Grand chef Étoile du Crabe || Nuage de Glycine - end

Les quatre fers en l'air, telle était la position de Nuage de Crabe qui dormait bien paisiblement dans sa tanière d'apprenti sans se soucier une seule seconde de toute la place qu'il prenait à lui tout seul. Dans son rêve, il avait d'abord été un chasseur agile, capable de courir plus vite qu'un guerrier du clan du Vent : il avait réussi à attraper un lapin qu'il avait dévoré en quelques crocs sous les yeux du rival venteux que son cerveau avait créé. Ensuite, il avait été un félin si terrifiant et si grand, qu'il avait, à lui seul, fait évacuer le camp du clan de l'Ombre - qu'il imaginait rempli de boue et de feuilles mortes - 

"Dans ta sale face..., marmonna-t-til dans son sommeil.. Étoile Feulante.."

Et pour finir... et bah, il n'y avait rien !, car voilà qu'un de ses compagnons de tanière avait décidé de lui marcher sur la queue, le réveillant dans un sursaut. Pestant en fronçant le museau de colère, il jura de trouver le moyen de se venger de la personne qui avait osé l'extirper de son doux rêve de gloire. Il ne lui rester qu'un clan à soumettre : le clan du Tonnerre et il était à deux coussinets de pouvoir montrer sa puissance ! Toujours la mine froncée, Nuage de Crabe se releva puis observa la tanière : son frère n'était pas très loin alors il s'avança vers lui, le regarda suspicieusement de toute sa hauteur quelques secondes avant de coller son front au sien.

"C'est ça, dors.. dors tant que tu le peux encore"

Soufflant du nez, Nuage de Crabe se retint de donner des coups de patte à son frère assoupi. Pas ce matin, se dit-il, j'dois garder des forces pour défoncer le Tonnerre, mais ton jour viendra. Et alors qu'il s'extirpait de la tanière des apprentis, le gros apprenti regarda à droite et à gauche, avant de filer à vive allure en dehors du camp, bien décidé à en découdre et à trouver l'ennemi qu'il aurait du abattre dans son rêve.

Il serait idiot de dire que Nuage de Crabe connaissait le chemin jusqu'au Quatre Chênes, car il s'agissait déjà d'un exploit de ne pas avoir traverser une frontière en tombant dans l'eau comme le lourdaud qu'il était. Les quatre chênes devant lui, Nuage de Crabe ne put garder secret son admiration, et il laissa d'ailleurs son imagination faire ce qu'elle savait faire de mieux : le mettre en haut du classement. Alors, abandonnant son idée de castagner du Tonnereux, Nuage de Crabe s'avança la queue haute, le torse bombé, vers le promontoire où se tenaient les chefs et ce, depuis des dizaines et des dizaines de lunes. D'un saut, il se hissa tout en haut. Un jour, j'serais Étoile du Crabe.. et il devait bien s'entraîner pour assurer le jour il serait chef, n'est-ce pas ?

"C'est un déliiiire d'être ici tout en haut. Étoile du Crabe, du clan de la Rivière, et en tant que chef génial, je décide de.. euuuh.. Comment qu'on dit, déplarer ? Déracler ?"

Il n'était pas vraiment un bon orateur.

"Ah, ouais ! Déclarer ! De déclarer la guerre au Clan du Tonnerre ! Parce que je les aime pas parce qu'il sont tous moches, surtout lui là-bas, miaula-t-il en pointant une griffe vers un félin invisible"

Ce qu'il ignorait, c'était que quelque part, non loin de lui, il y avait déjà son premier auditeur.

Quelques jours auparavant, sa sœur était devenue apprentie. Il lui avait présenté le territoire, avait dormi dans la même tanière qu’elle, l’avait vue sourire à nouveau. Il aurait du être heureux, déborder de joie, mais… quelque chose n’allait pas. Face aux membres de son Clan, il ne laissait rien paraître : il était heureux pour Nuage de Feuille, et tout allait bien — tout irait toujours bien désormais et il n’y avait aucun problème.

Il eut malgré tout le besoin de reprendre une vieille habitude — celle de faire tourner en bourrique tous les guerriers du Clan pour en sortir seul, et prendre l’air. Lui qui avait détesté cette solitude, lors de cette dernière lune, en avait désormais absolument besoin. Il avait l’impression d’étouffer. Il s’en voulait d’être, encore aujourd’hui, jaloux que sa sœur ait eu droit à un si beau baptême, et pas lui. Il ne voulait pas l’être, mais c’était plus fort que lui. Il s’inquiétait désespérément pour elle, rendue si faible et si fragile par cette lune de tristesse qui avait précédé. Nuage de Glycine ne la sentait plus prête à être apprentie. Pas avant qu’elle reprenne du poids. Et pourtant, à l’heure qu’il était, elle était dehors, avec un guerrier qu’elle avait peut-être choisi, ou peut-être pas, et qui deviendrait sans doute son référent.
Référent que Glycine n’avait toujours pas.

Sa balade en solitaire le mena jusqu’aux quatre chênes, qu’il reconnut du premier coup d’œil, même s’il n’avait jamais encore eu l’occasion de s’y rendre. Peut-être qu’à la prochaine assemblée, il pourrait accompagner son Clan. Enfin, ce n’était pas très important.

Soudain, une odeur le cloua sur place. Une odeur qu’il ne connaissait que trop bien, malgré lui, qui ne l’avait jamais quitté et qui continuait de hanter ses cauchemars lorsqu’il en faisait la nuit. Le méchant de la Rivière.
Il s’immobilisa, priant les Étoiles ou n’importe quelle autre puissance divine que l’étranger ne l’ait pas vu, et, par dessus tout, que ce n’était pas son tortionnaire.

— Ah, ouais ! Déclarer ! De déclarer la guerre au Clan du Tonnerre ! Parce que je les aime pas parce qu'il sont tous moches, surtout lui là-bas.

Nuage de Glycine glissa les yeux vers la voix, et relâcha ses muscles. Ce n’était pas son tortionnaire, qui, dans ses souvenirs, était un énorme chat massif et musclé au pelage hirsute et plein de cicatrices. Ce n’était qu’un guerrier lambda, avec un putain de problème.

Sa raison lui soufflait de partir, de ne pas faire de vagues, de simplement faire demi tour en prétendant n’avoir rien entendu et de retourner chez lui.
Ses émotions qui s’accumulaient, la honte qu’il avait de lui même qui venait de s’enflammer comme si l’étranger avait jeté de l’huile dessus, son besoin de devenir plus fort pour protéger sa sœur le poussèrent à faire face.

Il savait se battre. Il manquait de pratique, mais il le savait. Il avait appris, avec Murmure Blanc.

— T’as une sale gueule et des grandes dents, comme ton père, lui avait-il dit. Ça lui avait fait mal, mais force était d’avouer qu’il avait raison. Ça peut devenir un atout, gamin, ça dépend que d’toi.

Et, là encore, il avait raison : ça ne dépendait que de lui, de ce qu’il voulait renvoyer aux autres, de ce qu’il voulait devenir. Il voulait protéger les siens, il voulait protéger sa sœur, et le reste, il n’en avait pas grand chose à foutre. Alors au diable ce que les inconnus pouvaient bien penser de lui. Ce n’était pas si important.

— Tu peux bluffer, avait ajouté le vétéran. Ils te connaissent pas, les autres. Ils sauront jamais que t’es un grand sensible, au fond, si tu les laisse jamais le voir. Et si tu fais gaffe à pas en faire trop.

S’il le voulait, il pouvait devenir un monstre.

Nuage de Glycine gonfla sa crinière, sorti les griffes, avança ventre à terre d’un pas rapide qui ne laissait pas paraître son doute ou sa peur. Et, plus important, il sourit. Un large sourire, qui laissait voir toutes ses canines trop grandes. Il escalada le promontoire pour se retrouver nez à nez avec l’inconnu.

— T’as un problème ?

Il approcha son visage du sien, y fit claquer ses mâchoires à quelques centimètres, comme une menace — un avertissement. Voilà ce qui l’attendait, s’il ne faisait pas demi-tour. Et Nuage de Glycine en prendrait un malin plaisir.
Ce qui était faux — ce n’était qu’une facade, une terrible facade qu’il détestait, mais qu’il devait construire. Elle lui sauverait peut-être la mise, un jour, face à un adversaire qui pourrait le mettre en mauvaise posture, et elle pourrait même lui épargner plusieurs combats (cette fois ci, réellement pour son plus grand plaisir). Mais tant que le chat de la Rivière n’en savait rien, et était persuadé que Nuage de Glycine s’amusait, alors c’est tout ce qui comptait. Les apparences, celles sur lesquelles on le jugeait si souvent depuis sa naissance. Celle que les adultes utilisaient pour faire de lui quelqu’un qu’il n’était pas. Il les utiliserait contre eux.

— Si t’en cherches, j’peux t’en trouver. ♡

"T'as un problème?" 

Beaucoup trop absorbé par son discours, Nuage de Crabe ne remarqua l'ombre qui s'approchait de lui que lorsque celle-ci fut juste en face de lui. Une face blanche, des yeux ambrés, de grandes canines, rien qui ne fit flancher le jeune matou. L'apprenti roux décala un peu sa tête pour regarder son adversaire avec dédain : il lui semblait jeune, beaucoup plus jeune que lui, un apprenti pour sûr, mais Nuage de Crabe n'en avait que faire. C'est alors que le fumet du mâle vint lui chatouiller les narines. C'était une odeur qui mélangeait le paillis, la terre et sans doute une odeur arbre, et alors il comprit : devant lui se trouvait un guerrier du clan du Tonnerre. Ses babines commencèrent à s'étirer dans un petit sourire presque sincère, il avait bien fait de venir sur cette terre, car ses ancêtres venaient de lui faire un beau cadeau. L'autre se remit à parler, mais Nuage de Crabe ne perdit pas un instant pour répliquer.

La queue battante, les oreilles couchées, l'apprenti guerrier déposa son poids sur ses pattes arrières pour venir se propulser sur le jeune mâle en face de lui. Tous les deux se mirent à rouler jusqu'au sol, mais c'est l'apprenti du Tonnerre qui percuta la terre en premier. Nuage de Crabe, qui se trouvait juste au dessus de l'autre mâle, s'écarte rapidement pour éviter d'exposer la peau de son ventre davantage.

Un frisson d'excitation parcourut sa colonne vertébrale pendant qu'il tournait autour du Tonnereux à terre. Quand je dirais ça aux copains ! Et Nuage de Crabe en voulait plus, toujours plus ! Il n'attendait qu'une chose : que cet étranger se relève pour tenter de se défendre, il se ferait alors une joie de l'anéantir. C'est beaucoup plus marrant que quand je tape sur les chatons de mon clan.

"Bon, tu te relèves ou tu restes à terre ? Donne-moi des problèmes j'attends que ça!"

Brûlé par son égo, désireux de trop en faire, Nuage de Glycine ne vit pas l’attaque foncer littéralement droit vers lui. Il n’avait pas réfléchit — clairement pas assez. Quelle idée à la con, de foncer droit dans le tas, comme ça, alors qu’il était à peine baptisé, qu’il n’avait toujours pas de référent, et qu’il avait passé ces premières semaines d’apprentissage à ne rien prendre au sérieux, trop tiraillé par la tristesse ?

Il sentit un choc, contre lequel il n’eut rien le temps de faire, puis une chute. La même que lorsqu’il avait été kidnappé par la chouette, sauf qu’il faisait plus de sept fois le poids qu’il pesait à l’époque, et qu’il n’y avait pas cet énorme lit de feuilles mortes pour amortir sa chute à l’arrivée. Ah, et il y avait un félin bien plus grand et lourd que lui qui allait l’écraser au sol. Il pensa à sa sœur, à quel point il était pitoyable, et au fait qu’il ne pourrait jamais la protéger, puis le choc stoppa net ses pensées, et sa respiration.

Pendant une longue minute, il ne voyait plus rien, ne pensait plus à rien — il était inerte, au sol. Et il avait mal, putain, qu’est ce qu’il avait MAL. Mais la douleur était telle qu’elle lui ramena les pieds sur terre, parce qu’un truc pareil, il ne pouvait pas se permettre de laisser sa sœur le subir. Alors quoi qu’il advienne, il devait devenir fort. Et pour ça, il ne pouvait plus s’autoriser à abandonner, à geindre comme un con dans la forêt, à bouder ses parents comme un gamin mal éduqué et incapable d’avancer. Il leur prouverait qu’ils avaient tort, à tous, et surtout à lui-même.

Il serra les dents, et se releva. Il lui fallut deux tentatives difficiles pour se redresser sur ses pattes, et son équilibre restait précaire. Brûlant de rage, il tenta une attaque, mais à peine eut-il fait un pas qu’il manqua de se ramasser au sol. Il se rattrapa du mieux qu’il put, mais du se rendre à l’évidence : il devrait attendre que l’ennemi se rapproche à nouveau pour avoir sa chance. Et, après une telle chute, il ne pouvait pas fuir.

Merde, qu’est ce que ça faisait mal. Mais pas aussi mal que de penser à sa sœur qui souffrait, à sa sœur qui était dans la forêt peut-être toute seule et qui pourrait tomber sur des chats comme celui auquel il faisait face aujourd’hui, et qui ne lui laisseraient aucune chance. Ça faisait mal, mais ça le motivait, étrangement.

Ce qui compte, c’est les apparences. Ce qui compte, c’est les apparences, se répéta intérieurement Nuage de Glycine en boucle.
Il ne le laisserait pas la satisfaction de voir qu’il avait mal, et peur, aussi. À cet instant, il comprenait bien mieux pourquoi Nuage de Tempête avait eu son égo aussi blessé.

— Hawww, c’est tout ce que tu peux faire à un gamin à peine baptisé ? lacha-t-il, la voix cassée, sa phrase saccadée par une respiration encore douloureuse. Si t’es tout seul, c’est parce que ton mentor a trop honte pour sortir en public avec toi, nan ?

Il essaya d’articuler sa phrase sur le ton d’une fausse compassion, qui sonnait terriblement, terriblement faux.

Deux essais.. Il a fallut deux essais au plus jeune pour se redresser un minimum sur ses pattes, et Nuage de Crabe s'en délectait. Son adversaire ne put même pas faire un pas pour se défendre, qu'il manqua de retomber. Le matou de la rivière afficha une fausse mine attristé, lâchant des 'mooh' moqueur à la vue de ce félin bouillonnant de rage. De la fierté rempli son cœur et son honneur s'en fut que surestimé : c'était à cause de lui, s'il était en peine de la sorte.

"Hawww, c’est tout ce que tu peux faire à un gamin à peine baptisé ? lâcha-t-il, la voix cassée. Si t’es tout seul, c’est parce que ton mentor a trop honte pour sortir en public avec toi, nan ?"

Nuage de Crabe pouffa. C'était bien ce qu'il lui semblait, ce gars-là, c'était un chaton, un bébé, une petite crotte comme il avait l'habitude de tourmenter dans la pouponnière de son propre clan. Cependant avec celui-ci, il y avait une différence : lui il pouvait l'amocher, il pouvait lui faire mal, personne n'en serait jamais rien car si l'autre parlait, alors il perdait son honneur. Quel genre de novice irait balancer une telle défaite ? Si humiliante qui plus est.

"Hé bah alors, on arrive pas à marcher, se moqua le plus vieux en prenant une petite voix. Attends, je me rapproche"

Et sur ces mots, Nuage de Crabe s'avança vers son adversaire avant de le pousser d'une patte pour le déséquilibrer davantage. Trouvant la situation extrêmement drôle, le plus gros matou tendit presque la joue pour lui laisser champ libre. Ses yeux orangés fixaient avec une lueur moqueuse les gestes de l'autre. Vas-y, petit chat, frappe, le défia-t-il du regard. Et lorsque celui-ci frappa finalement, faiblement peut-être, Nuage de Crabe put y ressentir toute la haine qui s'y cachait.

"Moh, j'ai presque eu mal.."

Nuage de Crabe leva alors la patte, dans l'objectif de l'écraser sur le joli minois blanc de son ennemi. Elle fendit l'air à une vitesse folle, mais pourtant, elle ne toucha pas sa cible : ce n'était pas le but de Crabe. Ce qu'il voulait c'était faire baisser sa garde à l'autre - aussi faible soit-elle - pour mieux lui bondir dessus une nouvelle fois.. et c'est ce qu'il fit. 

Même technique, il reposa son poids sur ses pattes arrières et se propulsa pour faire tomber le novice du Tonnerre à la renverse. Nuage de Crabe tenta de mordre son coup, mais la crinière épaisse du matou lui faisait perdre du temps et était de toute manière très efficace pour le protéger. Il devait se rabattre sur autre chose alors, encore de ses pattes arrières, il tenta de lacérer le flanc droit du mâle. C'était surréaliste, Nuage de Crabe ne semblait pas pouvoir s'arrêter, pourtant, le petit bruit qu'il entendit le fit revenir à la réalité. Se dégageant vite fait du matou à terre, l'apprenti de la Rivière vit alors ce qu'il venait de faire : le novice du Tonnerre était sur le sol, une large entaille partant son épaule jusqu'à sa cuisse.

"On sourit moins d'un coup, mmh ?, lui murmura-t-il avant de déguerpir."