Sourire d'Automne | Glycine

Le vent l'avait porté entre ses pattes. Il n'était pas rare que ce genre de chose arrive, mais c'était toujours, pour Petite Tempête, source d'émerveillement. Il n'en parlait pas, presque jamais à vrai dire. Seulement à sa mère, au creux de l'oreille et à mi-voix, presque honteusement.

Aujourd'hui, c'était son trésor. Aucun de ses frères et sœurs ne viendrait le lui voler car, aujourd'hui, hors de la pouponnière, Tempête était seul. Du moins, pensait-il.
Il était encore trop jeune pour s'éloigner de trop de l'antre où il était né, mais il était assez vieux pour en sortir et jouer à proximité. Et c'est là qu'il la vit.

Elle était légère, plate et abîmée. Sa jolie robe rousse lui donnait un aspect irréel que le chaton appréciait tout particulièrement. Il ne connaissait que cette couleur, colée sur chaque arbre. Le vert était réservé aux herbes folles et aux buissons qu'il apercevait au delà de la clairière.

D'un bon, il l'écrasa de tout son poids. Ce n'était pas un jeu, car il était concentré. C'était un entraînement, une chasse impitoyable qui mènerait, plus tard, à devenir utile au clan. L'on ne mangeait pas ça, mais un jour, c'est aux écureuils qu'il donnerait ses coups de griffes.

Le coup l'envoya voler, déforma ses extrémités dans un bruit de craquement léger. Elle tournoya dans l'air, trop légère pour le fendre et puis, doucement, elle alla se poser sur le museau d'un autre chaton.
Le souffle tout court de son exercice, Tempête se redressa sur ses quatre pattes, avisant la pelisse aux reflets violacés de sa sœur de lait.

Il afficha un regard calme, sans sourire ni animosité, mais c'est avec une certaine fermeté autoritaire qu'il lâcha :

« Recule, Petite Glycine, C'est ma proie. »

C'était son trésor.

Comme tous les chatons, Petite Glycine aimait penser qu’il pouvait s’entendre avec tout le monde. Que le monde entier était son ami, qu’ils vivraient tous sans conflits patte dans la patte et se serreraient les coudes dans les moments difficiles, quoiqu’il advienne.
Mais plus il grandissait, plus la vie lui apprenait que ce n’était là qu’une chimère impossible. Il l’avait d’abord découvert avec ce méchant guerrier gris de la Rivière et, désormais, c’était Petite Tempête qui l’agaçait.

Mais ça s’arrêtait là — il l’agaçait, c’est tout. Il ne le détestait pas. En fait, il n’avait pas le droit de le détester, parce que c’était le frère de Petite Bécasse, et elle, elle était quand même vachement chouette. Et parce qu’elle était sa meilleure amie, en retour, Petite Tempête n’avait pas le droit de la traiter de fille.
Non pas que c’était une mauvaise chose d’en être une, loin de là. Mais ce n’était pas lui. Et dans son cas, c’était plus compliqué.
Pour le moment, il mettait ça sur le dos d’erreurs d’inattentions, mais trouvait que cette erreur commençait à se répéter un peu trop souvent. Surtout depuis que son père et sa mère, Masque de Serpent et Louve des Bois, avaient bien compris que Petite Glycine était un garçon, après leur visite au cirque.

Alors, pour éviter les tensions, Petite Glycine gardait ses distances. Mais le camp n’était pas extensible, et la pouponnière n’était encore moins. Pour laisser sa sœur se reposer, il décida d’aller s’isoler dans la clairière, où il pensait pouvoir y être tranquille. Il eut la mauvaise surprise d’y croiser Petite Tempête, mais décida de l’ignorer. Après tout, cette clairière était assez grande pour deux chatons, voire plus.

Son nouveau jeu préféré, quand sa sœur dormait, c’était de sauter dans les tas de feuilles mortes, car elles faisait un bruit rigolo. Le problème, bien sûr, était justement que ça faisait du bruit, et c’est pour cette raison qu’il ne pouvait y jouer que quand Petite Feuille dormait. Il s’en voulait toujours, d’ailleurs, d’apprécier quelque chose de si incompatible avec elle.
Pour une fois, il décida de ne pas y penser, et d’un bond, sauta dans le tas de feuilles. Le bruit le fit rire, et être enseveli sous ses dernières encore plus. Il releva la tête, le pelage constellé de morceaux de feuilles mortes, et recommença, encore et encore. Il finit par prendre une pause pour reprendre son souffle et, au moment où il releva la tête, l’une d’entre elle se déposa sur son museau. Lentement. Délicatement. Amusé, il lui donna un coup de patte pour l’écraser par terre, parce que le bruit était amusant et la sensation sous ses pattes aussi, mais il fut interrompu par Petite Tempête.

— Recule, Petite Glycine, C'est ma proie.
— Haw ! Désolé ! fit-il précipitamment pour ne pas froisser son frère de lait. Il ne savait pas trop de quoi ce dernier parlait, en revanche.

Petite Glycine baissa les yeux, étudiant la feuille qu’il avait légèrement écrasé. Il la retourna, cherchant un insecte en dessous, ou n’importe quoi d’autre qui aurait pu être une proie, et ne trouva rien. Confus, il releva la tête vers Petite Tempête, un sourcil froncé.

— Ça ? Mais c’est une feuille.

Les proies, c’était les souris, les oiseaux, les papillons ou les araignées. Mais pas les feuilles.

« Haw ! Désolé ! » Elle avait reculé. Petite Tempête appréciait qu'on face ce qu'il disait de faire car, bien souvent et il le savait, il avait parfaitement raison. Il arrivait qu'on le remette en question, alors, il tâchait d'insister gentiment, mais il ne s'énervait jamais s'il n'y avait aucun danger.

Sauf peut-être quand il avait la sensation d'être attaqué ou insulté.

Il s'avança vers la feuille que Petite Glycine avait sauvagement écraser au sol - alors que c'était à lui et à lui seul de le faire - et il entreprit de la récupérer. Au début du moins, car l'air perplexe de sa soeur de lait l'arrêta en chemin et il posa sur elle un regard faussement patient, attendant qu'elle pose la question qui semblait lui tarauder l'esprit.

Elle retourna sa feuille, l'air déconcertée.

« Ça ? Mais c’est une feuille. »

Petite Tempête aurait put rouler des yeux, ou soupirer pour exprimer son agacement quant à l'incompréhension de Glycine, mais rien de tout cela lui vint.
En réalité, il ne sut pas réellement identifié le sentiment qui le traversa. Ce fut comme si son estomac se serrait, répandant une sensation froide, mais brûlante, dans tout son corps. Sa gorge se serra de sorte que les seuls mots qu'il fut en mesure de sortir furent secs.

Il fut empli d'une étonnante agressivité. Mais rien en lui ne trahissait ce calme de façade, si ce n'est ses sourcils très légèrement froncés.

« Je sais que c'est une feuille, je ne suis pas aveugle. » Il s'avança d'un pas décidé et plaqua sa patte contre le végétal mort, tout près de Glycine. Il planta son regard dans le sien, froissé. « Et je pourrais t'expliquer pourquoi je l'appelle ma proie, mais tu ne comprendrais pas. De toute façon, les filles, ça ne comprend jamais rien. »

Il était volontairement méchant, comme s'il cherchait à se venger. Mais il ne comprenait pas, au fond, et il songea qu'il disait simplement la vérité.
D'un coup de patte, il fit glisser la feuille vers lui, bien qu'à présent elle ne ressemble plus à grand chose.

« On va aller chercher tes sœurs et tu vas leur répéter tout ça en face, haw ? » D'un pas vif, Petite Glycine s'était avancé. Le poil clair de son corps, plus épais qu'ailleurs, s'était hérissé comme l'auraient fait les pics d'un echidné.
Sa bouche se tordit de colère et Tempête eut tout le loisir d'admirer d'un peu plus près ce sourire immonde qu'il détestait sans jamais le dire. Son regard s'y accrocha un instant, et puis, il le redressa vers les yeux de son vis-à-vis.

Il ne la lâcha pas des yeux, ne cilla pas, n'eut pas le moindre sursaut. Il était, avant tout et quoi qu'il arrive, aussi calme que l'eau qui dort.
Son coeur, pourtant, bourdonnait à ses oreilles. Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais lorsqu'il avait peur, il se sentait d'autant plus prompt à ne pas être physiquement brusque.

« Appelle moi encore une fois une fille, et j’te fais bouffer ta feuille toute nulle. » Et s'il aurait put répondre avec la même agressivité que l'autre chaton, il fronça les sourcils.
Le voilà perplexe, plissant les yeux comme s'il essayait de comprendre quelque chose d'indémêlable.

Il les entendait bien tous, oui, appeler Glycine au masculin. Il n'avait jamais compris; pourtant, on avait dû lui expliquer. Et même là, il s'acharnait à ne pas comprendre. Glycine était une femelle, il le voyait et le sentait bien, alors pourquoi fallait-il changer cela ? Pouvait-on seulement changer cela ?

Il ne comprenait pas. Et comme tout ce qu'il ne comprenait pas, il ne parvenait qu'à se dire que c'était les autres qui avaient tort, d'une manière ou d'une autre.

« Pourquoi j'arrêterai, dis moi ? T'es une fille. » Et il releva un peu la tête, hautain sans même s'en apercevoir.
Toujours aussi près d'elle, il n'avait pas daigner bouger d'un pas. Sa queue s'agitait derrière lui, il était tendu, prêt à l'action.

« Et j'aimerais bien te voir essayé, tiens, de me la faire bouffer, ma feuille. Je te signale que j'ai pas peur de toi et ça sert à rien d'essayer de te faire plus forte que tu l'es. » Son ton était bien plus tranquille qu'auparavant.

Comme quoi, il gérait bien plus facilement la menace que ce qu'il prenait pour des affronts.

Petite Tempête supportait mal les humiliations.

Evidemment, cela semble à la limite de la lapalissade parce qu'au fond, personne n'aime ça.
Mais, pour Tempête, c'était tout particulier.

Lui, il haïssait la sensation d'être rabaissé, les affronts. Il pouvait prendre sur lui lorsque c'était nécessaire, pour ceux qu'il aimait, mais il ne ressentait pas moins la douleur qu'était celle d'être humilié.

Il n'avait pas vraiment vu venir le coup. Ou plutôt, il ne l'attendait pas si vif, si rapide. Il pensait, au fond, que Glycine continuerait de cracher dans le vide, il pensait que si elle frapperait, ce ne serait pas pour de vrai. Parce que, pour lui, c'était impensable de blesser un membre de sa famille, du clan. Parce que, pour lui, on avait pas le droit de se nuire, par comme ça.
La survie du clan passait avant toute chose, même son égo. Les mots- Eh bien, les mots n'étaient jamais si graves. Surtout lorsqu'il avait raison.

Parce qu'au fond, il ne comprenait toujours pas la colère de Petite Glycine face à la vérité.

Tout ce qu'il comprit, c'est qu'elle était effectivement en colère.
Du moins, il le sentit.

Il vit à peine le geste qu'elle esquissa. Il y eut une seconde d'apesanteur quand sa patte fut au plus haut et, sans vraiment y penser, il se prit à admirer l'éclat des griffes au soleil avant que ces dernières ne redeviennent floues. Puis, vint la douleur. forte et atroce, elle fut vive et acérée.
Elle balaya son museau et se rependit comme de l'encre dans l'eau dans toute sa tête. Il ne réussit pas à réagir autrement qu'en poussant un gémissement de douleur, chutant contre le sol sous la force de l'impacte.

Il ploya simplement les pattes, comme s'il eut voulu se coucher et se retrouva le ventre dans la poussière. Les yeux fermés, il serra les crocs alors qu'une autre forme de souffrance inondait son estomac. Il en avait la nausée tant celle-ci était forte et lorsqu'il entrouvrit ses petites billes bleutées, ce ne fut même pas pour voir Glycine.
Sa sœur de lait lui apparaissait floue, indistincte. Ses paupières le brûlaient, il sentit de la chaleur partout sur sa peau, imbibant le poil.

Il pleurait et il saignait.

A en juger par la douleur et le sang, la blessure lui semblait grave.

« Tu disais ? »

Oh, il lui ferait bouffer son foutu sourire. Il se le jurait au travers de ses crocs serrés de frustration.
Il ne pouvait plus vraiment bouger, sans doute la douleur était-elle trop forte. Il se contenta de la foudroyer du regard, aplatit contre le sol.
Il retenait comme il le pouvait ses couinements, mais il restait un chaton et bientôt, ses pleurs s'entendirent dans toute la clairières. Pauvres et retenus, ils n'en demeuraient pas moins de vrais sanglots pousser au travers de ses crocs.

Il parvint néanmoins à articuler quelques mots, entre ses gémissements pathétiques. Il lui fallut lutter pour rendre le tout intelligible, s'y prendre à plusieurs fois, mais il réussit à le faire, tout de même.

« J'ai-... J'ai toujours p-pas... P-peur de toi-... » Et sa phrase se brisa en un nouveau sanglot alors qu'il sentit un goût ferreux et chaud emplir sa gueule.
Le sang s'était infiltré, les larmes aussi, entre le faible interstice qu'offrait sa phrase trop fière pour sa situation.

Il voulait sa maman.

Toutes ce que Petite Glycine ressentait, à ce moment là, n’était qu’un gigantesque conflit interne, dans sa tête et dans son cœur. Il détestait l’idée d’avoir blessé quelqu’un, d’avoir fait du mal à Petite Tempête. Il n’aimait pas le voir recroquevillé ainsi, se convaincre lui-même qu’il n’avait pas peur de lui alors que c’était sans doute en partie faux. Il n’avait jamais aimé voir l’expression terrifiée de Petite Nuit dès qu’elle posait le regard sur son visage, et il ne l’aimait pas plus sur la face de son frère. Il n’avait qu’une seule envie — c’était de lui dire pardon, de se mettre à pleurer, de le supplier pour qu’il accepte ses excuses et de courir chercher Moustache Hirsute et tant pis si le guérisseur bizarre lui faisait peur depuis que Bécasse lui avait fait remarqué qu’il était pas très net, ce chat.
Et pourtant… il n’en fit rien. Malgré toutes ces émotions désagréables et irritantes, il y avait cette étrange satisfaction de l’avoir fait taire, car ça avait mit fin à ce qui le faisait souffrir. Là, bizarrement, Petite Tempête ne l’avait plus provoqué en lui disant qu’il était une fille. Et ça, ça lui faisait du bien.

Mais quand Queue de Lézard débarqua en trombe dans la clairière boisée, leur demandant ce qui avait pu se passer, il ne trouva pas les mots. Il hésita, cherchant des excuses pour se dédouaner de ce qu’il avait fait, mais ça ne lui semblait pas correct. Il pensa dire toute la vérité, mais se rappeler du regard que lui réservaient les adultes dès qu’ils l’entendaient se genrer au masculin lui fit vite passer l’envie. Qui le prendrait au sérieux, dans ce Clan, s’il leur expliquait sincèrement que « il a dit que j’étais une fille, et c’est pas vrai, alors je l’ai tapé. » La majorité du Clan se rangeait du côté de Petite Tempête, au grand désarrois de Petite Glycine. Heureusement, son propre père le soutenait, et ça, ça valait tout l’or du monde.
Pourtant, quand Queue de Lézard mentionna le fait que Petite Tempête était bon pour une visite chez le guérisseur, Petite Glycine sut qu’il ne pouvait pas rester sans rien dire. Et encore moins laisser son frère de lait prendre la parole en premier et dire plein de bêtises.
Alors, ne voulant ni mentir, ni rester silencieux, il se contenta d’une vérité courte, mais efficace.
— Il m’a dit des choses méchantes, qui m’ont fait très mal, alors je lui ai fait mal aussi.
Œil pour œil, dent pour dent. Il ajouta tout de même, d’une voix plus basse et quelque peu honteuse :
— Je voulais pas lui faire aussi mal par contre…