Chouette, j’suis perdu || Nuage d’Escargot - end

C'est normalement à ce moment qu'on dit qu'un héros arrive. Que Petite Glycine n'était pas vraiment seul, que son calvaire d'avoir été arraché de ses terres et emporté dans un nid de chouette allait bientôt tirer à sa fin, et qui sait si elle ne déboucherait pas vers une nouvelle amitié après être rentré sagement chez lui?

Nuage d'Escargot, du Clan de la Rivière, foxait présentement les cours après avoir fui l'îlot du campement pour se réfugier dans le bruissement tonitruant des chutes d'eau. Les petites, il aimait les faire ruisseler sur sa tête; les grosses, il les craignait, il les respectait. Aujourd'hui il avait choisi de monter les cailloux qui formaient la falaise par où les chutes se jetaient et d'en haut, de tout en haut, tout lui parut si... petit. Même leur bruit lui parut petit, et pour une rare fois Nuage d'Escargot se sentit grand... Jusqu'à ce qu'une nouvelle hauteur, non-loin, ne lui fasse raidir son dos et tourner la tête et renifler l'air et la claquer en trois-temps par sa queue cassée.

Il y avait un étranger.
Il y avait un étranger dans les airs - son nez lui dit même dans un arbre.
Il n'y avait personne d'autre autour de lui.

Dix cliquettis s'ensuivirent. Ses griffes sortirent de leur fourreau et la fourrure de l'apprenti se hérrissa sur son dos, car il tenait là une occasion. S'il ramenait un corps à Étoile Déchirée, peut-être qu'elle le verrait enfin comme digne de devenir un guerrier. Peut-être qu'elle le nommerait Alpha -- peut-être même qu'elle changerait enfin son putain de nom.

Avec un courage qu'il n'avait pas et une rage qui n'était pas la sienne et un grondement sourd comme le coâ d'un crapaud, autant dire que Petite Glycine était tout seul, quand son prétendu héros n'était nul autre que Nuage d'Escargot.

Peut-être qu’il aurait préféré rester seul, en fait. L’inconnu était déjà terrifiant en soi, mais c’était encore pire quand il était vivant. Petite Glycine avait appris à ses dépends, notamment grâce (ou à cause de ?) à Petit Frelon et Patte Tigrée, que même les chats pouvaient avoir de mauvaises intentions sans raison particulière. Être méchant juste pour le simple fait d’être méchant. Si on ne pouvait même pas se fier aux membres de son Clan, qu’en était-il des étrangers ? C’était la première fois qu’il en rencontrait un, et il n’était jamais censé en avoir vu un à son âge. Pas avant ses six lunes, pas avant son baptême. Et ça, c’était pour une raison. Les règles n’existaient pas sans but — elles étaient là pour les protéger, on lui avait dit et redit. Il sortait de l’ordre des choses, encore une fois, et ça allait lui attirer des problèmes comme toujours.
Le chaton se mit à feuler furieusement.
— RECULE !! J’te préviens, on dirait pas, haw, mais j’suis-- j’suis un apprenti moi !! J’peux te taper !
Pas très convaincant, alors qu’il n’était même pas haut comme trois pommes et tremblait comme une feuille. Mais bon, qui ne tente rien n’a rien. Tout ce qu’il voulait, c’était survivre.

Puisqu'il avait ses yeux exorbités rivés dans le feuillage de l'arbre, entendre une voix fuser du pied de ses racines envoya Nuage d'Escargot bondir du haut de ses jambes en roseau.

— RECULE !!
— GWAH!
— J’te préviens, on dirait pas, haw, mais j’suis-- j’suis un apprenti moi !! J’peux te taper !

Ce qu'un apprenti d'ailleurs fichait sur leur territoire n'importait pas vraiment à Nuage d'Escargot, moins que l'idée de le mettre à terre, de l'enterrer, marquer sa disparition dans l'écorce d'un arbre et son NOM mais quelque chose l'arrêta. Ce n'est pas le ton de la voix qui le fit se stopper, ni le sens de ses mots (quoique après avoir affronté le Petit Cauchemar Gris des Landes, il y avait une sorte de soulagement qui venait quant à s'adresser à un étranger intelligible), ce fut l'odeur.

Un peu à latence, Nuage d'Escargot se rendit compte qu'il n'avait plus les pieds dans les galets, que les chutes étaient encore plus petites derrière et bien que l'odeur de son adversaire venait évidemment d'ailleurs, elle ne correspondait pas à toutes celles qui embaumaient le territoire. Et toutes celles qui embaumeaient le territoire ne correspondait pas au limon, au sable, aux écailles et au poisson qui venait des leurs.

Son poil redescendit, et Nuage d'Escargot poussa un soupir; encore que traîner un intrus sur les terres lui vaudrait toutes les louanges qu'il voulait, il doutait que pêcher n'importe quel étranger en terres libres ait le même effet...

Il y eut un mouvement entre les racines, et Nuage d'Escargot croisa enfin le regard de son ridicule petit adversaire. D'yeux gros comme des billes, jaunes, accentués par un masque en face tout blanc et une fourrure fournie autour du cou. Le reste se mariait dans les ombres avec ses épaisses marbrures, et sous les rayons qui perçaient le feuillage son poil prenait une teinte comme des hématomes sur la peau.

— Si tu m’touches, j’vais l’dire à mon papa !! pialla le chaton, c'était un chaton, Nuage d'Escargot s'en rendait compte maintenant, Et il va venir te casser la gueule !

Immédiatement Nuage d'Escargot se tendit et se tordit la nuque pour fureter les parages du haut de ses jambes en roseau. Ses griffes se recourbèrent dans leurs fourreaux, et tout en même temps il détourna le nez et les yeux et puis tout son corps en reprenant le chemin vers les chutes, sa queue cassée s'agitant derrière.

Nuage d'Escargot avait beau se savoir assez stupide et assez furieux pour affronter un seul adversaire (le Code du Guerrier parlait de protéger les chatons, mais il n'avait aucun souvenir d'avoir été protégé quand il en était un), il se savait aussi incapable de se défendre contre deux. Mieux valait mettre les voiles avant que le père du chaton ne se pointe.

— Ouais c’est ça va-t-en !

Il s'en allait, justement. Disons que Nuage d'Escargot n'avait pas envie de risquer les griffes d'un autre père, et encore moins d'être témoin de ces mêmes griffes dans le nez d'un autre chaton. Son nez lui démangea et il éternua sans cérémonie, pressant le pas.

Il n'était pas Morsure de Requin, il n'avait pas le rire facile. Il n'était pas Cendre Argentée, il n'avait pas son vocabulaire. Il n'était Nuage de Poulpe, il n'avait pas ses connaissances. Il n'était pas Chardon Marbré, il n'avait pas son...

Courage.
Sa force.
Sa... charitabilité.

Même Nuage de Crocs aurait pu tourner cette aventure en quelque chose d'amusant. Il aurait sans doute invité le chaton à jouer; à chasser des algues, à se pourchasser. Et Nuage de Grenouille, elle, elle l'aurait invité à, à chasser, tiens. Elle aimait beaucoup proposer la chasse, Chardon Marbré lui avait dit qu'elle avait chassé un corbeau, même, et Nuage d'Escargot avait. Bon, il n'avait pas souri, mais il n'avait pas sourcillé, même si... J'veux dire...

Elle avait chassé ce corbeau... Sans eux?

— Mon père c-c-c-- c’est l’chef ! pialla à nouveau le chaton, et Nuage d'Escargot se stoppa, mais ne tourna pas sa tête. Un hullulement du haut de l'arbre ponctua la dernière interjection, peignant une image emberluée de la situation. Étoile Masquée ! Mon père c’est Étoile Masquée et- et si tu m’laisse tout seul, t’auras des problèmes aussi, haw !

Il en doutait. D'abord, il n'avait pas dit son nom au chaton. Ensuite, il était facilement oubliable - même s'il décrivait à son chef qu'il avait été malmené (?) par un grand chat gris tremblottant, des grands chats gris tremblottants, il y en avait partout.

Mais surtout, qu'est-ce qu'il voulait dire par "tout seul"? Son père était dans les parages, non? Il lui avait dit qu'il lui casserait la gueule. Nuage d'Escargot secoua sa tête, et pressa son pas.

Plus loin il s'en irait, mieux il se porterait, mais le chaton - ou plutôt, la chatonne, en avait décidé autrement. Elle se mit à le suivre - à essayer, braillant plus fort encore que la dernière fois pour tenter de l'hameçonner.

— ME LAISSE PAS TOUT SEUL ! Qu'est-ce que c'était désagréable, cette voix qui perçait. Il avait envie de sortir les griffes. Est-ce que c'est comme ça que Griffe de Jais se sentait avec lui? Je veux pas mouri-i-iiiir !!!

Oui, ça, personne ne le voulait, mais elle encore moins, car elle redoubla d'ardeur et étira ses foulées jusqu'à s'emmêler les pattes. Elle ouvrit grande sa bouche pour pincer le bout de la queue cassée à Nuage d'Escargot et la lui saisir, et tout d'un coup on ne sut plus qui des deux était celui qu'on avait hameçonné. Sa queue tenta de se libérer de ses dents, mais elle était cassée: bien que les muscles de la racine se tendirent, plus on la descendait plus elle perdait son tonus alors à peine plus que le ridicule bout ébourriffé se mit à s'agiter, près des dents qui tentaient de le retenir.

Là, comme ça, avec ses longues pattes en roseau, Nuage d'Escargot aurait pu lui décocher un coup de pied et l'assomer. C'était alléchant, l'idée de retourner aux chutes d'eau et de faire comme si de rien n'était, voire même d'oublier cette intermission, mais alors qu'il recourbait le genou, flexait le jarret, préparait sa ruade, son regard croisa les larmes de la chatonne et il y eut comme un remoud.

Aussi sa patte retomba au sol, dévisageant, perplexe, la bave et la morve qui lui collaient aux poils de queue alors qu'une ridicule petite contre-tension tira dessus. Ce fut assez - pour le chaton, qui réussit à s'asseoir, et pour Nuage d'Escargot, qui perdit l'équilibre. Il tituba sur ses grandes cannes et alla s'affaisser dans l'herbe sans la moindre interjection.

C'est qu'il y était habitué.

C'est aussi pour ça qu'il ferma ses lourdes paupières, et qu'il se laissa ronfler un soupir, dirigeant l'air sur les longues mèches de sa serpillère de poils sur la tête. Un coassement gonfla sa gorge, et il entrouvrit la bouche, sortant les dents mais pas assez pour se faire menaçant:

— ... Lâche.