On partage ? [PV Lune]

Lune marchait d'un drôle d'air ce jour-là, levant haut ses coudes malgré son ventre traînant en tâchant d'éviter tout contact rapproché avec la neige qui s'accumulait. Mais alors que ses efforts l'avaient menée au tas de gibier, tout près de leurs Trois Grands Pommiers (sa toute petite marque sur l'écorce se moquant de la taille grandissante de ses pattes), un impact, lui rappelant celui de sa chasse avec Nuage d'Araignée, envoyèrent paître tout ses efforts en pleine poire.

— Toi, tu eeeeeeees… Lune, c’est bien ça ? qu'on l'interpella d'une voix qu'elle reconnut aussitôt. J’adore ton prénom, il est trop joli !
— Oreille Rigolote!

Oreille Rigolote était une énorme chatte avec la fourrure grise et bleue, dense et compacte - pour glisser plus facilement sous l'eau, qu'on avait dit à Lune. Oreille Rigolote avait aussi, comme son nom l'indiquait, deux oreilles rigolotes, qui balottaient, et qui, malheureusement pour Lune, ne l'écoutait pas tout le temps...

— Tu sais, moi, j’adore regarder le ciel la nuit, parce que la lune elle est trop belle, comme toi, et j’adore regarder les étoiles !

Et la voilà qui était partie. Lune roula des yeux au ciel, poussant un soupir, souriant malgré elle en se soulevant sur ses pattes pour s'ébrouer et se passer quelques coups de langue à la volée.

— Tu savais que mon papa y réside là-haut ? J’ai une amie qui réside là-haut, aussi, maintenant ! Toi, j’espère que t’iras pas trop vite là-haut !
— Tu sais bien que j'y suis que la nuit, lui glissa Lune entre deux petits rires.
— Ta maman, elle serait suuuuuuper triste ! Ton papa aussi, j’imagine. (Son quoi?) Faut pas les rendre tristes, hein ! Faut Faire attention ! Enfin bref, ça va ? Je t’ai pas fait mal à toi ? Moi, je suis costaude, alors ça va, mais toi, t’es toute frêle, par rapport à moi ! Je t’ai pas blessée, hein ? Sinon, faut aller voir ta maman ! Je partirais pas tant que tu m’auras pas assurée que tu ailles bien !

Les deux oreilles de Lune s'abaissèrent sur sa tête. Oreille Rigolote apportait un bon point, et son bon moral fut perméable aux inquiétudes de l'adulte devant elle.

— ...Mais non, ça ne va pas! Tu m'as jetée dans la neige! Lune fronça ses sourcils, sans se priver de dévisager la responsable d'un gros air. Tout mon poil va blanchir à cause de toi! Grosseur oblige, elle tenta de se contorsionner pour évaluer les dommages, mais tout ce qu'elle réussit à accomplir fut un petit pataud tour-sur-soi. Lune pila la neige sous ses pattes. Mes taches y sont encore, hein? Dis? On les voit bien toutes?

Lune arrondit ses yeux. Des pattes s'étaient glissées sous les siennes, à ses aisselles, et puis soudain on la soulevait en l'air, la gravité pesant sur toutes ses poignées d'amour.

— Euh, pépia-t-elle, mais Oreille Rigolote la saisit d'une autre patte et la pivota sur son axe, forçant l'aspirante à aussitôt replier ses quatre pattes sous son ventre et rentrer bien le menton dans le cou afin de ne pas se blesser pendant que l'adulte s'affairait à l'osculter.

Quand ses coussinets retrouvèrent la neige, Lune était devenue une sphère parfaite de confusion et de poils hérrissés.

— T’as un peu de neige sur le dos, mais je vais te l’enlever pour me faire pardonner !
— C'est vraiment pas la peine--!! elle tenta de protester, mais la grosse, et surtout, puissante patte d'Oreille Rigolote l'aplatit comme une crèpe dans la neige.

Aveugle à celle qui lui collait désormais au ventre, Oreille Rigolote la délesta de toute celle qui lui était tombée sur le dos.

— ET VOILÀ ! barrit-elle.

T’es toute propre et toute belle ! Tu veux que je t’apporte à manger pour me faire pardonner ? J’allais aller pêcher, je peux t’apporter un poisson ! Ou je peux t’apporter autre chose, si tu veux. Tu me dis, et je fais, hein ! Aujourd’hui, parce que je t’ai bousculé, j’ai décidée que je serais ton obligée ! Quoi que ça veuille dire ! J’ai bien utilisé l’expression, au moins ? Hé hé hé ! T’es plus fâchée contre moi j’espère, hein ?

Fâchée? Non. À vrai dire Lune était tétanisée, comme si, momentanément, elle était devenue Nuage d'Araignée. Le monde cessa de tourner, surtout parce-que le froid lui mordit au bas ventre et la fit défléchir jarrets et coudes pour se soulever et s'ébrouer en réflexe. Elle étira même un postérieur derrière qu'elle secoua, puis, une patte avant, se réchauffant de nouveaux coups de langues. Un... un poisson? Elle ne se rappelait pas avoir mangé autre chose que des souris (régurgitées, écrabouillées ou indemnes), et sanas mot dire elle cligna de grand yeux à sa camarade, cherchant ses mots.

Tout s'était joué en même temps. Sa vexation d'avoir été enneigée, puis sa reconnaissance d'avoir été déplayée, sa peur d'avoir été saisie de la sorte, sa confusion de ne pas avoir si peur que ça... et un ... un dernier truc, qui ravit à Lune toute la confusion dans son regard pour plutôt lui coller deux éclats plus brillants que le soleil dans le ciel, un dans chaque oeil.

— Mais t'es trop balèze, Oreille Rigolote ! Wahou, t'imagines ce que je pourrais faire avec toute ta force???

Et puis, juste là, une idée.

Lune fut un peu perturbée: d'habitude, les idées, c'était à Nuage de Pie qu'elles appartenaient.

— J'ai trouvé! Je veux que, partout où je marche, tu me déblaies la neige. Comme ça, elle pourra plus me blanchir! Même si c'était à elle de choisir, elle offrit à son homologue du futur un sourire niais, brillant d'une pas peu-fierté qu'elle n'avait jamais pris la peine de cacher aux autres. Qu'est-ce que t'en dis? C'est quand même pas mal, comme idée?

Oreille Rigolote... ne l'écoutait plus.

Plus du tout, même.

Pas juste car elle venait d'interrompre la proposition de Lune (elle avait l'habitude d'être interrompue, c'était pas ça qui coinçait), mais parce-que le débit d'info qui sortit de la chatte dépassa la limite de l'informatif pour devenir carrément saturant. C'était comme à son premier automne, quand les champs plats et labourés de leur Tribu s'étaient remplis de trous d'eau et qu'elle s'était amusée à sauter dans les flaques. Sauf qu'au lieu d'une petite gerbe pour lui mouiller le poil, la physique s'était cassée, et l'eau s'était soulevée comme un chat comme un tronc d'arbre comme la colonne d'un éclair relié aux cieux. La flaque était devenue un tsunami, et Lune, Lune n'était qu'une petite aspirante, impatiente, et de mauvais poil pendant cette mauvaise saison.

Elle parvint à grappiller quelques informations - sa mère était une Étoile, donc une cheffe de Clan, donc elle avait neuf Vies, donc elle vivait loin d'Oreille, mais Oreille l'aimait quand même - mais le déracinement de la presque totalité de son arbre généalogique surit toute la curiosité de Lune par une seule et même émotion: une écrasante et cuisante déception.

Lune avait admirée l'adulte pour sa force, sa personnalité, elle aimait beaucoup son énergie et sa vigueur, mais devant ça, même elle dut s'avouer complètement vaincue. Maintenant, tout ce qu'Oreille Rigolote lui dit eh bien ils craignaient.

Sa mère craignait, son Clan craignait, son Père (?) craignait, et puis ses frères aussi, et surtout ce Lieutenant Glouglou-dinde; les deux soleils dans les yeux de Lune venaient d'imploser avec le désespoir que les mots n'avaient plus aucun sens dans ses oreilles. Si elles étaient d'abord dressées, grandes ouvertes, la tirade d'Oreille Rigolote l'emmena à graduellement se gonfler les joues, se blaser, coucher ses oreilles dans leur cran et détourner les yeux sur la neige, l'expression morne, s'intéressant plus à son empreinte dedans qu'au débordement de cette... de cette chatte relou.

Car en plus de ne plus l'entendre, Oreille Rigolote ne la voyait plus.

— [...] Et donc, Oreille Rigolote sortit de sa dimension personnelle, respirant très fort depuis qu'elle s'y était plongée, tu veux que je fasse quelques chose pour toi ? J’ai pas entendu.

Sauf qu'elle s'addressait à une congère de neige. Lune était partie à reculons, balayant elle-même son chemin par de larges vas et viens de sa propre queue, quitte à sauter le p'tit dej.

Non parce-que si la force de son obligée venait avec un si grand défaut, non merci, aurevoir! Lune n'en voulait plus!

Non mais ce qui la blasait plus encore c'était que Oreille Rigolote - avec un NOM, qui était une ADULTE - eh bien elle réagissait comme une gamine maintenant! Un tout p'tit vent et v'la qu'elle se mettait à pleurer. Assise, penaude, le ventre et les coussinets arrières bien en évidence, Oreille Rigolote transféra son tsunami de mots en tsunami de larmes (bon, peut-être pas autant, non plus).

— P-Paaaaaardooooon *hic*, et bien qu'elle avait le menton dans l'aisselle, même courroucée, Lune ne put empêcher ses pattes de s'arrêter, vulnérable, malgré elle, à ce genre d'épanchement émotif ('faut dire qu'Oreille Rigolote n'était pas vraiment connue pour pleurer souvent). Je voulais pas *hic* te fâcher. *hic* Pardon Lune *hic*.

Lune se renfrogna.

— Pardon *hic* sanglotta Oreille, super relou, mais super attristante aussi. Me déteste *hic* pas *hic* S’il te plait *hic*.
— ...

C'était pas vraiment normal de pleurer autant, elle se dit, pour se convaincre d'avoir raison dans son courroux, mais Lune, pour toute sa brusquerie, pour toute l'effronterie de sa politesse... Lune n'était pourtant pas insensible. Lune n'était pas méchante - ne croyait pas l'être - et Oreille Rigolote pleurait des larmes, des vraies, d'une vraie tristesse, et pas de celle d'un crocodile...

— Ch'te déteste pas! elle grommela, un peu fort, avant de revenir sur ses pas pour s'approcher d'Oreille et se poser les popotin tout près d'elle, de sorte à ce que sa fourrure ne touche celle, humide, froide, de l'adulte la surplombant de tout son tour de taille.

— Pis ch'te pardonne, Oreille! C'est juste que comment tu veux que je répondes si tu réponds à tout toute seule? C'est genre... C'est genre comme si j'étais pas là.

Que tu m'écoutais pas...

Et c'est alors que son ton se surit.

— Que tu t'servais de moi...?

Elle savait pas comment dire. Elle disait probablement mal. Elle haussa les épaules, revêche, rabougrie, mais triste aussi, parce-que c'était vraiment relou d'être fâchée et triste en même temps sans trop savoir pourquoi.

— Pardon, Lune, chuis désolée.

Ces simples paroles aidèrent à la jeune chatte à au moins se décrisper. Elle poussa un soupir, par lequel s'évacuer le plus gros de sa colère.

— Tout le monde me dit que je parle trop, lui avoua Oreille Rigolote. J’vais essayer de m’améliorer… Mais en fait, j’aime juste trop parler de ma famille. Puis, elle me manque un peu…

Lune redressa ses oreilles, un peu à contrecœur, en réalisant que... qu'Oreille souffrait, quelque part. Que le Clan du Soleil, même s'il l'avait accueillie, lui gavait sa bouche de leur bouffe, même si elle portait son odeur de fruits pourris sur le poil, il lui restait quelques pattes (?) à son ancien Clan qui craignait.

La Rivière...

Mieux valait ne pas y penser.

— T’as cru que je me servais de toi ? Juste en parlant ? Comment c’est possible ?

Oh-- elle savait pas?

— Ben, c'est ça, tu te servais pas de moi, Lune, mais tu te servais de moi - elle sourcilla - de, genre, l'idée? ...De Lune?...

Hein? Mais qu'est-ce qu'elle racontait encore?

— T’en sais des choses, en fait, Lune ! Elle doit être drôlement fière de toi, Madame Vent du Nord !
— Bah, normal quoi, qu'elle répondit, en haussant un peu brusquement les épaules, rajoutant une vive montée de chaleur à ses coussinets à tout cet étrange cocktail d'émotions reloues. Sa queue battit dans la neige à nerveux soubresauts, et sans savoir quoi répondre, se contenta de miroiter à l'adulte.

— Ma famille me manquerait aussi si elle se trouvait ailleurs.

Ailleurs où, elle n'en savait rien, mais rien qu'y penser lui arracha un drôle de frisson.