Il faut être responsable, parfois - Nuage de Grenouille

Les jours passent et ne se ressemblent jamais. Nuage de Grenouille avait décidé de voir le bon côté des choses : elle était libre, libre de choisir ce qu’elle ferait de ses journées, ce qu’elle allait apprendre, qui elle allait observer ce jour là. Elle grandissait plus lentement que les autres, certes, mais elle grandissait. Avec force et acharnement, elle finirait par parvenir à quelque chose. Elle le savait. Elle prendrait le temps qu’il faudrait mais elle ne laisserait jamais, jamais Branche Pâle lui briser ses espoirs.
Alors quand cette dernière la réveilla en sursaut aux premiers éclats de l’aube, elle fronça les sourcils. « Dépêche toi. » C’était une blague ? « Dépêche toi », serieux ? Elle l’avait attendue pendant des jours et des jours, et voilà que Mâdame se décidait enfin à venir et exigeait d’elle qu’elle se dépêche ? Nuage de Grenouille ne dit rien, mais elle pensa un « va te faire foutre » si fort qu’elle n’aurait pas été étonné qu’il rebondisse sur les parois de l’antre des apprentis.

Elle prit tout son temps. De se faire une toilette brève mais suffisante, de s’étirer… avant de se lever. Elle avait capturé ses premières proies, et sa mentor n’en savait sans doute rien. Elle avait apprit ses premiers mouvements de combat, et elle l’ignorait probablement. Elle ne savait rien d’elle, et n’avait jamais cherché à apprendre quoi que ce soit au sujet de son apprenti.
Nuage de Grenouille ne donnerait certainement pas du sien non plus. Pas pour elle.
Elle passa devant sa mentor, quittant le campement sans un bonjour ni un au-revoir, sans l’attendre, sans rien dire. Prétendant que la guerrière pâle n’existait tout simplement pas. Elle n’avait de compte à rendre à personne. Elle se débrouillerait bien toute seule.

Bien sûr que Nuage de Grenouille avait parlé de sa nouvelle mentor à sa mère. Elle en avait même pleuré, grogné, serré les dents… et Vif-Argent lui avait donné bien des conseils, qu’elle comptait évidemment mettre en pratique aujourd’hui. Elle faisait une bonne apprentie, après tout, pour peu qu’on veuille se donner la peine de faire le strict minimum en tant que professeur bien sûr.
Branche Pâle lui attrapa la patte, le regard furieux. Elle n’aimait pas ça. Elle n’aimait pas ça du tout, alors pour se calmer, Nuage de Grenouille prit une grande inspiration. « Lâche moi. » On ne la touchait pas comme ça sans prévenir — jamais. Sauf Nuage de Salamandre ou Nuage de Crocs. Eux avaient le droit, mais c’était différent.
— Petite ingrate ! Je suis ta professeure et tu me dois le respect.
Se retenir de rire jaune fut délicat — mais avec un peu de retenue, elle y parvint. Depuis toute petite, elle détestait ça : ces adultes qui se permettaient de traiter les enfants comme de vulgaires déchets pour exiger un respect sans faille en retour. Non, ça ne marchait pas comme ça. Elle aussi avait droit au respect.
Elle aurait voulu tout lui déballer à la face, lui crier dessus, lui hurler tout ce qui lui passait par la tête et surtout ses conneries sur le « respect » à sens unique, mais Vif-Argent lui avait donné un conseil précieux : bien souvent, le silence ou quelques mots font bien plus mal que de longues phrases interminables, qui ne font que dévoiler que l’on perd la face, que l’on perd les moyens, et donnent satisfaction à l’ennemi. Parce que même si elle faisait parti de son Clan, Branche Pale était une ennemie à ses yeux : elle ne désirait pas sa réussite, avait l’air de se moquer du bien être du Clan en général, de ne se concentrer que sur sa petite personne quitte à écraser les autres.
— Ne t’avise pas de me manquer de respect de la sorte une nouvelle fois. Tu ne sais pas à qui tu as à faire.
— Toi non plus.
C’était vrai. Les deux femelles ne se connaissaient absolument pas. Nuage de Grenouille avait bien cherché à se renseigner, mais ne connaissait de fait que des rumeurs et des « on-dit » à son sujet. Branche Pale, de son côté… n’avait sans doute même pas essayé, elle n’en doutait pas. Enfin bon, le résultat était là : mentor et apprentie n’étaient rien de plus rien de moins que deux étrangères, au final.
— J’t’ai pas attendue pour commencer mon entraînement, surtout quand j’ai vu le résultat avec Rafflésie. Bon, tu permets ? J’ai du boulot.

Branche Pale et Nuage de Grenouille ressemblaient davantage à deux étrangères en pleine dispute de frontière qu’à un duo mentor-apprentie. Les deux femelles se détestaient, cela ne faisait aucun doute : leurs yeux jetaient des éclairs, leurs langues crachaient du poison, et si elles avaient pu se sauter à la gorge pour en finir, sans doute qu’elles l’auraient fait. C’est d’ailleurs sans doute ce qui passa par la tête de Branche Pâle, quand elle lui dit :

— Ah ben tant mieux. Si tu as appris tant de choses sans moi. Suis-moi, nous allons nous battre.

Nuage de Grenouille grommela, mais se décida à la suivre malgré tout. Elle ne voyait pas cette proposition comme un danger, mais plus comme une chance, une occasion de lui montrer tout ce qu’elle avait apprit jusque là. Face au marécage, elle déchanta rapidement. La boue et l’eau vaseuse lui montait jusqu’en haut des pattes, caressant son ventre. Il lui fallait faire de grandes enjambées pour réussir à y avancer correctement. Intérieurement, elle insulta son mentor de tout les noms, mais décida de ne rien dire à haute voix. L’apprentie prit une grande inspiration, puis se prépara. Inutile d’essayer de courir sur un terrain pareil, mieux valait sauter. Elle se positionna sur ses postérieures, gardant ses pattes avant près d’elle afin d’être ralentie le moins possible par la boue. Quand elle fut prête, elle bondit sur Branche Pâle, les griffes rentrées parce que c’est un entraînement, pas vrai ?

Branche Pâle se ramassa dans la boue, arrachant un rire — non, un fou rire à Nuage de Grenouille. C’était méchant, et pour n’importe quel autre chat elle n’aurait jamais réagit de cette manière, mais là c’était trop. Elle ne savait plus s’arrêter, rigolant à un pleurer. Bien sûr, ce genre de choses arrivait à tout le monde, mais là c’était arrivé à Branche Pâle, rendant la chose encore plus hilarante. L’apprentie prit de grandes respirations pour s’efforcer de se calmer, et se remit en position. Entre temps, sa mentor avait eu le temps de se redresser.
Courir était impossible, marcher était difficile. Sautiller et bondir restait encore la meilleure option. Cependant, il y avait toujours un moyen de rendre les choses plus facile : quand la guerrière avait trébuché, et que la boue avait atteint son visage, Nuage de Grenouille avait réalisé que si les yeux avaient été touché, elle aurait pu aveugler temporairement Branche Pâle et prendre l’avantage. Alors c’est ce qu’elle fit. Dès qu’elle fut assez proche, elle envoya d’un coup de patte la boue voler jusqu’à sa face, priant pour que ça marche. De cette manière, elle pourrait tenter une approche.