Plus Si Proches...?

Lune ne savait ni pourquoi, ni comment ça avait commencé. Tout ce qu'elle savait est qu'elle n'avait pas pu l'arrêter, et que c'était pas faute d'avoir essayé...

C'était le printemps, au dégel, qu'elle se levait comme tous les jours pour marcher à la suite de Pie et la suivre dans ses pas. Ceux de Lune était de l'épauler, lui parler, répondre ce qu'elle voulait entendre, se plier à ses jeux... Mais depuis quelques temps, sa soeur ne voulait plus jouer avec elle.

Lorsque les feuilles se verdirent, Lune s'était levée comme tous les jours pour marcher à la suite de Pie et la suivre dans ses pas. Ceux de Lune était de l'épauler, se faire ignorer, ne plus rien dire et se plier. Bientôt elle passa plus de jours éloignée que de jours auprès d'elle - comme si leur enfance s'était étiolée sans qu'elle ne sache trop comment, ni pourquoi.

Elle était grande, maintenant.

Grande, et ronde, et surtout presque toute blanche, du moins plus blanche que lorsqu'elle était enfant. Ça lui faisait bizarre, comme toujours, et la venue des Pommes puis celle des Grands Froids emmenèrent avec eux l'anxiété que la neige recommencerait à pâlir son poil jusqu'à ne la transformer en chatte allergique au soleil.

C'était il y a un cycle tout juste que la belle dame du Royaume des Brumes l'avait sortie d'un cauchemar pour la ramener à la maison. Lune n'était pas petite, mais pas grande - juste une grosse Lune dans la moyenne avec une grosse peur accrochée au coeur. Elle avait cru avoir tout perdu - ses soeurs, leur mère, l'entièreté de la tribu, aux dents d'un terrible Museau d'Argent qui l'avait presque dévorée. Presque - elle et la guerrière des Brumes en avait réchappé, et entre rêve et réalité, vérité et mensonges, elles s'étaient soutenues en haut d'un de ces pas-pommiers à pleurer et à se raconter... à se raconter toutes sortes de trucs. Mais plus que tout Lune se rappelait ce qu'elle avait raconté à Pie.

Entre les brumes, après avoir quitté la guerrière, elle la vit, au rebord de la frontière olfactive de la Tribu, les yeux ronds avec au visage l'air effarouché d'une soeur aînée qui s'était inquiétée. Elle la vit, et Lune accourut. Le galop pataud, les oreilles basses, le coeur enflé d'un oedème sans nom, Lune se précipita du mieux qu'elle le put vers Nuage de Pie sans se soucier des ocelles de sang qu'elle s'était peinte sur le corps, ou de tout son poil hérrissé sur sa queue.

— Nuage de Pie! Nuage de Pie!!

Jamais Lune ne s'était sentie aussi soulagée de savoir sa soeur furieuse, car qui disait furie disait surtout: bien en vie.

— Je pensais! Je pensais--!

Ses mots se bousculaient comme ses pattes, incapable d'aligner la moindre pensée. Plutôt, un énorme sourire souleva ses commissures et ses joues bien rondes, rayonnant comme un soleil de minuit.

Elle avait eu peur, Nuage de Pie.

Elle connaissait bien cette émotion et elle l'abhorrait. Le peu de fois qu'elle l'avait ressenti, Pie s'en souvenait, elle s'était haït en suite. Ce n'était pas faute de se prémunir de ce genre de choses : n'en avoir rien à faire de tout, se moquer des autres, ne pas s'attacher...
Mais il y avait des choses contre lesquelles elle en pouvait pas lutter et l'affection qu'elle portait envers ses sœurs étaient de celles-ci. Oh, bien sûr, Lune avait une place toute particulière, toute spéciale.

Jalouse, parfois, d'Araignée, elle restait tout de même proche de sa ronde de sœur, elle le savait.

Alors forcément, elle avait eu peur.

Nuage de Lune, comme elle aurait dû s'appeler, Lune, comme on la nommait, avait disparu depuis un temps. Pire encore, quand elle sut qu'elle revenait, Nuage de Pie avait d'abord capter l'odeur du sang avant celle de sa sœur.
Et elle avait senti son cœur bondir dans sa poitrine.

Elle l'a vit quitter une femelle adulte dont Nuage de Pie ignorait l'identité pour venir se jeter vers elle, souriante.

« Nuage de Pie! Nuage de Pie !! » Elle arriva. « Je pensais! Je pensais--! »

Le regard de la plus grande parcouru sa soeur. Elle vit des tâches rouges, sentit une nausée l'envahir, sa tête tournée. Puis, comme Lune ne semblait souffrir de rien, ne semblait pas mal en point, ni même blessée, ce fut une sorte de colère sourde qui bourdonna en elle.
Mais Nuage de Pie n'explosa pas - elle explosait rarement - elle se contenta d'un regard furieux.

« Non, tais toi ! Tu ne sais pas faire ça, visiblement ! » Cracha-t-elle, haussant le ton d'une voix aigüe. Son poil se gonfla malgré elle.

« Où étais-tu, au juste ? Qui est cette... Chatte, là-bas ?! Et puis- Tu saignes ?! »

— Non, tais toi ! lui cracha sa soeur, Tu ne sais pas faire ça, visiblement !

Elle ne savait pas... pennser?... C'est vrai que d'habitude, c'était à Pie de le faire à sa place. C'était bien plus facile comme ça, et surtout, bien plus juste: Nuage de Pie était la mieux placée d'entre toutes trois (et Silence, et Silex) pour savoir quoi faire et quand. Le galop de la bengale se ralentit, et les pomettes rondouillettes sur son visage s'affaissèrent juste un peu, non pas d'incompréhension mais de bonheur résigné.

— Où étais-tu, au juste ? Qui est cette... Chatte, là-bas ?! Et puis- Tu saignes ?!

Nuage de Pie s'était hérrissée de partout; Lune abaissa donc sa tête, levant d'yeux grands et ronds en guise de pardon quant à son apparente bévue.

— Il y avait un Monstre, et...

Brusquement, sa tête rebondit vers le haut, vers l'arrière, et elle rentra le reste de son explication dans sa bouche, la ravalant bruyamment. Puis, elle força un sourire à sa soeur en se rappelant que cette-dernière lui avait gentiment demandé de se taire.

Elle avait beau faire sa tête, celle là, que Pie trouvait bien malgré elle attendrissante, cela ne changea rien à sa colère.

« Il y avait un Monstre, et... » Elle s'arrêta, releva vivement la tête comme si elle tentait d'avaler quelque chose qui ne passait pas. Un instant, Nuage de Pie mit sa fureur en suspens pour laisser toute l'étendue de sa perplexité scruter sa sœur. Elle releva le coin des lèvres, plissa un œil.
Enfin, Lune sourit et Nuage de Pie recouvra tout l'étendue de sa colère. Elle leva la patte, presque plus elle-même, mais elle s'arrêta en chemin. Elle la reposa, se retint, souffla un peu et ferma un instant les yeux.

Rien n'y fit, incapable de se calmer, la colère la faisait trembler.

« JE T'AI POSE UNE QUESTION ??? » S'écria-t-elle en rouvrant les yeux, s'approchant de Lune, presque menaçante. « Tu peux m'expliquer ce qui t'es arrivé ?! Dépêche toi ! Il est tard ! »

C'était une excuse, Pie se fichait bien de l'heure. Elle voulait simplement comprendre et comprendre vite.

Pie n'en eut cure.

— JE T'AI POSÉE UNE QUESTION ??? qu'elle s'écria devant elle, en se rapprochant, toutes dents dehors. Tu peux m'expliquer ce qui t'es arrivé ?!

Puis: Dépêche-toi ! Il est tard !
— Bé... pourtant, elle lui avait dit de se taire...? Sa risette s'affaissa entièrement, et elle baissa les yeux. Oh, Pie, j'ai mal compris...

Ça lui arrivait souvent, ces temps-ci...

— C'est pas mon sang, c'est celui de la Chasseuse des Brumes. La chasseuse des Brumes chassait le Monstre des Brumes - c'est lui qui nous a attaqué - mais il était trop fort, et Pie..., Pie...

Les souvenirs remontaient en saccades. Les sanglots aussi.

— Nuage de Pie, je pensais qu'il t'avais croquée! Sans crier gare, Lune profita de la proximité de sa soeur pour la saisir entre ses pattes et se blottir tout contre elle, au Diable les ocelles de sang dans son poil! Elle se frotta le front et les larmes contre son épaule, s'y appuyant la joue.

— Si tu savais, si tu savais! J'ai tellement pleuré! J'ai tellement pleuré! Mais tu es là! Tu n'as pas été croquée! Tu es là, Pie, gloussa-t-elle entre une ou deux montées de larmes. Tu es là!

Elle tremblait, mais sans doute par le froid.

« Bé... Oh, Pie, j'ai mal compris... »

Bé fais un effort ! Se retint-elle de miauler.

« C'est pas mon sang, c'est celui de la Chasseuse des Brumes. La chasseuse des Brumes chassait le Monstre des Brumes - c'est lui qui nous a attaqué - mais il était trop fort, et Pie..., Pie... Nuage de Pie, je pensais qu'il t'avais croquée ! » Elle aurait bien répondu quelque chose, tout abasourdi qu'elle était, mais sa soeur larmoyant la prit de vitesse.
Elle la saisit, se colla à elle. La jeune féline se laissa faire, mais elle ne retint pas sa grimace. Elle ne savait trop pourquoi, mais toute cette situation la plongeait dans un profond malaise. Puis, elle vit du coin de l'oeil les ocelles rouges se glisser sur le blanc de son pelage et elle sentit cette émotion d'inconfort s'accentuer.

« Si tu savais, si tu savais! J'ai tellement pleuré! J'ai tellement pleuré! Mais tu es là! Tu n'as pas été croquée! Tu es là, Pie. Tu es là ! »

Elle lui faisait peur.

Ce rire, là, ça lui faisait peur.

Ces larmes, aussi, et cette colère, et ces larmes, et ce sang.

Elle déglutit, ne lui rendit pas son étreinte. Au moins, la rage qu'elle ressentait s'était tarie pour ne laisser que cette gêne, comme un malaise. Un début de vertige qui n'aboutissait pas.

« C-C'est bon... C'est bon- Je suis là, oui. » Souffla-t-elle dans une douceur qu'elle ne soupçonnait pas. Elle ne se rendit même pas compte qu'elle modulait sa voix pour masquer son inconfort. « Tu peux me lâcher ?... Je- On va discuter. »

Elle ne savait plus vraiment ce qu'elle disait, à vrai dire, ni de quoi elles allaient bien pouvoir discuter. Nuage de Pie n'avait compris que partiellement le discours de sa sœur.

C'est qu'il n'y avait rien à comprendre. Ou plutôt, rien de plus.

La panique, la tempête, le vortex de brouillard et de dents était fini, pour Lune, et ne reviendrait la hanter que lorsqu'il refermerait l'oeil, ou lorsqu'elle s'assirait avec le deuil de son enfance; entre temps, Lune n'était capable de décrire les choses que comme elles les voyait, ou plutôt, comme elle voulait les voir: simples, et claires. Elle ne parlerait pas à Pie qu'elle avait plongée dans la neige pour se cacher. Elle ne parlerait pas à Pie qu'elle et la Chasseuse des Brumes s'étaient recroquevillées l'une contre l'autre. Elle ne parlerait pas à Pie qu'elle jalousait toutes leurs belles pelisses à ocelles ou à marbrures ou aux poils couleur de l'aube...

— Tu peux me lâcher ?... Je- On va discuter.

— Je te lâcherai jamais!

Alors de quoi parlerait-elle avec elle...?

Lune s'était frottée une dernière fois la joue à sa sœur avant de la libérer, comme convenu. Elle renifla, bruyamment, retenant ses larmes, car elle savait qu'elles indisposaient Pie. Elle hocha sa tête, un "okay" silencieux derrière ses lèvres pincées et son cœur gonflé à la fois de terreur et de bonheur. Les deux émotions se disputaient l'espace de sa simplicité en le complexifiant malgré elle, et malgré elle, Lune se sentit malaisée.

C'était comme si ses pattes ne lui appartenaient plus, comme si, comme si une part d'elle était encore à ces Quatre Faux-Pommiers et qu'elle n'était jamais sortie de la neige.

— J'ai froid, lui dit-elle, tout bas, l'épuisement la rattrapant si vite que sa tête bascula et qu'elle dut s'arc-bouter sur deux pattes pour empêcher à son corps de complètement s'affaisser. Est-ce qu'on peut...? Est-ce que tu...

Tout ses désirs se manifestaient en même temps. Elle fronça les sourcils, interdite par ce coup de faiblesse, avant de relever le nez pour regarder (et s'efforcer à sourire à) Nuage de Pie.

— Nan, oublie-ça... On rentre?

« Je te lâcherai jamais ! »

Comme un sifflement au creux de ses oreilles, le malaise s'intensifia. Elle retint toute forme de son expression, ne se crispa pas, ne serra pas la mâchoire, ne grimaça pas. Elle se sentait comme épuisée, le corps lourd, sans pour autant parvenir à pleinement le sentir. Comme lorsqu'on laisse trop longtemps sa patte dans le neige.

Elle ne savait même pas qu'elle aurait aimé être plus compétente, plus à l'écoute. Tout ce qu'elle était en mesure de ressentir, c'était ce profond malaise.

Finalement, Lune la libéra après un dernier coup de joue contre la sienne. Nuage de Pie se mit à ronronner sans même en prendre conscience, mais loin de signifier de la joie, c'était un ronronnement qui n'avait pour seul unique but que de la rassurer. Et, comme à son habitude, il était fort, puissant.

« J'ai froid... Est-ce qu'on peut...? Est-ce que tu... » Sa sœur ne répondit rien. Elle observait simplement Lune qui luttait visiblement contre sa propre fatigue, presque inexpressive. « Nan, oublie-ça... On rentre ? »

Nuage de Pie l'observa encore. Elle observa ce corps fatigué, rondouillard, ces tâches de sang, ces larmes retenues et puis, ce sourire étrange. Elle n'avait, pour sa part, aucune expression visible, mais au fond, dans cette brève accalmie, alors qu'elle prenait le temps de détailler sa sœur, elle ressentit quelque chose de nouveau.
De nouveau envers elle.

Une vague d'un profond dégoût l'envahit. Quelque chose qui fit se tordre ses entrailles. Elle n'avait jamais ressenti ça, même lorsque Nuage d'Araignée l'avait baignée de boue et de poissons morts. Là, c'était dans son ventre, l'alourdissait, puis remontait le long de sa gorge. Tout était lourd, chaud, visqueux. Elle voulait s'enfuir, ne plus voir Lune, plus jamais, ne plus la sentir, ne plus y penser.

Elle ne comprenait pas, n'essayait même pas. Elle se leva simplement, presque mécanique. Silencieuse, finalement, elle se retourna pour prendre la direction de leur maison.
Elle fixait droit devant elle, ronronnant dans ce visage neutre, ces yeux figés.

« On va voir Maman. » Souffla-t-elle d'une petite voix, pensivement, sans même se rendre compte qu'elle avait parlé.