Ennuis sexuellement transmissibles || Queue de Lézard - abandon

Un peu plus de deux lunes s’étaient écoulées depuis la guerre qui avait opposé le Vent et la Rivière. Le temps avait repris son cours, depuis, et toutes les choses semblaient paisibles. Les guerriers allaient et venaient au camp, les oiseaux chantaient, les brochets remontaient le courant de la rivière alors que les vagues caressaient les flancs de la rive. Seule la course effrénée de Source de Secrets vint briser tout ce calme plat.
La lune dominait le ciel sans nuage, et ses rayons venaient se refléter sur le blanc de son pelage, illuminant ses yeux bleus dans la pénombre. Sa gueule entrouverte et ses oreilles basses trahissaient son anxiété. Il y avait un problème — un sérieux problème. Était-ce comme ça que Jolie Abeille s’était sentie, elle aussi ?

Tout avait commencé cinq jours plus tôt. Cinq jours depuis lesquels la fatigue l’écrasait autant que la chaleur, depuis qu’elle avait plus faim que jamais, et n’était plus rebutée par aucun poisson. Pire — elle en aurait presque réclamé. Elle s’était aussi sentie plus grosse, moins agile, mais avait rejeté la faute sur son régime alimentaire des derniers jours. C’était gras après tout, le poisson. Puis elle s’était mise à vomir un matin, alors que son ventre était encore vide. Une indigestion de la veille, s’était-elle dit. Sauf que cela s’était répété. Encore. Et encore. Elle avait essuyé l’idée folle qui lui avait traversé l’esprit d’un coup de patte. Sans doute juste une petite maladie, ça passera tout seul. Pourtant, elle n’alla voir ni Feuille de Saule, ni Nuage de Poulpe, car le doute subsistait. Là, caché, dans un coin de sa tête. Elle savait que si c’était le cas, ils s’en apercevraient, et il ne fallait surtout pas que cela se produise. Car si elle… si elle l’était effectivement, alors elle savait qui était le père.
Et il n’était pas de la Rivière.

Ce matin là, la guerrière su qu’elle ne pouvait plus se permettre de nier la vérité. Elle avait vomi, encore, et avait dévoré son repas comme si elle criait famine, encore. Et les chats autour d’elle commençait à le remarquer. Elle ne pourrait pas le cacher très longtemps, et encore moins à mesure que son ventre s’arrondissait. Car si cela devait faire un peu moins d’une lune qu’elle était enceinte, ses rondeurs lui donnait l’impression d’y être à deux semaines de plus.

Il fallait qu’elle rentre au Tonnerre bientôt, qu’elle le veuille ou non. Elle n’avait plus le choix. Pour elle, et pour… ce qu’il y avait dans son ventre. Rester à la Rivière, c’était risquer l’exil, ou pire — la mort. L’accepteraient-ils à nouveau, dans la forêt ? Elle se mordit la langue — elle verrait plus tard, il y avait d’autres priorités. La silhouette de Queue de Lézard, qui l’attendait sur les rochers du soleil comme à chaque quart de lune, se dessina au loin. Elle plongea dans la rivière, nagea jusqu’à la rive comme si des chiens la poursuivait, et pila net lorsqu’elle se trouva devant lui. Haletante, ses pattes tremblaient après tant d’effort.

— Queue de Lézard, on a-- elle s’arrêta pour reprendre son souffle. J’ai- Il y a un- un gros problème.

Ses craintes étaient contagieuses. Elle vit le visage de Queue de Lézard se décomposer, sa joie s’envolant comme des moineaux à l’approche d’un apprenti pas assez expérimenté, pas assez discret. Bien sûr qu’elle s’en voulait, mais avait-elle un autre choix ? Elle aurait pu lui cacher, rester à la Rivière et trouver une solution comme sa propre mère avant elle, mais elle devait lui dire. Elle lui devait bien ça. Elle… leur devait bien ça — jamais elle n‘élèverait ses petits dans le mensonge, ce même mensonge qui avait brisé sa vie, celle de ses sœurs biologiques, et provoqué tant de victimes collatérales qui auraient pu être évitées. Plus de secrets mortels, son Clan en avait déjà bien trop souffert.
Elle chercha ses mots, ouvrit la gueule pour lui dire — mais comment ? « Je suis enceinte », « j’attend des petits », « tu vas être papa » ? Il y avait tant de façons de l’annoncer et la nouvelle reine n’avait aucune idée quant à la façon de s’y prendre.
Mais le mâle prit les devants.

— Elle sait, c'est ça ?

Ses oreilles se redressèrent d’étonnement, et ses cils se mirent à battre comme un papillon prend son envol. Il l’avait deviné ? D’un côté, c’est vrai qu’elle s’était arrondie assez rapidement ces derniers jours, et que le contraste avec leur dernière rencontre devait être flagrant — pire encore maintenant que son pelage était trempé par l’eau de la rivière et lui collait à la peau. Source de Secrets poussa un soupir de soulagement. Voilà qui lui facilitait la tâche… Ses épaules se relâchèrent, et toute la tension dans son corps avec elle. Toujours un peu prudente, elle s’autorisa un geste d’affection, reposant sa tête contre l’épaule du guerrier.

— Pas encore, mais ça ne saurait tarder. D’ici une à deux semaines, je crois que je ne pourrais plus le cacher… Feuille de Saule a l’œil vif, il finira par le remarquer tôt ou tard.

La réalité la frappa en plein visage. Si Queue de Lézard avait été capable de le remarquer si vite, alors peut-être même que certains guerriers de la Rivière savaient déjà. Elle avait peu de temps, et, à cette heure, aucune solution.

— Je ne sais pas quoi faire. Sa voix se brisa. Je ne sais pas ce qu’ils me feront quand ils le découvriront, et je ne sais pas ce qu’ils feront au Clan si je prend la fuite… je ne sais même pas s’ils m’accepteront à nouveau, au Tonnerre…

Elle se sentait bien à ses côtés. Plus… paisible. C’était un sentiment de bien-être qu’elle n’avait jamais ressenti avec d’autres chats. Avec aucun de ses parents, car à l’époque où elle pensait encore que Coup de Foudre était son père biologique ils étaient toujours mal perçus par le reste du Clan, et ne parlons même pas de ses deux géniteurs… Avec aucun de ses adèlphes, et c’était devenu pire depuis les révélations qui l’avaient éloignée d’eux. Avec aucun des membres de son Clan, qu’il s’agisse du Tonnerre ou de la Rivière, car elle se sentait étrangère à tous. Mais avec Queue de Lézard, c’était différent. Jamais tout blanc ni tout noir, bien sûr — lorsque Nuage de Rossignol revenait la hanter et que ses angoisses prenaient le dessus, il devenait l’un de ceux qu’elle voulait à tout prix éviter, rongée par le remord. Mais en temps normal, quand tout allait bien, elle se sentait en sécurité, chez elle, quand elle était près de lui. Ils partageaient des peines, des peurs, des réjouissances, aussi. Certaines qui arriveraient très bientôt, d’ailleurs, et elle se sentait si légère depuis qu’il l’avait compris et si bien accepté, et-

— Le plus vite tu seras revenue, le plus vite tu seras hors de danger si elle ne sait pas encore pour nos escapades.

Source de Secrets releva la tête et, immédiatement après, recula de quelques pas. « Oh non non non non non… » murmura-t-elle. Il y avait eu un malentendu. Il n’avait pas compris. La reine en devenir fit les cent pas, formant des cercles angoissés sur la froideur des hautes pierres. Elle n’avait plus le choix, il fallait lui dire, et elle ne pouvait pas passer par quatre chemins.

— J’attend des petits, dit-elle avec une voix aussi basse qu’un cri de mulot, pour s’assurer que lui seul parmi tous les animaux de la forêt puisse l’entendre. Tes petits.
Elle sentit l’angoisse remonter, la prendre à la gorge, et se mit à pleurer.
— Je les sens déjà, Queue de Lézard ils- ils sont là et-- et il ne me reste plus beaucoup de temps avant que tout le monde l’apprenne.