Le monstre de la Rivière || Nuage Rieur

La tête aussi haute que sa queue, Petit Héron rejoignit son petit groupe d’ami plus fier qu’un paon.
— J’vous avais bien dit que j’étais cap ! nargua-t-il l’ensemble des chatons.
Patte Nocturne observa la scène, un sourire crispé sur le visage. Il s’était rattaché à un groupe de chatons plus âgés que lui, qui seraient baptisés dans les prochaines lunes. Ils avaient choisi de jouer à « cap ou pas cap ». Boule de Mousse avait parié que Petit Héron n’oserait jamais tremper une patte dans la rivière (il n’était pas vraiment autorisé, pour les chatons, de s’y rendre aussi proche sans être accompagné là où l’eau était profonde, à cause des risques de noyade). Mais il l’avait fait, et maintenant, c’était à son tour de demander à Patte Nocturne s’il était cap ou pas cap. L’aîné observa le chaton d’un air malicieux, gonflé par l’égo de sa réussite. Le petit chat noir, lui, se contenta de déglutir.
— T’es pas cap d’aller dans la tanière du guérisseur, le défia Petit Héron.
Patte Nocturne fut pris par surprise.
— C’est tout ? demanda-t-il.
Il ne comprenait pas vraiment où était le défi. Feuille de Saule et Nuage de Poulpe étaient des chats drôlement gentils qu’il aimait beaucoup. Même si au moment où ils parlaient, les deux guérisseurs étaient partis en cueillette à l’extérieur du camp.
— Si j’étais toi, j’aurais peur, ajouta son camarade. Moi, en tout cas, j’oserais pas !
Il sentit ses pattes se figer de peur.
— Parce que, depuis quelque temps… y’a un monstre dedans !
Patte Nocturne lâcha un couinement terrifié. Un monstre ? Il n’avait jamais entendu parler de monstres auparavant ! Enfin, il y avait bien ceux sur les chemins du tonnerre, mais ils étaient loin, et ne s’approchaient jamais du camp. Et puis, il ne les avait jamais vu.
Mais s’il y avait bel et bien un monstre dans l’antre du guérisseur, alors c’était très grave. Parce que c’est là où se trouvaient les malades, les blessés, et toutes les plantes pour s’occuper de ça. Et puis, ça voulait aussi dire qu’il se trouvait dans le camp, en ce moment même. Tout le monde était donc en danger.
— Je- Je vais y aller ! s’exclama Patte Nocturne d’une voix plus forte qu’il ne l’aurait voulu.
Tout tremblant, il se dirigea donc vers l’antre où se trouvait le monstre, la réussite de son défi, et peut-être la preuve qu’il était un chat du Clan de la Rivière pur et dur. Quand il aura sauvé le Clan de la menace du monstre, plus personne ne pourrait en douter, pas même les anciens.

Il fallut plusieurs secondes à Patte Nocturne pour s’habituer à la pénombre de la tanière. Il avança donc lentement, à pas feutrés, regardant tout autour de lui en espérant (ou plutôt, en n’espérant pas) trouver le monstre avant qu’il ne le trouve.
Sans s’en rendre compte, trop occupé à garder les yeux levés vers le plafond pour y chercher la menace inconnue, il marcha sur une branche, qui se cassa dans un craquement sonore. Surpris et apeuré, il poussa un cri de stupeur, et fonça droit devant lui, tout au fond de l’antre, sans plus se soucier d’être discret.
Tout au fond de celle ci, il y avait une chatte qu’il n’avait jamais vu auparavant. Elle était belle et avait l’air forte. Et puis, elle ne bougea pas, quand il débarqua vers elle comme une furie paniquée. Il se cacha donc derrière elle, cherchant sa protection, les yeux trempés de larme et la truffe dégoulinant de morve. Ce n’était peut-être pas le chat le plus courageux, mais au moins, il avait réussi son pari : il était rentré dans la tanière.

Le monstre de la Rivière
Feat. ◊ Patte Nocturne

Elle ne savait plus vraiment depuis combien de jours elle était ici. Elle avait arrêté de compter. Si tant est qu'elle eut commencé à le faire. Elle ne voulait pas vraiment le savoir. Elle s'arrêtait à se dire que c'était trop long. Que c'était pas normal de rester si longtemps chez le guérisseur. Qu'elle ne sentait toujours plus ses pattes. Alors, elle passait ses journées couchée. Presque immobile. Parfois elle changeait légèrement de position, rien de moins, rien de plus. Elle aurait voulu dormir plus souvent aussi. Le temps passait plus vite lorsqu'elle s'endormait. Parfois, elle fermait les yeux, puis en les rouvrant, il faisait nuit. Alors, la nuit était longue. Elle n'aimait pas se réveiller au milieu de la nuit. Elle ne se sentait pas bien, dans le noir. Elle avait alors l'impression que l'obscurité se ruait sur elle, l'entourait, l'écrasait, la dévorait. Et dans cette noirceur, elle ne pouvait plus contrôler ses fous rires qui lui broyaient les côtes, qui faisait se déverser des larmes tant de douleur que de peine. Des rires qui la ferait vomir.

Elle ne parlait pas beaucoup non plus. Quelques mots lorsque Lueur d'Espoir venait la voir. Quelques autres lorsque c'était au tour de Morsure de Requin. Sa cousine avait souffert de son accident. On lui avait raconté comment c'était elle qui l'avait traîné jusqu'au camp. Comment elle avait hurlée pour qu'on lui vienne en aide. Comment elle avait eu peur. Nuage Rieur s'en voulait pour Morsure de Requin, de lui avoir imposé ça. Elle s'en voulait aussi d'avoir été une apprentie médiocre pour Cœur de Murène. Elle était désolée de faire subir tout cela à tout le monde. A Nuage de Poulpe aussi, qui devait s'occuper d'elle. Il lui donnait des herbes qui l'aidaient à dormir parfois.

Et on lui demandait souvent si elle allait bien. Elle ne répondait pas souvent à ces questions. Elle ne voulait pas répondre à cette question. Parce qu'elle ne voulait pas dire « Non, ça ne va pas bien. » Cela lui coûterai trop. Et cela coûterai probablement trop aux autres que de l'entendre également. Cela dit, parfois elle regrettait ce mutisme dans lequel elle s'était plongée et duquel elle ne parvenait plus à s'arracher. Ses visiteurs ne restaient que peu de temps, probablement mit mal à l'aise par son absence de réponse, son regard vide et son corps immobile. Le temps était toujours long.

Son oreille tiqua lorsqu'un son de craquement lui parvint, mais elle l'ignora, gardant son menton posé sur le sol. Pas plus qu'elle ne réagit quand un bruit de course le suivit. Elle rouvrit néanmoins les yeux et accepta de lever son menton du sol lorsque de petits bruits semblables à des .. pleurs ? Vinrent remplacer les précédents sons. Le nouvel arrivant était tout proche. Son odeur ne lui était pas particulièrement familière. Ce n'était ni l'un de ses cousins. Ni Lueur d'Espoir. Ni Cœur de Murène. « Est-ce que ça va ? » Lâcha-t-elle d'une voix quelque peu pâteuse. Elle n'aimait pas qu'on lui pose cette question. Mais c'était différent si c'était elle qui le faisait après tout. Et puis, elle ne voyait même pas à qui elle s'adressait en fait. Elle aurait pu essayer de se redresser avec ses pattes avants, mais elle les avait gardé résolument ancrées sur son lit de mousse. Se contentant de fixer un point lointain sans chercher à se tourner vers l'origine de ces petits sanglots.

Son cœur tambourinait dans sa poitrine à toute allure. Boom boom boom boom, le petit battement digne de celui d’une souris retentissait contre les parois de l’antre du guérisseur. Les pattes rassemblées sous lui, Patte Nocturne se faisait tout petit — aussi petit que sa taille de chaton, déjà bien grande pour son âge, le lui permettait. Le temps passait sans que jamais rien ne se produise. Le chaton avait beau tourner les yeux dans tous les sens, il ne voyait rien. Aucun monstre à l’horizon. Peut-être était-il parti ? Dans tous les cas, il devait prévenir la dame. Il se redressa à pas de loup, avançant lentement pour ne pas faire de bruit, pour enfin venir s’asseoir devant l’inconnue.

— Madame, fit-il à voix basse, il faut-- ouah, t’es trop belle madame…

Avec ses beaux yeux verts comme des feuilles et son pelage sombre-bleu, elle ressemblait à une belle fleur dans un champ. C’était dommage, aux yeux du chaton, que la pénombre de l’antre ne la mette pas en valeur.

— Enfin, pas autant que ma maman, s’empressa-t-il d’ajouter, de peur qu’elle l’ait entendue — il ne voulait surtout pas vexer sa maman et lui donner la fausse idée qu’il trouvait un chat ici plus beau qu’elle, c’était faux. C’est elle la plus belle du monde de la terre entière et des Étoiles. Mais t’es trop belle quand même, tiens.

Il retira un bouton d’or et une feuille de saule de son pelage, pour les déposer dans celui de la guerrière. Il les posa maladroitement, et ça ne la mettait pas vraiment en valeur, sans compter que la petite fleur jaune avait été accidentellement mâchonnée quand il l’avait saisie avec ses crocs. Malgré tout, il était fier de lui.

Trop occupé à évaluer si la fleur était bien placée (c’était sa maman qui le faisait le mieux, elle, elle les mettait toujours au meilleur endroit parce qu’elle était trop forte), il en oublia même ce pourquoi il était là. L’idée du monstre avait disparu.

— Non je crois que comme ça c’est bien, ajouta-t-il d’un air expert en hochant la tête d’une façon très sérieuse pour appuyer ses propos. Ça te met bien en valeur.

Il ne savait pas trop ce que cela signifiait, mais il avait entendu des adultes le dire au sujet de ses propres fleurs, et il savait que c’était un compliment. Alors voilà : ça la mettait bien en valeur.

— C’est quoi ton nom à toi ? Moi c’est- euh-

Il hésita à lui dire qu’il s’appelait Petite Nocturne, et pas Patte, parce qu’il n’aimait pas ses pattes. Mais ce ne serait pas gentil envers sa maman qui avait choisi son nom, et puis, Petite Nocturne ne voulait rien dire, parce que Nocturne n’était pas une chose. C’est sa maman qui lui avait dit.

— Patte Nocturne. C’est ma maman qui l’a donné mon nom. Et toi tu l’as eu comment ton nom ?

Le monstre de la Rivière
Feat. ◊ Patte Nocturne

Elle pouvait presque imaginer le nouvel arrivant trembler. Inquiet. Qu'est-ce qui pouvait bien lui faire peur de la sorte ? Etait-ce quelques remords après une bêtise ? Il venait d'entrer dans l'antre des guérisseurs sans y avoir le droit ? Les petits pleurs étaient sans nuls doutes ceux d'un chaton. Elle imaginait que peu l'un des apprentis - déjà plus vieux - venir se lamenter de la sorte et se cacher derrière une blessée. Et puis, elle côtoyait les autres nuages depuis quelques temps déjà, elle saurait les reconnaître sans même les voir. Non, c'était donc probablement l'un des chatons du clan. Ce dernier avait-il peur de se faire gronder ? Mais pourquoi s'être autant aventuré dans l'antre si tel était le cas ?

Finalement le petit - en réalité pas si petit que cela - la contourna pour s'asseoir juste devant elle. Elle ne put s'empêcher de se revoir lorsqu'elle-même était une petite pas si petite. L'enfant serait-il aussi grande que lui d'ici une grosse poignée de lune ? Un sourire doux prit place sur ses babines sans qu'elle ne le sente vraiment arriver. Elle ronronna doucement. Le son était comme rouillé. Elle avait l'impression que ça faisait une éternité qu'elle n'avait pas ronronné. « Gentil tu es. Toi aussi, beau tu es, tu sais. » Sa voix un peu rocailleuse essayait pourtant de se faire la plus douce possible. « Et je suis sûre que la plus belle est ta maman. » Et tandis qu'elle lui répondait, l'enfant s'était occupé de récupérer une petite fleur et une petite feuille de sa fourrure sombre pour venir les placer dans celle de la vieille apprentie.

Et c'est qu'il y mettait une grande attention. Il ne les avait pas simplement posé dans la pelisse de la femelle mais s'était réellement appliqué à ce qu'elle soit au meilleur endroit et que son rendu lui semble enfin parfait. Elle n'était pas certaine que ces petits présents suffisent à la mettre en valeur comme l'enfant venait de lui dire, mais si cela pouvait lui faire plaisir... Cela attendrissait le son cœur douloureux. Patte Nocturne. Voilà le nom du chaton. Nuage Rieur dû réfléchir un instant afin de retrouver la mère du petit. Était-ce Bouquet de Muguet ? Il lui semblait avoir entendu Lueur d'Espoir et Coeur de Murène plus d'une fois parler de la reine avec qui son - ancien - professeur partageait la pouponnière. « Nuage Rieur. » Elle lui sourit doucement une nouvelle fois. « Qui m'a donné mon nom, c'est aussi ma maman. Enfin, Petit Rire elle m'a appelé. Et en Nuage, Etoile Déchirée l'a transformé. » Et en Nuage son nom risquait de rester encore un moment.

« Très bien choisi ta maman a. Un très joli nom tu as tu sais. » Patte Nocturne. Ca lui allait vraiment bien. Sa belle pelisse sombre avec comme de petites étoiles qui venaient s'y perdre. Un vrai ciel étoilé. Et puis, l'origine de la particule Patte ne laissait que de doute quant aux raisons de ce choix. Les pattes de l'enfant étaient réellement impressionnantes.