Une histoire de foulard || Queue de Babouin

— Le solitaire, tu veux dire?

Nuage de Grenouille hocha la tête avec entrain.

— Oui ! Le gros matou écaille de tortue avec un collier bizarre mais trop cool tout rouge autour du cou !
— T'es pas sensée trainer avec les solitaires. Et eux sont pas sensés trainer chez nous.

En guise de réponse, l’apprentie leva les yeux au ciel. Cette logique était ridicule. Tonton avait beau être un solitaire, il était tout sauf une menace. Si leur territoire était faible au point de pouvoir être remis en cause par un seul chat inoffensif, alors elle ne comprenait pas qu’il puisse encore tenir debout. Et puis… sous quel prétexte est-ce que la pinède leur appartenait ? Elle était sans doute là avant l’aube même des Clans, et serait encore là quand ils disparaîtraient. Les arbres, les plantes, les proies, et tout l’écosystème qui composait leur territoire était quelque chose qui les dépassait. Comment pouvaient-ile le revendiquer comme appartenant à eux, et à eux seuls ? Le conserver comme lieu de résidence pour qu’ils puissent y vivre en paix avaient du sens, contrôler les frontières par rapport aux autres Clans aussi, mais en empêcher l’accès et le passage à tous ? Peu importe, Nuage de Grenouille se contentait d’ignorer les règles qui lui semblaient stupides et désuètes. Queue de Babouin n’avait pas besoin de le savoir.

— Vu la rouste qu'il s'est prit la dernière fois, Babouin pense pas qu'il reviendra sur nos terres de sitôt.

Nuage de Grenouille s’arrêta. Une rouste ? Il lui fallut se répéter ce mot plusieurs fois dans sa tête pour s’assurer qu’elle avait bien compris de quoi il s’agissait. Une rouste, ce n’était pas une proie, ni un geste amical, c’était même l’opposé. À cette simple idée, elle sentit les larmes pointer au coin de ses yeux, mais s’efforça de les retenir. En colère, elle alla piler net devant le guerrier, le foudroyant du regard. Le respect qu’elle devait à ses ainés et supérieurs, elle n’en avait plus grand chose à faire.

— T’es vraiment trop con des fois Babouin. Rien qu’une grosse brute ! Il t’avait fait quoi, Tonton ? Il s’en prendrait même pas à une mouche ! Et il sait à peine chasser.

Dans une déglutition difficile, elle ravala ses larmes. Elle ne pouvait pas croire que Tonton puisse avoir été blessé — qu’il puisse avoir été chassé si durement et si violemment qu’il ne reviendrait plus jamais ici, qu’elle ne le reverrait plus jamais à cause d’un guerrier de son Clan.

— T’avais pas le droit de lui faire de mal !

Et voilà cette chose qu’elle détestait depuis toujours; ça ne manquait jamais. Déjà à la pouponnière, quand elle était à peine plus haute qu’une grosse pomme de pin, c’était une attitude des adultes qui avait le don de la faire soupirer très, très fort. Ils avaient cette fâcheuse tendance d’exiger des plus jeunes un respect inconditionnel, tout en se permettant de ne pas retourner le privilège. Elle ne savait pas d’où venait cette sorte de tradition qui consistait à respecter les adultes et à leur parler comme des divinités alors qu’ils n’avaient même pas encore une patte sous terre et n’étaient donc pas encore des Étoiles, mais elle trouvait ça particulièrement stupide.

— Hého. T'es une apprentie. Apprend à baisser d'un ton.
En guise de réponse, elle monta encore plus le ton.
— JE PARLE FORT SI J’VEUX !
— L'autre chat est reparti la queue entre les jambes. Il était sur notre territoire. C'est notre travail de sortir les gars comme lui. C'est pour ça qu'on t'entraine.

Ça la mettait tellement, tellement en colère. C’était tellement injuste ! Tonton était peut-être le chat le plus gentil et le moins dangereux de la forêt. Personne n’avait le droit de s’en prendre à lui. En fait, personne n’avait le droit de s’en prendre aux autres de façon aussi gratuite. Car s’il y avait bien une chose qui était une certitude, c’était que Tonton n’avait rien fait de mal, et n’avait certainement pas initié le combat. Peut-être avait-il même essayé de fuir très vite, mais que Babouin ne lui avait pas laissé cette chance.

— AH OUAIS ? Bah c’est TROP NUL comme travail, et en plus, mauvaise nouvelle pour toi parce que PERSONNE m’entraîne. J’apprends tout toute seule et c’est peut-être pas plus mal parce qu’au moins je deviendrais jamais méchante et aigrie comme toi ! Et puis si t’es si sûr de toi, bah viens, on n’a qu’à aller voir Étoile Feulante ! Parce que lui, bah je suis sûre qu’il en n’a rien à faire que Tonton il vienne et donc ça voudrait dire que t’as eu tort parce que c’est lui qui décide !

Les sourcils froncés, les yeux rivés dans ceux de Babouin qui lançaient des éclairs, Nuage de Grenouille était bien décidée à ne pas le laisser s’en sortir comme ça. Pas après avoir fait du mal à Tonton.

— Et si c’est moi qui avait raison et pas toi, t’iras t’excuser à Tonton !

Il lui devait au moins ça.