Il faut continuer de vivre || Chardon Marbré

Grenouille ressemblait à une souris du tas de gibier qui aurait été malmenée par une bande de chatons trop énervés. Les cicatrices s’étalaient de façon complètement anarchique sur tout son corps. Son œil blessé était toujours trop gonflé pour pouvoir s’ouvrir. Elle rassurait ses proches, et plus particulièrement sa mère adoptive, en leur assurant que derrière sa paupière scellée par l’œdème, elle pouvait apercevoir de la lumière. Elle mentait. Elle ne voyait que le noir le plus total, comme lors d’une nuit sans étoiles et sans lunes au plus profond de la pinède. Sa patte, légèrement tordue dans un angle anormal, lui faisait horriblement mal.

Elle s’acharnait malgré tout à faire comme si de rien n’était. Comme si rien de tout cela n’était arrivé. Parce qu’elle avait échappé par deux fois à une mort certaine, et que tant que les Étoiles ne venaient pas la réclamer, il fallait vivre. Parce qu’il y avait au Clan trois chatons arrachés à leur mère qui eux aussi, vivaient, et dépendaient des autres pour survivre. Il fallait qu’elle chasse, qu’elle leur apporte de quoi prendre des forces.

Toutes ses tentatives se soldèrent par un échec cuisant. Sa démarche à trois pattes était lourde et maladroite et ces derniers jours, si doux pour un hiver, avaient fait fondre la fine couche de neige qui lui aurait permis d’étouffer ses bruits. Elle alertait malgré elle toute la faune du territoire avant même de les avoir aperçu.

Grenouille n’abandonna pas pour autant. Elle repensa à la rivière, à son plan peut-être trop farfelu mais peut-être pas non plus. Elle attrapa sur le tas de gibier une souris plus très fraîche, et s’en alla vers le territoire de Chardon et Escargot.

Elle n’avait pas froid, en dépit de son fin pelage et de sa petite taille. Son corps la brulait, combattant la moindre infection naissante à chacune de ses plaies. Elle avançait entre les pins, puis dans la vallée vers la montagne, d’un pas lent et maladroit mais motivé.

———

Plonger sa patte blessée dans la rivière froide fut comme une libération. Le froid anesthésiant fit s’envoler la douleur et apaisa rapidement la brûlure de la plaie. La guerrière resta plantée là, allongée sur la rive, une patte plongée dans l’eau comme un appât de pêcheur grossier. Immobile, elle commençait à s’assoupir, épuisée par les évènement et par ces trois chatons dont elle avait clamé la responsabilité. Elle n’était maintenue éveillée que par les quelques poissons un peu trop curieux, qui venaient taper doucement sa patte immergée. Elle ne les sentait même pas.

Grenouille avait fini par s’endormir. Pendant combien de temps exactement ? Elle l’ignorait. Ç’aurait pu être quelques minutes, quelques secondes ou même des jours entiers. Le soleil, en tout cas, ne semblait pas avoir bougé. Son corps était fatigué par toutes les plaies qu’il avait à soigner, par ces nouvelles responsabilités incarnées par trois petits chatons orphelins, et par toute la culpabilité qui lui pesait. Malgré tout, elle était vivante — chance que d’autres n’avaient pas. Cette mauvaise passe n’était qu’un court chapitre de sa vie toute entière et elle le savait. Un jour, les choses redeviendraient paisibles. Il le fallait bien.

Ce fut Chardon Marbré qui la réveilla. Elle releva sa tête dans un petit sursaut, la pupille de son œil valide se dilatant de joie de revoir son ami. Ça faisait drôlement longtemps — elle ne l’avait jamais revu depuis son baptême.

— Mais... Qu'est-ce qui t'es arr--
— CHARDON !! le coupa-t-elle. Coucou ! Ça va ? Moi c’est Grenouille tout court maintenant, sans le nuage parce que je suis plus apprentie, ni le « tout court ». Juste Grenouille !

Elle espérait que sa bonne humeur habituelle — un peu forcée par rapport à d’habitude, mais pas fausse pour autant — puisse reporter l’attention sur celle ci, et non sur ses blessures.
Espoir un peu trop ambitieux, cette fois-ci. Son état était si terrible qu’on voyait davantage ses plaies et ses coups qu’on ne la voyait elle.

— Ohhh ça ? Ahah ! C’est- euh… c’est pas grand chose hein, t’inquiète pas !

Elle ne voulait pas inquiéter son ami.

— C’est pas aussi horrible que ça en a l’air ! C’est juste une… une petite bagarre, tu vois ? Mais les chats du Clan de l’Ombre, ils sont trop forts ! Et moi trop petite alors euh… c’était un accident.

D’autres s’en occuperaient sans doute à sa place, mais Grenouille ne voulait pas ruiner plus encore la réputation de Branche Pâle. Ses enfants avaient déjà un lourd fardeau à porter, pas la peine d’en rajouter.

Bien sûr que Chardon ne la croyait pas quand elle lui disait que tout allait bien. Même un chat sourd, aveugle et avec un odorat dysfonctionnel lui aurait rit au nez face à de tels bobards. Mais il ne releva pas son mensonge, ce qui convenait très bien à Grenouille. Être regardée de tous comme une estropiée sur pattes plus que comme sa propre personne la gênait plus que ses blessures mêmes.

— Et donc tu es venue jusqu'ici... Pour faire trempette?

Grenouille plissa les yeux dans une tentative d’extrême concentration. L’eau lui faisait tellement de bien qu’elle était tentée de lui répondre « oui », mais avant d’arrivée ici elle n’avait aucune idée que la rivière pourrait l’apaiser autant. Pourquoi était-elle venue ici, déjà ?

— Ah !! En fait, je suis venue ici pour chasser ! Tu te rappelle ma super méga trop bonne idée d’utiliser un appât pour attirer les poissons ? Eh bah…

Elle tenta tout d’abord d’utiliser sa patte blessée pour designer la souris plus très fraîche sur le rivage, mais se ravisa dès le premier choc électrique provoqué par la douleur. Au lieu de ça, elle l’indiqua d’un geste du menton.

— J’ai essayé de chasser normalement, parce que d’habitude, je chasse super bien tu sais ! Parce qu’avec ma couleur et ma taille bah… c’est discret. Bon, un peu moins en hiver, c’est sûr. Le truc c’est qu’avec trois pattes au lieu de quatre, c’est quand même moins facile alors je me suis dit que…

Que se retrouver au bord de l’eau avec une seule patte valide pour pêcher du poisson et aucune autre pour se maintenir en équilibre et éviter de finir dans la rivière serait plus facile ?

— Mhhh ouais après réflexion c’était peut-être pas l’idée du siècle. Mais ça m’a permis de te revoir !! Et ça, c’est cool !

Rien que pour ça, elle considérait cette idée stupide comme étant son éclair de génie de la journée. Bon travail, petit cerveau !

— Et puis aussi, ajouta-t-elle, sous l’eau je sens pas mon poids alors ma patte fait pas mal ! Enfin, presque pas !

Et ça, c’était cool aussi.

Ses pattes arrières se mouvaient dans l’eau comme par réflexe. Sous elles, elle ne sentait que la résistance du liquide à ses mouvements — rien d’autre. Grenouille en vint à se demander à quel point la rivière pouvait être profonde. Celle ci ne l’était pas vraiment, puisqu’elle avait pu se propulser à la surface lorsqu’elle avait coulé quelques minutes plus tôt. Mais était-ce le cas partout ? Était-ce un vaste précipice, comme les gorges des hautes-pierres, par endroits ? Par curiosité, elle plongea la tête dans l’eau, toujours agrippée au rebord. Au début, voir dans l’eau était difficile — ça lui piquait même un peu les yeux. Mais avec un peu d’habitude, elle finit par distinguer quelque chose d’autre qu’une masse floue. Au fond, il y avait du sable, de la poussière, de la vase comme au marais, plein de belles pierres rondes (certaines plus colorées que d’autres) et des plantes qu’elle n’avait jamais vu à la surface.

— C’est tout un petit monde, là dedans ! s’exclama-t-elle en sortant la tête de l’eau. Tu crois qu’au dessus des nuages, c’est pareil ?

Sa réflexion pouvait paraître sortie de nulle part, mais à ses yeux, elle avait du sens. Parce qu’après tout, il y avait les êtres de la terre, les êtres de l’eau (les poissons) et les êtres des airs (les oiseaux, tout ça). Si ceux de la terre avaient leurs propres territoires et ceux de l’eau aussi, alors sans doute que les oiseaux ne faisaient pas exception. Peut-être que l’hiver, ils retournaient au dessus des nuages en attendant le retour des saisons chaudes pour revenir sur terre ? À cette idée, plutôt saugrenue, mais plutôt mignonne, elle laissa s’échapper un petit rire.

En revanche, Chardon Marbré, contrairement à elle, avait plutôt les pieds sur terre. Il lui proposa un plan pour soulager sa patte. Mais, toujours aussi peu sûr de lui, il revint très vite sur son idée.

— C'est... C'est une idée à la con. Oublions ça.
— Tu rigoles ?! lui demanda Grenouille, et, sans attendre, elle utilisa le bord de la rivière pour s’élancer vers lui en poussant avec ses pattes arrières.
L’espace d’un instant, elle se retrouva sans rien pour la soutenir, avant d’atteindre son ami. Avec l’une de ses pattes, elle s’appuya sur son dos pour rester hors de l’eau.
— C’est une idée de génie ! On fait comment ?
Aussi excitée qu’une apprentie fraîchement nommée, elle fixa le mâle calico avec ses grands yeux curieux.