Polyhedron || Petite Feuille

Ses enfants baptisés depuis plusieurs jours, Source Fleurie avait repris sa vie de guerrière pour la première fois depuis son retour au Clan. Après avoir quitté le Clan de la Rivière, elle avait immédiatement rejoint la pouponnière jusqu’à la mise bas de sa sœur suivie à quelques jours près par la sienne. Puis elle s’était occupée de tous ces enfants là, pendant six longues lunes, jusqu’à ce qu’ils abandonnent tous leur nom de chaton pour celui d’apprenti.
Tous ? Pas exactement. Petite Feuille avait refusé ce nom et cette position, et était donc assignée à la pouponnière pour une durée supplémentaire pour le moment indéterminée.

La guerrière bicolore ne pouvait s’empêcher de se demander si là était vraiment la solution. De l’isoler des autres chats de son âge, de la laisser se morfondre seule dans son coin. Ce n’était encore qu’une enfant : bien sûr qu’elle ne réalisait pas encore que ses experiences récentes, aussi terrifiantes soient-elles, n’étaient ni un drame ni une catastrophe. Son erreur n’avait ni tué ni blessé personne, et s’il y a bien quelqu’un dans ce Clan qui pouvait se permettre de parler d’erreurs qui mènent à la mort d’autrui, c’était bien Source Fleurie.

Elle-même, à l’époque, était terrifiée par les bêtises. C’était une enfant qui ne sortait quasiment jamais de la pouponnière, au point de ne jamais laisser le soleil baigner son pelage de chaton, parce que si elle restait sage et tranquille assise dans un coin alors elle était sûre de ne pas créer de tort à qui que ce soit. Déjà que son existence et celle de ses adèlphes, à l’époque, avaient été considérés comme de graves erreurs dangereuses…
Ce n’avait jamais été une solution, bien-sûr — le fait d’être restée isolée sans jamais prendre le risque de se tromper ou de faire des bêtises n’avait fait que retarder l’échéance du jour où elle serait forcée d’en faire, d’en apprendre et de se relever. Si Petite Feuille avait été sa fille, elle l’aurait accompagnée, aurait discuté avec elle au calme pour lui expliquer que tout allait bien, que c’était une Nuage maintenant et s’il le fallait elle resterait un peu plus longtemps dormir avec elle pour qu’elle se sente rassurée et qu’elle apprenne un pas après l’autre… mais Petite Feuille n’était pas sa fille — elle était celle de Louve des Bois et de Masque de Serpent, deux parents bien vivants et en bonne forme, et elle ne s’imposerait pas dans leurs décisions et leur rôle de parent.

Louve des Bois étant partie prendre l’air, Source Fleurie accepta de prendre le relais pour ne pas laisser la petite seule livrée à elle-même. Il était aux alentours de midi, et elle avait profité de la matinée pour aller pêcher. C’est donc avec une truite aux écailles couleur de l’arc-en-ciel qu’elle se présenta à la pouponnière.

— Bonjour Petite Feuille, comment vas-tu ?

La guerrière s’installa près d’elle, se permit même de lui donner un coup de langue affectueux entre les deux oreilles pour la saluer. Son poil avait une odeur de poussière — elle n’avait pas du se laver, ni aujourd’hui ni hier. Son pelage était négligé.

— Viens par là, fit-elle en tirant la jeune fille vers elle, pour commencer une toilette simple mais efficace.

Peut-être était-ce un mélange de son sang de la Rivière et de son éducation par Coup de Foudre, mais Source Fleurie considérait les apparences comme très importantes, et ce, en toutes circonstances.

— Tu es une jolie jeune fille, Petite Feuille, expliqua-t-elle entre deux coups de langue. Avec un bon entretien tu serais resplendissante. Alors avec un peu de poisson dans ton alimentation pour lustrer ton pelage, tu pourrais être une étoile dans le Clan ! Sans les neufs vies, bien sûr. D’ailleurs, j’en ai ramené, pour qu’on déjeune ensemble. Ça te dit ?

Sans le vouloir, Source Fleurie se retrouve, au même âge, dans la personne de Petite Feuille. Ce même réflexe d’auto-flagellation, cette peur panique des bêtises, ce besoin constant d’aimer et d’être aimé en retour, d’avoir la confirmation par ses pairs qu’on est apprécié, et d’avoir l’impression que tout s’effondre quand tout ne se passe pas comme on le voudrait.

— Tu culpabilises à cause de ce qui est arrivé avec ton père et Arc-en-Ciel, et ta dispute avec ton frère, mh ?

S’il y a deux choses que son séjour au Clan de la Rivière ne lui a pas enlevé, c’est son franc-parler et son sens de l’observation. Comme elle l’a toujours fait, la guerrière observe, écoute, se renseigne sur tout ce qui se passe dans le Clan même quand cela ne la concerne pas. Une sale habitude, mais qui n’était pas prête de la lâcher. Et comme ses enfants étaient récemment devenus apprentis, elle veillait à s’assurer de loin que tout se passait bien pour eux. Alors bien sûr qu’elle avait entendu cette histoire de nid que Nuage de Glycine avait construit pour sa sœur avant de le détruire, celle assez curieuse et inattendue de son fils Tempête qui était allé le consoler, et la dispute du chat au large sourire avec sa sœur qu’elle avait entr’aperçu de loin.

— C’est normal d’avoir l’impression que tout réparer est impossible, rassura-t-elle le chaton entre deux coups de langue. Tu apprendras avec le temps que ce n’est pas le cas. Ça arrivera encore, tu sais. Tu blesseras des gens sans le vouloir, des gens te blesseront aussi… toute ta vie. Mais ce n’est pas grave, tout fini toujours par aller mieux.

La guerrière poursuivit sa toilette minutieuse, s’attardant sur le poil de ses joues. Elle était si mignonne, avec le poil soigné et brossé ! Elle le serait encore plus, sans cette mine triste et ces larmes.

— Je sais que ce que je te dis doit te sembler impossible. Tu dois te dire « elle me dit tout ça sans même savoir vraiment ce que je ressens, elle fait comme si elle savait tout alors qu’elle ne sait rien », mh ? Crois moi, je sais ce que ça fait.

Elle repensa à son enfance, à ces adultes qui les toisaient, elle et ses adèlphes, comme des petits monstres qui porteraient malheur à tout le Clan et les maudiraient. À ce surnom « d’enfant maudit ». À tous ces mensonges qui avaient été créés pour la protéger, mais qui n’avaient fait qu’empirer les choses. À Jolie Abeille, à Raton-Laveur. À Nuage de Rossignol.

— Ce n’est un secret pour personne dans le Clan, mais ce n’est pas quelque chose qu’on raconte aux enfants. Le Clan tout entier a eu trois opportunités pour me détester, et pourtant, regarde : aujourd’hui, tout va bien, la plupart m’ont pardonné. Deux de ces raisons n’étaient pas vraiment ma faute. La première, c’est quand tout le monde pensait que j’étais la fille d’Étoile Foudroyante et d’une des guérisseuses. Ils ont d’abord fait croire au Clan que c’était Nuit Hivernale mais, en réalité, c’était Secret du Firmament. Mais bon, comme tu le sais… aucune des deux n’était ma vraie mère.

Elle marqua une pause pour se racler la gorge. Malgré le temps qui était passé et le recul, c’était toujours aussi dur.

— La seconde, c’est quand, par ma faute, mon apprentie est décédée… C’était la fille de Cœur de Puma et la sœur de Queue de Lézard. Elle s’appelait Nuage de Rossignol. Physiquement, elle ressemblait beaucoup à Bécasse, mais mentalement, elle était plutôt un mélange entre Nuageuse Nuit et Nuage de Tempête.

Ses enfants si beaux, si forts qu’elle aimait tant. Un amour si fort qu’elle n’aurait jamais soupçonné experimenter un jour, et qui lui faisait comprendre à quel point elle ne pourrait jamais comprendre la douleur qu’elle avait infligé à Cœur de Puma.

— La troisième est liée à la seconde. Nuage de Rossignol est morte renversée par un monstre après avoir pris la fuite quand je lui ai révélé à elle et à elle seule qu’Étoile Masquée était mort, qu’il était mon père et que ma mère était une guerrière de la Rivière. Personne mis à part moi, Bec Croisé et Étoile Foudroyante ne le savait, à l’époque. J’ai fini par le révéler à tout le Clan, après la mort de Rossignol. Arc-en-Ciel m’a laissé une jolie cicatrice entre les deux yeux, tu vois ? Elle donna un petit coup de patte sur la marque qui brisait son masque blanc. Tous ces mensonges autour de moi, et ce que j’en ai fait, ils ont fait du mal à beaucoup, beaucoup de monde. Mais le temps est passé, et il guérit bien des choses. Regarde, Queue de Lézard et moi avons même eu tout plein d’enfants !

Un dernier coup de langue, un petit examen rapide pour s’assurer que tout était bon, et voilà le travail !

— Et voilà, tu es toute belle comme ça ! Tu veux venir voir ton reflet dans la flaque d’eau ?

Elle posa sur la petite un regard doux, plein de compassion.

— Tout ira mieux dans quelque temps, je te le promet.