Les Pots Cassés (Glycine)

À chaque fois qu’il avait été en danger, son père avait été là. Quand il s’était échappé avec sa sœur pour retrouver la boule de mousse perdue de deux autres chatons turbulents, il les avait retrouvé et les avait ramené en sécurité chez eux. Quand il avait été emporté par une chouette, trouvé par un chat du Clan de la Rivière et, dans ses souvenirs, avait été terriblement malmené, il était arrivé avant qu’il ne soit trop tard, l’avait rassuré.

Pour Nuage de Glycine, sa famille représentaient les piliers qui lui permettaient d’être ce jeune chat fier et courageux qu’ils voyaient en eux.
S’il était capable de faire face aux difficultés et de foncer droit vers l’inconnu, c’est parce qu’il savait qu’en cas de problèmes, son père était là pour lui.
S’il se permettait de faire face à tous ceux qui s’opposaient à ce qu’il était, vétérans ou non, sans jamais flancher, c’est parce que sa sœur n’avait jamais douté de lui, pas même au premier jour.

Avec sa famille comme brisée, il perdait tous ses moyens.
L’étreinte même légère de son père, sa queue contre ses épaules, le ramena à cette période avant le baptême, avant le chaos. Quand il l’avait sauvé après la boule de mousse ou la chouette.
D’un petit pas discret, il se rapprocha de son père, à la recherche de contact. Ça lui faisait du bien. Il ferma les yeux, prit une plus ample respiration, et essaya de se détendre.

Nuage de Glycine pleurait toujours, mais moins — c’était contrôlable, cette fois, moins saccadé par des sanglots. Il pouvait entendre les bruits de la forêt aux alentours, désormais. D’un geste de la patte, il essuya toute la bave de son menton.

Il laissa le temps passer, quelques secondes de silence, pour trouver ses mots, son souffle et le courage qui lui avait tant manqué.

— Elle a besoin de toi…

Moi aussi, se retint-il d’ajouter. Il lui dirait peut-être plus tard. Pour l’heure, sa sœur en avait plus besoin que lui.

— Ça lui fera du bien que tu sois là pour elle. Et que… … euh… tu sois juste là. Pas chercher à la rendre plus forte ni rien mais juste… passer du temps, tu vois…

Elle n’avait pas besoin qu’on lui fasse comprendre encore et encore qu’elle n’était pas assez forte, qu’elle n’était pas encore prête; qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas chez elle et qu’il fallait corriger. Nuage de Glycine connaissait ce sentiment — différemment, bien sûr, et il savait que ça le suivrait toute sa vie, mais il savait surtout que c’était une chose particulièrement douloureuse.

— Elle croit que tout le monde la déteste. Et moi je… je lui ai donné raison… en disant qu’elle était plus ma sœur… alors… tu devrais aller la voir et… et lui raconter des blagues et juste lui dire que tu… que t’es fier d’elle ou… je sais pas… je sais pas trop…

Il préférait que son père y aille, et aide sa sœur. Lui n’était pas encore prêt à y aller. Trop peur de la blesser à nouveau, trop peur d’être à nouveau trop boulversé et irrité pour contrôler ses paroles, trop peur de la voir complètement abimée et détruite. Il n’était pas prêt.

Son père lui assurait que d’ici une dizaine de lune tout cela lui paraîtrait risible. Mais c’était affreusement long, dix lunes, aux yeux de Nuage de Glycine. C’était plus long que tout ce qu’il avait vécu jusque maintenant, et ce temps là lui semblait déjà long — suffisamment pour que les premières lunes de sa vie soient déjà devenues un trou noir inexplicable, qui avait certes existé mais dont il n’en avait plus aucun souvenir. Alors qu’il lui dise cela ne fut pas réellement rassurant — il n’en répondit rien, et se contenta d’un grognement approbateur et déçu. Il voulait que tout soit réglé là, maintenant, tout de suite. Il en avait marre d’attendre — en fait, il voulait même remonter le temps et revenir dans le passé et empêcher tout ce qui s’était produit d’arriver. Ils seraient heureux à nouveau, comme avant, et ils ne seraient pas… là, dans cette forêt, à discuter de choses tristes.

— Moi aussi je lui apportais à manger et je… j’apportais pas vraiment, mais je mettais devant la pouponnière tu vois… mais elle mange pas…

Caché dans un coin à l’abri des regards à attendre de voir si sa sœur le remarquerait, il ne l’avait jamais vue manger ce qu’il lui apportait. À chaque fois, un guerrier finissait par tomber dessus et le rapportait sur le tas de gibier, là où était sa place. Et comme à chaque fois, il était déçu et inquiet que Petite Feuille reste le ventre vide. Mais si Louve des Bois était là, elle devait s’occuper d’elle, non ?
Nuage de Glycine baissa la tête, glissant le regard vers ses pattes. Elles n’étaient plus aussi petites que lorsqu’il était bébé, mais pas encore aussi massives que celles de sa mère ou de son grand père. Il avait l’impression de les voir se transformer chaque jour, et ne parvenait pas à suivre le rythme.

— Haw, j’suis pas sûr de vouloir être un grand…

Parce que c’était compliqué. Parce qu’on l’avait balancé là, tout seul, dans cette fameuse cour des grands, et qu’on lui avait imposé le poids de problèmes qu’il n’avait ni attendu ni demandé et puis voilà débrouille toi maintenant. Parce que quand il était petit, on était plus indulgent avec lui. Les adultes levaient parfois les yeux au ciel et haussaient les épaules quand il s’agaçait pour être considéré comme le garçon qu’il était, mais c’était tout. Dès l’instant où il avait pris le nom de « Nuage », ils avaient pris une approche plus frontale, s’opposaient à lui, se mettaient en tête d’être l’adulte qui réussirait l’impossible : dompter cette gamine folle et sauvage comme son père qui faisait chier tout le monde avec ses conneries. Pour dompter une bête sauvage, on disait qu’il fallait la briser. C’est ce qu’ils voulaient faire — et il n’avait plus sa sœur et son père pour ne jamais douter et ne pas se laisser faire.

— Parce que pour le moment, j’aime pas. C’est… j’veux pas que t’ai honte de moi… mais… j’aime pas. Les gens sont méchants, comme ceux dans les histoires sauf que c’est pas des histoires cette fois. Je suis tout le temps tout seul, et le monde il a trop changé d’un coup trop vite et c’est- c’est… j’aime pas… j’aime pas du tout… je veux juste que tout soit comme avant…

Les yeux rivés vers ses pattes devenues trop grandes qu’il maudissait pour cela, il continuait de pleurer.

— Pourquoi ça peut pas juste être comme avant, p’pa ?

Glycine et Serpent n’avaient pas la même experience. Et c’était tout naturel : il y avait entre eux un fossé creusé par les lunes. Si son père n’était pas si vieux que ça, par rapport à d’autres dans le Clan, il était malgré tout suffisamment âgé pour ne pas se rappeler ce que c’était, d’avoir 6 lunes. Quant à son fils, il lui était tout simplement impossible d’imaginer se mettre à la place de son père. C’était comme demander à un aveugle de naissance de décrire les couleurs : l’inconnu le plus total, quelque chose qu’il ne connaissait pas encore.

Mais son père était un héros, à ses yeux. Celui qui avait toujours surgit de l’ombre pour le protéger du danger, qui ne craignait rien ni personne et qui ferait payer quiconque lui ferait du mal. Alors même s’il n’arrivait pas vraiment à envisager que les choses pourraient aller mieux un jour (car sa courte experience de vie lui hurlait le contraire, c’était, dans sa tête, presque mathématique), il décida de lui faire confiance, et d’accepter qu’un jour des « trucs supers » lui arriveraient.

Par contre, ce n’est pas parce qu’il adorait son père qu’il n’osait pas le mettre face à ses erreurs.

— Faudra surtout pas crier à son baptême… ça lui ferait mal……… enfin, si elle se fait baptiser un jour… elle va finir par devenir une souris…

Les souris mortes. Ça faisait longtemps, mais il n’avait pas oublié. Si petites, si fragiles, si essentielles. Pleines de vie et en quelques secondes à peine, un jeune chaton pouvait la leur ôter sans aucun effort. Petite Feuille était un peu en train de se transformer en souris, à ses yeux. Petite. Fragile. Éphémère. Essentielle.

Masque de Serpent mentionna Puma, ce vétéran si respecté par le reste du Clan. Cet espèce de symbole immuable de stabilité dans un Clan qui avait à sa tête un chat tellement perché que les Étoiles l’avaient frappé avec la foudre, apparemment. Quand c’était arrivé, lui, il était au chaud avec sa sœur dans le ventre de sa mère. Peut-être était-ce pour ça, qu’elle avait si peur du bruit ?

— Puma il m’aime déjà pas et il voudrait déjà m’exploser, renifla Nuage de Glycine dans un mélange de mépris et de morve.

Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai.

— En fait c’est pas moi qu’il aime pas et qu’il a envie d’exploser c’est… c’est ce que je suis, haw. Pour lui c’est des conneries, et je crois que ça le fou en rogne, parce que, tu vois, tout serait mieux si j’étais une fille comme les autres.

Il le voyait dans le regard de nombreux autres adultes. Cette expression de déception et de mépris. Son propre reflet, qu’il percevait dans leurs yeux, lui renvoyait l’image d’un gâchis. Celle d’une potentielle « guerrière » exceptionnelle qui foutait tout en l’air pour d’autres folies et extravagances incompréhensibles, inutiles et casse-tête probablement héritées de son taré de père et de son tout aussi fou de grand-père. Personne ne le disait à voix haute, mais il savait très bien qu’ils le pensaient tous. Il l’avait bien vu, avec ces guerriers qu’il avait failli prendre en référents et qui essayaient de briser son identité, en prenant ça comme un jeu. Un défi, à celui qui arriverait à « sauver cette pauvre petite apprentie perdue de son délire pour en faire une bonne guerrière accomplie qui redresserait l’honneur du Clan. »

— J’aime pas me battre — je crois. C’est compliqué, parce que j’ai pas aimé taper Tempête et voir le sang, ça m’a… … je sais pas… le regard des autres, il était encore plus mauvais que d’habitude, et le sang de chat, ça pue, c’est pas comme celui des souris. Mais, h-haw je sais que c’est horrible, de dire des choses pareilles, et j’essaie de faire de mon mieux pour pas être un monstre… mais ça m’a fait du bien de le voir avoir mal, parce que je voulais qu’il paie pour m’avoir fait du mal comme ça comme si j’étais qu’un rien. Et je suis encore trop petit et il faut respecter les grands et tout mais… les grands qui me traitent comme ça, j’ai envie de leur… euh… leur péter la gueule ?

Cette affirmation se terminait comme une interrogation : c’est bien comme ça qu’on dit ?

— Tu dis pas ça à maman heiw ?

Parfois, Nuage de Glycine avait l’impression de se réveiller en plein cauchemar. Les récentes transformations de sa vie avaient été tellement brutales qu’elles avaient un gout d’irréel et d’impossible. Et pourtant il était bien là, les pattes ancrées dans le sol de feuilles couvertes de givre autant que dans la réalité.
Quand son père lui proposa de se battre pour lui, il lui fit non de la tête, car ce n’était pas la solution à ses problèmes. Il avait pris conscience, ces trois derniers jours de solitude, que son père ne pourrait pas toujours être là partout où il allait. Qu’il fallait qu’il apprenne à se débrouiller un peu seul. Et que sa sœur avait aujourd’hui plus besoin de ses parents que jamais — plus que Glycine lui-même.

— J’veux pas, répondit-il la tête basse. Mais… c’est gentil. Mais, tu vois, j’veux pas qu’ils croient que je dépend de toi pour me défendre parce que… si un jour t’es pas là, et que je suis tout seul, alors ils en profiteront, parce qu’ils voudront… euh… se venger, de ce que tu leur as fait à cause de moi… et puis en plus…

Il repensa à sa sœur, à la dernière fois qu’il l’avait aperçue de loin dans la pouponnière. Il y a quelques jours encore, elle ressemblait à un chaton prêt à être baptisé. Aujourd’hui, amaigrie et le pelage hirsute, elle semblait avoir perdu une lune entière. Lui qui la trouvait si forte, auparavant, la trouvait désormais aussi faible et fragile qu’un petit souriceau perdu.

— Petite Feuille, elle…… elle est tellement… petite, alors… même si ça me plait pas, faut que j’apprenne. Parce que le monde, il est… il est pas méchant, mais il est pas gentil non plus… Quand j’étais encore à la pouponnière, je m’attendais pas à ce que ce soit comme ça… c’est… pas aussi bien que ce que j’imaginais.

Ç’aurait sans doute eu une autre saveur plus interessante, si sa sœur avait été à ses côtés. Là, aujourd’hui, les idées d’aventure, de découverte et d’actions lui semblaient toutes aussi fades les unes que les autres.

Le Patron. C’est comme ça que Masque de Serpent avait pour habitude d’appeler Étoile Foudroyante. En théorie, il était le grand-père de Nuage de Glycine, puisque Louve des Bois était sa fille. En pratique… l’apprenti avait du mal à le considérer comme tel. Il avait l’impression de voir les enfants de Source plus proche de ce dernier et, dans le même temps, Source elle-même plus proche du chef que Louve. Mais sa perception des choses était sans doute biaisée, car elle se limitait à sa vie dans la pouponnière, où sa mère n’était pas restée. Il était donc logique qu’il ait plus souvent vu Étoile Foudroyante auprès de sa nourrice que d’elle.
Quand il était encore tout petit, Nuage de Glycine voyait en son chef un chat impressionnant et beau, qui lui inspirait le respect et dont il désirait de l’amour et de l’attention, en tant que petit fils. Aujourd’hui… il ne savait plus trop quoi en penser, surtout depuis le baptême. Le peu qu’il avait vu avant de partir n’avait pas été fameux, et de ce qu’il avait entendu de la bouche d’autres apprentis et de guerriers en plein commérage, il n’avait pas franchement aidé sa sœur ce jour là. Certains pensaient même qu’il l’avait enfoncée plus profondément encore dans ce trou qu’elle se creusait à la base toute seule, au point où Cœur Brisé avait été forcé d’intervenir.

Mais Nuage de Glycine ne voulait pas inquiéter ni embêter davantage son père, alors il lui répondit simplement « ok », pour lui faire comprendre qu’il le ferait (peut-être) en cas de problème — même s’il ne faisait plus vraiment confiance au patron.

Alors voilà, problème réglé. Nuage de Glycine s’entraînerait pour devenir plus fort et casser des gueules (sans massacrer tout le clan pour autant, attention) et sinon il irait voir Étoile Foudroyante et tout irait bien.
En réalité, ces solutions ne lui convenaient pas. Il voulait autre chose (revenir dans le temps, reprendre la même vie qu’il vivait avec sa sœur et ses parents même pas deux semaines plus tôt) mais il savait que c’était impossible, et surtout, il ne voulait pas en demander davantage. Parce qu’il pensait à Petite Feuille, si fragile, qui avait plus besoin d’aide que lui. Il se sentit coupable, d’en avoir demandé autant à son père. Coupable et égoïste d’avoir réclamé autant d’attention alors que ce n’était pas le moment. Mais il était trop tard.

Malgré tout, il s’autorisa un dernier caprice — quelque chose dont il avait besoin, comme il avait eu besoin d’entendre son père l’appeler par son nouveau nom. Il se retourna pour faire face à un tronc d’arbre et, plantant les griffes d’une patte après l’autre, il commença à grimper. C’était maladroit, et pas tout à fait au point (il lui fallait souvent s’y reprendre à deux ou trois reprises pour retirer correctement ses griffes de l’écorce) et il n’escaladait pas encore l’arbre à plus d’un petit mètre. Mais pour lui, c’était déjà énorme, parce qu’il n’était jamais allé plus haut que ça. Il tendit le coup, toujours agrippé à son tronc d’arbre les quatre membres écartés d’un air idiot.

— T’as vu ? J’ai appris ça tout seul. C’est- c’est cool, ha-w ?

Toujours à étouffer ses « haw », non pas parce qu’il voulait changer de famille mais parce qu’il ne s’en sentait pas digne. Il désirait tout de même une chose : voir la fierté dans les yeux de son père.