À Tort

Sa queue chassa l'air lorsqu'il perdit patte, et celle de Sirocco, en moignon, se mouva à peine pour l'aider à se rééquilibrer et se redresser du haut de toute sa taille.

Ok, qu'il lui dit encore. Comme si tout ce qu'elle avait tenté de lui faire subir aujourd'hui avait été "ok"! Dingue, dingue, il la rendait dingue, tellement qu'elle ne s'était même pas rendue compte du chemin qu'elle avait parcourue entre les pommiers et cet énorme ruisseau qu'ils traversaient à dos d'arbre couché.

— Ça glisse. Rentre, qu'il lui répéta, avec plus de force dans le ton.

Et ça commençait à bien faire, pour Lune, de se faire ignorer, de se retrouver les pattes sur l'écorce et la queue courte haute levée. Furieuse, portée par un élan de haine, Lune en oublia l'argile qui séchait sur sa patte et s'avança d'un mouvement brusque, toutes griffes dehors.

— Mais j'ai pas besoin d'un Ver de Pomme pour me — sauf que Sirocco avait raison.

Quoi qu'elle en dise, ça glissait, et une jeune chatte qui n'avait appris à chasser que sur le plat de terres agricoles ne put que plonger ventre à terre pour étreindre le billot entre ses pattes et griffes lorsque ce-dernier se mit à osciller.

— ... pour... pour me dire quoi faire! acheva-t-elle. Ceci dit, la sévérité dans son regard se ternit, et en jetant un regard par dessus son épaule, le cœur en course, elle ne put s'empêcher d'ajouter, d'une toute petite voix: Où... Où est-ce que tu comptes t'en aller...?

Ils s'éloignaient de leur Tribu, non...? Du buis et des Pommiers et des Collines de Soleil...?

HRP:

La tête de ce ver de pomme lui revenait pas, à Lune. En plus d'avoir volé toutes ses tricouleurs à l'automne, il s'en était seulement clairsemé. Majoritairement blanc, le garçon ne semblait même pas se soucier des toutes petites taches qui lui protégeait les yeux, ou le sommet du crâne. Sa frustrante expression était majoritairement due à ses oreilles basses.

Quand il les leva, ses mottes de poils au rebond, son expression faciale se transforma et frappa de plein fouet Lune par l'ombre de son sourire.

— 'Sait pas, qu'il lui dit, alors que son regard semblait lui dire tout le contraire. Par-là.

Sans se soucier de la demoiselle en détresse, le garçon lui tourna le dos pour poursuivre son pèlerinage sur le billot. Lune, craignant être laissée derrière, se hâta comme elle put en fléchissant des coudes quitte à ramper pour le rejoindre. Elle perdit l'équilibre, mais un coup de queue et un écart des pattes lui sauva la chute, se réajustant rapidement. Devant elle, Sirocco et sa fourrure parsemée de cuivre et d'argent trouva les roseaux de la frontière, y bondissant impunément.

Lune se figea devant ces-derniers, et par les trous dans sa tête, fit face au souvenir d'une discussion très importante auprès de maman.

— Pas par là! qu'elle aboya malgré elle.

La force de son émotion la confondit, et en fronçant les sourcils, elle se reprit: C'est... le Clan du Vent, par là.

Et ça craint, qu'elle se retint de dire, mais au lieu de quoi elle rentra son double-menton dans son cou, grommela pour elle-même, rassembla ses pattes et descendit, sans énergie, du billot leur servant de pont, marchant les pas téméraires du garçon en traînant les siens.

T'inquiète?

T'inquiète???

Mais ce ver de pomme était carrément bouché, en fait! Lune eut une grimace bizarre en faisant preuve d'une rare introspection: elle aussi, était carrément bouchée, avant.

Sirocco se mit les pattes dans la boue, se mouillant le poil entre les roseaux, poursuivant son aventure sans se soucier que Lune le suive ou non. Vexée, mais surtout stressée, la jeune chatte pressa son pas, forçant sa queue à se lever histoire de ne pas la glisser entre ses cuisses comme la grosse poltronne qu'elle était.

Mais qu'est-ce qu'elle foutait... S'il choisissait d'aller se tuer chez les chats du Clan du Vent, pourquoi insistait-elle autant à y assister? Elle-même ne savait comment y répondre, suivant mécaniquement le mâle qui se mit à courir. Quel imbécile... En plus de faire s'envoler des oiseaux cachés entre les roseaux, ceux-ci bruissèrent à sa course, lentement - patiemment - rattrapé par la jeune chatte qui roula des yeux jusqu'au ciel.

Une part d'elle l'enviait. D'être aussi tête en l'air, de marcher les nuages, d'être "dans la lune", comme elle, avant. Elle l'enviait de ne pas connaître la colère quant à sa marque sur le pommier vandalisée, elle l'enviait de ne pas connaître la peur viscérale que cette marque ne soit brusquement biffée. Elle l'enviait, elle l'enviait, elle l'enviait, et plus elle l'enviait plus son poil se dressait sur son corps, plus la retenue de ses griffes s'étiolait, et plus ses dents s'aiguisaient dans sa bouche.

Là - quelque chose détala entre les roseaux, les dents de Lune ne réussissant qu'à se planter dans une motte de poil de queue touffue avant que la proie ne se fasse la malle. Quoi que c'eut été, c'était gros. Dodu. Elle s'imagina le manger pour devenir immense, immense, assez pour talonner le Museau d'Argent et lui arracher une partie de sa queue hirsute et se venger de tout ce qu'il lui avait causé.

Brusquement, Lune secoua sa tête pour se remettre de ses sens.

Entre les herbes longues et les roseaux, elle se rendit compte être toute seule. Sirocco l'avait désertée. Parti on ne sait où "par là" pour aller se foutre tête la première entre les mâchoires d'une terrible créature en dehors des terres plates et sécuritaires de leur verger.

Quoi faire? Elle ne pouvait pas rentrer comme ça... Bien qu'elle ne tenait pas Sirocco proche de son cœur (ni même proche de son foie), il était un camarade de la même tribu. Et la tribu voulait qu'ils se serrent les coudes.

...Même si la tribu n'avait pas à savoir.

Lune se retrouva pourtant à pister le mâle, après un exagéré soupir de la bouche, se mettant en marche. Du cran, Lune. Du cran - laisse-toi guider par la peur quitte à la ressentir pour deux. Surtout qu'en reniflant l'air, elle sentit la piste du garçon soudain bifurquer, s'éloignant des terres du Clan du Vent pour plutôt...

Oh... Oh non...

D'un coup de croupe et d'un ronflement du nez, la jeune chatte se mit en chasse, déterminée à protéger celui qui lui hérissait autant le poil.

HRP:

L'odeur avait changé. Ce n'était plus seulement les fruits pourris et les roseaux mouillés, mais une haleine de course, avec des gouttes de sang. L'image, plus nette que jamais, des griffes du Monstre des Brumes labourant la joue de Sirocco arracha un feulement de détresse à Lune. Elle pressa le pas, et c'est d'un trot bien allongé, faisant brinquebaler son ventre d'un côté à l'autre qu'elle se lança enfin au galop, la queue aussi haute que toute sa crainte coincée dans sa gorge.

L'odeur de Sirocco se mêla à un parfum comme un musc terreux, puissant, qui fit se stopper Lune dans un tapis de feuilles mortes, maudissant l'absence de la neige pouvant la dissimuler. Là comme ça dans toute sa pelisse blanchissante, elle faisait la cible parfaite pour tout prédateur à la recherche d'un en-cas. Elle se défendrait, bien sûr, mais il fallait se rendre à l'évidence: quoi qu'elle en veuille, Lune était nettement plus de chair que de griffes...

Mais c'était ici. C'était ici que ça s'était passé. Lune les reconnaissait, ces quatre faux-pommiers qu'elle avait confondu avec ceux de la Tribu. Ses oreilles se couchèrent sur son crâne lorsqu'elle aperçut au loin la silhouette clairsemée de Sirocco, gémissant face à d'immenses rochers frémissants. Ses pupilles se dilatèrent dans ses yeux, puis, se réajustèrent en fentes minuscules en se fichant sur ces rochers. L'un d'eux dévoila un long cou élancé serti d'une tête dont les yeux en billes étaient séparés de chaque côté, et deux oreilles pelucheuses se pliaient et se dépliaient en charnière, agacées par le chatouillement de la tombée des feuilles.

Sirocco s'était immobilisé.

Lune aussi.

Tout comme lui, elle n'avait aucune idée de quoi s'agissait ces énergumènes, mais elle n'avait pas besoin de savoir leur nom pour se précipiter à sa suite et se faire aussi grosse qu'elle le put en barrant la route du plus jeune. Car aujourd'hui, c'était elle, la dame des Brumes. C'était à elle de chasser les Monstres. C'était à elle de sécher ses pleurs, peinant à garder son dos rond tant elle tremblotait de peur.

Sirocco eut le culot de la dévisager, de plisser les paupières, de la regarder de bas en haut comme si elle était rien de plus qu'une, une, une alunée!!!

— Quoi ? qu'il lui demanda, qu'il osa lui demander, et Lune se gonfla ronde et furieuse et terrifiée tout en même temps. Des feuilles se décrochèrent des branches, bercées par le vent.

— Quoi, quoi? Tu vois pas que ces quatre maudits arbres sont un piège-à-Monstres!? chuchota-t-elle avec force, l'emportement de sa fureur faisant trembloter sa courte queue haute levée sur sa croupe.

Derrière elle, à plusieurs distances de mâchoires de Museau d'Argent, s'érigeaient les bois du Prince de la Forêt entouré de tout son harem. Leur paresse était ponctuée de craquements de feuilles sèches aplaties sous leurs sabots, que Lune se refusait de regarder (et par conséquent, de comprendre).

Tout ce qu'elle voyait n'était que des énergumènes sans queues ni têtes cachant dans leur port altier des paires de dents monstrueuses.

Elle serra les siennes.

— Mais c'est quoi, ton problème??? se prit-elle à demander à la chatte toutes en rondeurs au fond de l'air penaud de Sirocco. Pourquoi t'écoutes jamais rien...!?