Cheese !! || Petite Nuit - abandon

« Va donc gentiment lui proposer de jouer avec toi à la boule de mousse, lui avait conseillé Source de Secrets, comme si c’était une évidence qui allait tout réglé. »
Gentiment, elle s’était sentie obligée de préciser, comme si Petite Glycine lui avait demander quoi que ce soit sur un ton agressif. Comme s’il lui avait déjà demandé quoi que ce soit.
Parce que Petite Nuit avait peur de lui. Une peur presque viscérale qui avait, d’aussi loin qu’il s’en souvienne, toujours existé. Si au début il ne comprenait pas pourquoi sa camarade se mettait à pleurer dès qu’il s’approchait un peu trop, il avait fini par comprendre à ses dépends. Il était laid, avec ses petits yeux vicieux bien éloignés des belles prunelles éclatantes de chatons, et son sourire forcé continuel, dévoilant en permanence ses dents de lait toutes aiguisées, comme prêtes à mordre. Lui aussi, à sa place, il aurait pu peur, se disait-il. Mais il n’était pas à sa place — il était forcé de se trimballer une face moche à mille lieues de celle qu’il aurait voulu, et d’en subir la réaction des autres.
Et pour son petit cœur de chaton, c’était un fardeau sacrément lourd à porter. Il n’en pouvait plus de la voir s’éloigner comme si elle avait vu un monstre chaque fois qu’il osait ne serait-ce que la regarder. Alors Petite Glycine avait réfléchi à un plan, pour réconcilier tout ça. Enfin, « réfléchir » était un bien grand mot. Il avait posé la question à Source de Secrets et s’était contenté de la réponse parce qu’après tout, la parole des adultes est infaillible. Ça allait forcément marcher.
Confiant, quoi qu’un peu tendu malgré tout, il trottina chercher la première boule de mousse qu’il trouva et s’en alla rejoindre la petite bicolore. Adoptant le plus amical des sourires qu’il pouvait avoir, il tenta une approche — peut-être un peu trop proche, d’ailleurs.
— Salut Petite Nuit ! Ça te dit de jouer avec moi ?

Tout le monde est parti, du moins tout le monde sieste un peu. Sauf une certaine chatonne qui semble donner du fil à retordre à toutes les reines. Comme d'habitude, elle doit crapahuter quelque part, à la poursuite d'un papillon, laissant sa sœur éveillée seule. Petite Nuit s'occupe comme elle peut, jouant avec ses griffes sur le sol car cela semble faire des drôles de formes assez intéressantes selon elle. Mais l'ennui n'est plus si loin, car après plusieurs minutes à ressasser la même chose, elle ne prie que pour une session de jeux avec ses frères et sœurs, qu'ils soient de sang ou de lait. Parce que le temps est long.

Heureusement pour elle, sa bonne étoile - ou plutôt sa mère - est toujours là pour l'aider dans ces moments difficiles, car sans qu'elle ne réclame quoi que ce soit, une bonne âme lui propose de jouer. Chouette ! pensa-t-elle avant de se retourner et découvrir l'énorme sourire de Petite Glycine. Son sourire qui fait peur.

Aussitôt, elle déglutit, pinça le bas de sa bouche comme pour ravaler tous les trémolos qui pourraient en sortir si elle s'exprimait. Ce n'est pas qu'elle ne l'aimait pas, mais ses dents étaient aussi effrayantes que celles de son paternel. La difficulté résidait là, et ne pouvait se résoudre si facilement car le petiot ne savait comment cesser de sourire en un claquement de doigt.

Petite Nuit se risqua donc à regarder Source de Secrets, mais sur ce coup-là, elle serait seule puisque sa mère semblait être focalisée sur autre chose ou plutôt quelqu'un d'autre. La noiraude soupira alors, de dépit. Elle devait retenir ses larmes, sans quoi on la traiterait de pleurnicheuse, encore une fois. Mais... Avec toute la force du monde, quelques gouttes se frayèrent un chemin au bout de ses grosses billes bleues qui lui servaient de yeux, prouvant à quel point son hypersensibilité lui faisait défaut. « Hm... Moi ? » demanda-t-elle chevrotante avant de regarder aux alentours, « Tu-... Tu es sûr que tu veux pas jouer avec Bécasse... ? Elle est plus'se marrante... » puis elle baissa les yeux, persuadée qu'ainsi elle n'aurait pas besoin d'affronter un énième sourire effrayant.

Petite Glycine était tout sauf aveugle. Il voyait bien, sur le visage de sa camarade, l’expression d’horreur et de dégoût, et ne put empêcher ses oreilles de tomber lamentablement le long de son visage. Il n’avait jamais rien fait de mal, alors pourquoi la regardait-elle comme il avait pu regarder le méchant chat gris à la queue cassée ? En fait, même un aveugle aurait pu se rendre compte de son malaise quand elle se trouvait face à lui. Il suffisait d’entendre sa voix, si terrifiée et vulnérable. Même en détournant le regard, il ne pouvait y échapper.

Petite Nuit lui proposa d’aller jouer avec Petite Bécasse, plutôt. Sous entendu « vas-t-en s’il te plait ». Le chaton souffla un « haw » de déception, et, alors qu’il était sur le point de tourner les talons pour aller jouer ailleurs, se ravisa.
— Non, miaula-t-il doucement. J-J’ai envie de jouer avec toi, et pas avec Bécasse aujourd’hui.

Il jouait tout le temps avec Bécasse — et il l’aimait beaucoup, il aurait adoré aller jouer avec elle, en ce moment. Mais il voulait que Petite Nuit arrête d’avoir peur de lui tout le temps, et décida de s’en tenir à la proposition de Source de Secrets. C’était Petite Nuit, ou rien.

Petite Glycine exprima sa déception avec l'expression qui lui sied le mieux, ce haw si particulier que Petite Bécasse tentait sans cesse de reproduire sans qu'on en connaisse la raison. Leur père faisait souvent le rapprochement entre cette pauvre imitation et le bruit caractéristique de petits cabots au niveau du territoire des bipèdes.

Ainsi, la bicolore s'attendait à ce qu'il s'en aille mais il revint à la charge, exprimant son désir de jouer avec elle et non pas sa sœur. Et quelque part ça lui réchauffait le cœur. Il insistait malgré les rejets quelque peu frustrants dont elle avait su faire preuve. Petite Glycine était une bonne personne pour sûr, mais son sourire avait de quoi donner des frissons pour n'importe quel chaton. « C'est-, c'est vrai ... ? » demanda-t-elle entre quelques reniflements, se dandinant d'une patte à l'autre, ne sachant camoufler l'intérêt qu'on lui portait. Mais elle ne pouvait toujours pas se résoudre à le regarder. Car elle ne pourrait être à l'image de Petite Bécasse malheureusement.

D'un léger mouvement de patte, elle retira ces quelques larmes qui commençaient à s'accumuler au bord de ses yeux, pensant qu'il était plus que temps de faire un effort. On lui rabâchait si souvent d'être une pleurnicheuse, au point où son père en était quelque peu désespéré. Mais soit, si elle arrivait à vaincre sa peur panique, peut-être pourra-t-elle être une future bonne apprentie. « Bon... D'accord, je veux bien jouer... » lança-t-elle dans une joie à demi avouée. Car même si elle aimait bien son interlocuteur, comment pourrait-elle jouer correctement sans affronter son visage ? Il s'agissait bien là de toute l'épreuve, et le stratagème mis en place par sa propre mère.