rôle, d’après toi.

Vent du Nord leva un sourcil. Pour une apprentie de son âge, ce n’était pas mal du tout. Elle avait du réfléchir longuement à la question, ce qui, à son sens, était une bonne chose. Mais il manquait quelques détails cruciaux.

— C’est pas mal. Je vois que tu y as pensé, ajouta-t-elle, parce qu’elle considérait que ça avait au moins le mérite d’être précisé. On peut traverser les frontières, oui. Mais tu oublies quelques détails cruciaux. On n’annonce pas « qu’un chat » est parti, ou qu’une naissance à eu lieu. On ne soigne pas « des chats ». On soigne notre famille, nos camarades de Clan. Bien sûr, le code exige que l’on soigne n’importe qui, Clan ou non, mais tout au long de ta vie, ce seront eux que tu accompagneras surtout. Suis moi.

La guérisseuse se leva, quitta la chambre des galeries de son antre où étaient rangées les plantes et divers remèdes, pour traverser un petit tunnel en contre bas et rejoindre ce qui lui servait de chambre. Il y avait toujours deux nids — le sien, et celui de Nuage de Neige qu’elle n’avait jamais su défaire.
— Installe toi. On sera plus à l’aise pour discuter, ici.
Le sujet n’était pas des plus simples à aborder, alors elle préférait qu’elles soient toutes les deux au calme, moins susceptibles d’être dérangées (notamment par Moineau, par exemple). D’un geste de la queue, elle l’invita à s’installer sur le petit nid, et s’assit sur le sien.

— Je préfère être franche : suivre cette voie te fera perdre la tête, un jour ou l’autre. La raison pour laquelle les guérisseurs sont condamnés à rester seuls, à ne pas aimer et ne pas avoir d’enfant, c’est pour éviter de soit la perdre plus tôt que prévu, soit pour limiter la casse.
Elle repensa à Lunaire, à sa lente agonie, au jour où elle avait prit conscience qu’elle ne pouvait rien faire d’autre que de la regarder mourir. À la douleur qui avait tordu son cœur ce jour là, puis tous les jours qui avaient suivi jusqu’à sa mort, puis tous ceux après ça. Elle pensa à Nuage de Coccinelle.
— Un jour où l’autre, tu te retrouveras là, à regarder ta mère ou ton père ou l’une de tes sœurs, ou ta meilleure amie, souffrir et se diriger lentement vers la mort. Parfois, c’est inévitable. Il n’y a rien à faire, si ce n’est l’accepter, apaiser la douleur et, quand ce n’est plus possible, précipiter la chose en les tuant rapidement grâce à l’empoisonnement. Nuage de Neige, au moins, avait la chance d’être fils unique…
Et c’était déjà arrivé, plus d’une fois. Les chats blancs — et plus particulièrement ceux aux yeux rouges — du Clan, plus nombreux que dans le reste de Cerfblanc, semblaient maudits, développant un beau jour des plaies et des infections qui commençaient en général par le bout des oreilles, pour finalement s’étendre sur tout le reste du corps lentement mais sûrement, avant de les emporter vers les Étoiles dans la douleur. En tant qu’apprentie-guérisseuse du Clan du Vent, elle y serait confrontée un jour ou l’autre.
— Il faut rester fort, même dans les moments les plus difficiles. Même au court d’une canicule qui emporte des chats qui te sont chers, ou au court d’une épidémie qui décime la moitié du Clan. Un guérisseur qui flanche et s’effondre devant tout le monde n’envoie qu’un seul message à ses camarades : qu’il n’y a plus d’espoir et que tout est foutu. Et ça ne doit jamais arriver. Même si tous tes proches meurent dans un accident dramatique, il faut savoir garder la tête haute. Le guérisseur est un pilier du Clan, et il est seul.

Elle marqua une pause, pour laisser l’apprentie digérer toutes ces informations, mais aussi pour les digérer elle-même.

— J’avais à peu près ton age — un peu plus, peut-être — quand j’ai aidé ma mère à mourir. Quelques lunes de plus pour ma meilleure amie, puis pour ma propre sœur. Et, il y a peu de temps, c’est à mon apprenti que j’ai donné du poison. Est-ce-que malgré tout cette voie d’intéresse toujours ? Ah, et ne va pas croire que ça te dispensera de tes entraînements martiaux. Tu continueras d’apprendre à te battre avec Lune Glacée jusqu’à ce qu’elle te juge assez forte pour que, apprentie-guérisseuse ou non, tu puisses avoir le niveau attendu d’un guerrier avant son baptême.

L’apprentie poussa un cri d’étonnement, visiblement estomaquée par tout ce qu’impliquait le rôle d’un guérisseur. Et encore, elle ne lui avait même pas tout dit. Vent du Nord ne réagit pas et, pendant un moment, le silence plana dans la chambre aux deux nids. Si elle pouvait encore entendre correctement, les bruits d’un campement animé, de chatons chamailleurs, et d’une légère pluie qui commençaient à tomber lui seraient parvenus. Mais il n’y avait rien pour elle, rien d’autre que le silence et la solitude.
— Mais… ça veut dire que je vais te voir mourir, toi aussi ?
Vent du Nord lâcha un rire à gorge déployée.
— AHAH ! J’espère bien ma p’tite. J’ai au moins 40 lunes de plus que toi, et ça me ferait bien chier d’enterrer un nouvel apprenti. Si je te forme, c’est pour que tu me remplaces quand je ne serais plus là après tout.

Prendre conscience de la mort — de sa propre mortalité, et de celles des autres autour de soi — était toujours quelque chose de particulièrement difficile à digérer. La guérisseuse y avait été confronté dès le plus jeune âge, et pendant longtemps la mort avait été un sujet d’angoisse à ne plus en dormir la nuit, à vouloir surprotéger ses sœurs quitte à en agresser ses camarades de pouponnière. Mais les choses avaient changé après sa première visite à la pierre de lune.
— Ton rapport à la mort changera quand tu iras à la Pierre de Lune. Les guérisseurs ne vivent pas le deuil et la mort de la même manière que les autres. Bien sûr, ça a ses hauts et ses bas…

Depuis un moment déjà, elle avait commencé à refuser de revoir sa famille à la Pierre de Lune, et aussi étonnant que cela puisse paraître, ça lui avait fait du bien. Les revoir chaque lune presque tous réunis là-haut, alors qu’elle était là seule avec sa sœur inconsolable lui donnait des pensées macabres. Et si elle allait voir Doux Alizé, et lui proposait d’avaler une baie d’if ensemble ? Comme ça, elles seraient toutes les deux réunies avec leurs parents, leur sœur, ses enfants et leurs amis. Dès qu’elle avait commencé à remarquer ses pensées, elle avait compris que quelque chose n’allait vraiment, vraiment pas, et que pour son propre bien et celui de sa sœur, il fallait qu’elle prenne ses distances.
Ne pas trouver les défunts au sein des Étoiles était également la plus déchirante des souffrances. Combien de temps passé à chercher Tâche d’If, là-haut, pour finalement comprendre qu’elle n’était pas là et ne le saurait jamais, parce qu’elle était piégée avec Étoile de Suie dans la terrible Forêt Sombre ?

— Je… comprends ? Enfin j'essaye de réaliser et c'est dur. Mais en même temps, je ne me vois pas pour autant devenir guerrière. Je sais pas, j'ai pas cette lueur dans le regard comme cocci ou même pap' quand elle parle de leur avenir et de leur entraînement, c'est un avenir que je trouve désagréable, comme faux. Et pour tout ce que tu m'as expliqué, je me dis qu'en grandissant j'arriverais sûrement mieux à gérer et encaisser… Et puis tu seras là, pour me guider, hein ?
— J’espère, lâcha Vent du Nord. Je ne sais pas. Il n’y a pas de raison que non, mais je ne peux pas te l’assurer. Mais si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre. Quand il avait ton âge, mon propre mentor, Silence d’Hiver, s’est retrouvé tout seul sans personne pour le former. C’est l’ancien guérisseur du Clan de l’Ombre, Esprit Soucieux, qui s’est chargé de son apprentissage. Quand le Clan de la Rivière s’est retrouvé sans guérisseur à la mort d’Écho des Ruisseaux, c’est moi qui ai formé leur guérisseur actuel, Feuille de Saule. Quand un apprenti perd son mentor, il suffit de lui en donner un autre. Pour les apprentis-guérisseurs, c’est plus délicat. Comme je te l’ai dit, nous sommes seuls. C’est un fardeau à porter, mais il nous permet de rester debout même dans la souffrance.

Elle espérait pouvoir former jusqu’au bout sa future apprentie, mais les temps étaient toujours tellement incertains. Cette vie qu’elle s’imaginait entourée de ses deux sœurs avait vite disparue. Toutes ces vies si jeunes fauchées avant l’heure devant elle lui rappelaient sans cesse l’incertitude et l’instabilité de sa propre vie. C’était d’ailleurs pour ça qu’elle avait accepté de reprendre un apprenti si tôt : pour le bien de son Clan, pour ne pas avoir à les laisser à nouveau sans guérisseur comme ce fut le cas par le passé.
Une idée germa dans sa tête — une idée qu’il fallait encore faire grandir — pour ne pas laisser les apprentis seuls quoi qu’il arrive, pour qu’ils ne soient pas bouleversés et perdu en cas de départ précipité de leur mentor, et pour que leurs connaissances ne se perdent jamais. Elle en parlerait à tous les autres, dès que cette idée serait peaufinée.
— Quoi qu’il arrive, tu ne seras jamais laissée seule tant que tu ne seras pas prête. Si tu penses avoir prit ta décision, alors j’irais en parler à Lune Givrée puis Étoile du Cobra. Tu as encore le temps de réfléchir, tu sais. Il n’y a pas beaucoup de chats qui sont venus me parler de leur envie de devenir apprenti-guérisseur. Il y a bien eu Nuage Doux, mais il a vite changé d’avis après mon discours. Je crois que ta sœur, Nuage de Papillon, a voulu m’en parler, mais elle n’a pas vraiment osé.