Quand on arrive en ville

Lukas passe une main entre l'oreiller et sa tête, du coin de l’œil il peut voir son réveil qui indique en chiffres rouges lumineux 01:14, il n’a pas dormi une seule seconde, foutue insomnie ! peste-t-il tout haut. Le jeune homme soupire et repousse le drap, tant pis ce sera une énième nuit passée à traîner dehors en bas de son immeuble. Il balance ses jambes au bord du matelas et passe en position assise. En quelques minutes il a déjà trouvé un jean, un t-shirt et son blouson marron. Il est penché sur ses lacets de chaussures quand un son lui fait relever la tête, bien trop curieux il passe la tête par la fenêtre entre-ouverte, du haut du dernier étage il a une vue imprenable sur tous les environs, bien sûr les nuisances sonores viennent toujours de Cerfblanc, il identifie les sons comme étant des sirènes de police, pas étonnant. Lukas referme la fenêtre, attrape son portable et verrouille la porte d’entrée derrière lui direction la ville, bien plus intéressante que la rue en bas de chez lui .

La nuit est calme, le ciel dégagé, en quelques minutes de marche il a déjà presque rejoins le centre de Cerfblanc, c’est un sacré avantage pour lui il vit assez près pour profiter des qualités de la ville sans en subir les inconvénients tout en conservant sa solitude. Le jeune homme croise plusieurs personnes, parfois peu avenantes parfois plus tranquilles, écouteurs vissés aux oreilles. Lukas n’aime pas particulièrement écouter de la musique en marchant, il préfère observer son environnement, de plus à Cerfblanc on ne sait jamais sur qui on peut tomber. Il reste donc aux aguets tout en profitant de cette ballade nocturne. L'endroit est nettement plus calme à cette heure-ci mais n’importe quel étranger qui aurait l’audace de battre le pavé de ces rues verrait le problème, chaque recoin est sombre, chaque néon d’enseigne renvoi sa lumière blafarde sur les vitrines brisées des commerçants, l’air lui-même semble empreint de la puanteur de la criminalité. Pourtant, Lukas n’a pas peur, il ne fréquente que peu de monde mais en connaît assez pour être à l’aise dans ce milieu. Bien-sur il ne se frotte aux groupes que par curiosité mais il apprécie tout de même descendre en ville, voir ce qu’il s’y passe.

Le jeune solitaire traverse une rue et sort son paquet de cigarettes, il en enflamme une et reprend son chemin. C’est lorsqu’il relève la tête que ses yeux clairs se posent sur une ombre l’espace d’un instant, il lui semble qu’une grande silhouette vient de se déplacer juste en dessous du lampadaire à quelques mètres de lui. Lukas presse quelque peu le pas, il le sait sa curiosité le mènera tout droit dans le mur un jour, néanmoins il reste sur ses gardes, serrant au travers de la poche de son blouson le canif qu’il conserve toujours sur lui. La silhouette réapparaît, sa vue ne l’a pas trompée il y a bien quelqu’un qui se meut dans l’ombre, soudain un éclat de lumière au ras du sol capte l’attention de Lukas, l’inconnu devant lui ne réagit pas, poursuivant son chemin. Le jeune homme fait de même jusqu’à atteindre l’objet en question en quelques foulées. Ses clés, il a perdu ses clés... pense-t-il en attrapant dans sa paume le trousseau, s’élançant à la suite de l’inconnu il arrive bientôt à sa hauteur. C’est un jeune homme qui de dos paraît plutôt grand et fin, aux cheveux lui tombant sur la nuque, il est complètement habillé de noir, pratique pour les virées nocturnes. Lukas le hèle d'une voix assurée qui ne trahie même pas ses origines allemandes.

« Hé ! Arrête toi un instant ! »

L’inconnu ralentit et s’arrête droit comme un piquet au milieu du trottoir, toujours de dos. Lukas tire une longue bouffée de sa cigarette et patiente, observant le trousseau qu'il tient toujours à la main, un porte clé en métal représentant une sorte de lune rouge s'y balance, le solitaire fronce les sourcils.

Même si l’inconnu est de dos Lukas voit clairement une ligne de tension se former dans ses épaules, se crispant sur place comme préparé à toute éventualité et il n’a pas tort, c’est le comportement le plus judicieux à adopter dans les environs. Lukas le sait bien mais il est un peu trop habitué à ne pas être remarqué, quoi de plus normal puisqu’il n’appartient à aucun groupe, il n'a pas de statut, il est libre de toute pression d'un supérieur. Il lui est donc plus facile de se fondre parmi la masse d’anonymes et même s’il reste prudent il a tendance à aller aborder n’importe qui.
Il observe le jeune homme qui se retourne lentement et dévoile à la lumière du lampadaire, une expression indéchiffrable, malgré celle-ci il semble plutôt bel homme. Pas le temps de penser à ça Luk ! peste-il contre lui-même. Les deux inconnus observent un moment de flottement durant lequel le plus grand semble remarquer le trousseau de clés dans la main de Lukas, d’un même geste il enlève ses écouteurs et fouille sa poche à la recherche de ce qu’il a perdu. Son expression change instantanément lorsqu’il prend conscience que son bien est dans la paume du jeune homme devant lui. Son regard se fait noir et son ton dissuaderait n’importe qui de s’enfuir avec le précieux trousseau.

« T'as intérêt à me rendre mes clefs. Je déconne pas. Gare à toi si tu essais de courir ou de me frapper. »

Malgré sa réaction il ne fait pas un seul geste pour appuyer ces propos, il reste là semblant analyser la situation. Lukas est en train de terminer sa cigarette, il observe quelques secondes le bout rougeoyant de celle-ci puis la laisse tomber au sol, il l’écrase rapidement du talon de sa chaussure. Il relève les yeux vers son interlocuteur et déclare calmement.

« C’était mon intention première, si tu veux savoir je ne t’ai pas fait les poches, tu les a échappées sur le trottoir à quelques mètres. »

L’occasion d’en savoir plus sur ce mystérieux porte-clé est trop belle, Lukas ne bouge pas, bien campé sur ses deux pieds, il continue.

« C’est quoi ce symbole ? »

Tout en lui posant la question il continue de détailler l’inconnu du regard, impossible de savoir si celui-ci est enclin à répondre. Parfois les gens que Lukas aborde acceptent de discuter un peu, cela permet de faire passer le temps mais bien souvent le solitaire se fait rembarrer dès qu’il ouvre la bouche. Le brun a plusieurs mauvais souvenirs de cet acabit où il s’est retrouvé coincé entre un mur et son agresseur, la plupart du temps il est assez intelligent et adroit dans ses propos pour se sortir d’un mauvais pas, il ne veut donc surtout pas connaître le jour où l’énième lame posée contre sa gorge traversera sa peau. Il espère que ce soir n’est pas ce jour en question.

Lukas se surprend à attarder son regard sur le jeune homme, il semble déceler une certaine humanité dans ses pupilles obscurcies par le mécontentement et aimerait en savoir un peu plus mais il est vite coupé dans ses pensées car presque aussitôt l’homme reprend son masque d’impassibilité. Son regard se fait de nouveau dur et il n’aura fallu que d’une seconde pour entrevoir la vraie nature de l’inconnu, Lukas sait qu’il ne devrait pas chercher plus loin mais c’est plus fort que lui. Son interlocuteur a tôt fait de le dévisager de nouveau, sûr de lui, il tend doucement la main, paume exposée vers le ciel, Lukas y voit tout de même là une forme de sympathie mais se garde bien de partager ses réflexions. Contrastant avec ce message corporel le jeune homme déclare d’une voix dure.

« Donnes-moi mes clefs. »

La mâchoire de l’anonyme se serre, il n’a clairement pas de patience ni l’envie de se répéter. Pourtant Lukas a toujours le trousseau dans sa main gauche, le métal s’est même réchauffé d’être resté si longtemps dans sa paume, pressentant qu’il tient ici l’occasion de continuer l’échange il n’amorce aucun geste vers la main tendue. Presque aussitôt l’autre ajoute.

« J'ai pas que ça à foutre. »

Ok il ne plaisante pas... pense Lukas. Mais en son for intérieur il brûle d’en savoir plus, il est comme ça, c’est sa nature, il adore rencontrer des gens de tous les horizons, s’enrichir de leurs histoires, partager sa propre expérience. Le jeune homme se voit mentalement tendre le trousseau et le déposer dans la main de l’inconnu, celui-ci s’en irait sans un mot, même pas un regard ou une once de gratitude, il remettrait ses écouteurs et reprendrait son chemin… Du gâchis, voilà ce que c’était aux yeux de Lukas. Alors, au lieu de se plier aux ordres de l’inconnu il fait un pas en avant, attrape la main tendue et la serre fermement en déclarant dans la foulée.

« Enchanté moi c’est Luk et de rien pour tes clés ! »

Il n’y a pas vraiment de méchanceté ou de sympathie dans la voix du solitaire, simplement le culot habituel dont il sait faire preuve. Il sait d’ailleurs que bon nombre de rôdeurs nocturnes lui auraient réservé une belle mort pour un tel affront mais il ne saurait dire pourquoi, il sent que son interlocuteur n’est pas de la même veine. Le brun n’a pas lâché la main de l’inconnu et tient toujours dans son autre poing le trousseau, il est assez exposé pour se prendre un coup bien senti dans l’estomac mais il ne recule pas face au danger, ce porte-clé et son propriétaire l’intriguent beaucoup trop pour faire marche arrière.

L’inconnu semble totalement décontenancé, son bras pend mollement devant lui, tout juste retenu par la pression exercée par Lukas. Il a l’air déconnecté et le jeune solitaire se demande un instant si ce type n’a pas un problème avec le fait d’être touché, peut-être qu’il va paniquer, manquerait plus que ça. Finalement, l’anonyme plante délibérément ses yeux verts dans ceux de Lukas pendant plusieurs minutes, sans faire un mouvement, il a l’air d’avoir oublié comment respirer. C’est que je lui fais de l’effet ! s’étonne Lukas, il faut dire qu’il ne l’avouera jamais mais cet homme l’intrigue vraiment. La rue autour d’eux est toujours aussi calme et la nuit toujours aussi noire.

Le brun reprend soudain ses esprits, la colère enflamme de nouveau ses iris et son visage se fend d’un sourire malveillant. Lukas ne perd pas le contact visuel mais renforce sa position dans le sol, il est certain que dans cette situation un simple coup de pied l’enverrait valser contre le lampadaire. A peine a t-il eu le temps d’y penser qu’il sent enfin l’inconnu serrer sa prise sur ses phalanges, peut-être a t-il compris que Lukas ne lui veut pas de mal ? Mais au contraire, l’avant-bras de l’homme se plaque contre son blouson, ils quittent tout deux le trottoir et Lukas sent son dos s’écraser avec force contre le mur de briques derrière lui, Haha ça devient torride plaisante-t-il tout en manquant d’air dû à l’impact. Malheureusement la sensation ne lui ait pas inconnue, les voilà plongés dans la pénombre. En parlant par expérience Lukas sait ce qui va suivre, soit il va rentrer avec le nez cassé soit il ne va pas rentrer du tout car trop faible et trop fier pour ramper jusque chez lui. Pourtant, l’homme se contente de regarder le solitaire du haut de ses dix centimètres supplémentaires et tend une deuxième fois sa main.

« Enchanté. Mes clefs. » déclare t-il d’un ton sans appel.

Lukas est presque sûr de lire une lueur d’amusement dans ses yeux, ce qui pique d’autant plus sa curiosité. Aussitôt ces mots prononcés le type avance son visage vers celui de sa victime, Lukas observe son visage de bien plus près, malgré son comportement l’inconnu n’a pas l’air de se battre souvent, il ne semble pas avoir de cicatrices particulières, même pas une arcade sourcilière fendue. Il souffle dans l’oreille du jeune homme.

« Et puis tu sais, il ne suffit pas de se mettre une plume dans le cul pour ressembler à un coq. Joue pas aux cons et rend moi mon bien qui fait de moi une victime de la consommation. »

La référence met un peu de temps pour monter au cerveau de Lukas, Fight Club...pense t-il après quelques secondes, il ne s’attendait clairement pas à ça, ce gars est un cinéphile ! s’amuse t-il. Lukas attend que l’inconnu ait décalé son visage, il cherche les mots justes, espérant se souvenir de la réplique et déclare d’un ton égal.

« C’est le plus grand moment de ta vie mec ! Et tu t’en évades ! » il lâche un petit rire sec et reprend d’une voix assurée, « Bon peut-être pas à ce point là mais tu verrais comme on peut discuter avec moi, comme ça fait passer le temps. Et puis, je suis sûr que tu n’as rien d’autre à faire, comme tout le monde dans cette foutue ville... »

Lukas avise la main toujours très proche de son visage en attente de son bien. L’objet en question est toujours bien calé dans la paume du solitaire, en passant son pouce sur le dos du porte-clé il sent même une sorte d’inscription creusé dans le métal, un numéro ? Il ne fait pas un geste, de toute manière il ne peut pas vraiment, il est toujours coincé entre le mur et le bras musclé du fan de Brad Pitt, dont il ne connaît toujours pas le nom.

Lukas est toujours coincé contre le mur, sans échappatoire, bien sûr il pourrait repousser violemment l’homme mais ce serait une forme d’abandon et il a vraiment envie d’en savoir plus sur l’inconnu. Il ravale sa salive et observe son interlocuteur qui semble content d’entendre la référence. Pourtant, il ne semble pas enclin à en dire plus, Lukas voit sa mâchoire se serrer, les deux ne font aucun mouvement jusqu’à ce que contre toute entente le plus grand ressorte son portable, l’écran lumineux éclaire son visage pâle, il pianote quelques secondes et une musique se met à résonner dans la ruelle vide.

« Tu veux discuter ? Bien... » Lukas esquisse un sourire en coin, après tout il va peut-être pouvoir causer. L'inconnu relâche la pression sur son torse et ajoute presque aussitôt. « Tu m'accorde cette danse ? »

La phrase vient à peine de faire son chemin jusqu’aux oreilles de Lukas, il a seulement le temps d’ouvrir la bouche d’incompréhension et de resserrer sa prise sur le trousseau, il sent que le gars pose déjà sa main sur sa taille, finalement il n’a pas de problème avec le fait d’être touché. Balavoine entonne le deuxième couplet et les deux font un demi-tour sur eux-mêmes, se jaugeant du regard, Lukas n’a même plus assez d’espace pour attraper son canif en cas de problème. Ce n’est pas tous les jours qu’il a la chance de danser collé à un beau mec qu’il connaît depuis si peu de temps. Mais la scène est beaucoup trop surréaliste dans une ville comme celle-ci, soit il est allé un peu trop loin ce soir, soit le gars est complètement taré. Pourtant t’étais prévenu Luk, c’est dit dans la chanson, c’est les zonards qui foutent le bordel... pense t-il. Tout en tournoyant sur lui-même il observe la rue, elle est vide, du moins il espère car les gens pourraient jaser. Le solitaire ne sait pas vraiment où veut en venir son partenaire de danse mais il préfère ne pas faire de gestes brusques, une danse improvisée au milieu de Cerfblanc, aussi étrange que cela puisse paraître c’est toujours mieux que d’être coincé contre un mur à deux doigts de se faire massacrer.

Pourtant le jeune homme a pensé trop vite car la seconde d’après l’inconnu s’arrête, lâche la hanche de Lukas et sourit de la même expression carnassière. D’un bond il le frappe à l’estomac et le solitaire tombe à la renverse, il ne l’avait pas vu venir celle-là… Son dos rencontre l’asphalte, il traînera sûrement la douleur quelques jours, bousillant par la même occasion son blouson dans une flaque. Lukas soupire et regarde le brun s’accroupir à côté de lui, instinctivement le solitaire avance sa main vers sa précieuse arme dans sa poche mais le danseur ne s’y attarde pas et récupère ses clés d’un mouvement vif, il y jette un œil comme pour s’assurer qu’il n’y manque rien, il se relève, toise son interlocuteur et déclare d’un ton goguenard.

« Hé bhé alors princesse? On ne tient pas sur ses pieds? »

Il tend une main à Lukas que celui-ci refuse, un peu vexé. Il le sait on récolte ce que l’on sème et l’altercation aurait pu terminer bien plus mal mais sa fierté en a pris un coup, être couvert de boue comme ça il ne s’y attendait pas. La musique prend fin, les quelques notes se perdent dans l’écho de la rue et le plus grand déclare enfin.

« Vincent. »

Lukas aura au moins appris son nom, il se relève, ne pouvant s’empêcher de sourire. Il n’aura pas tout perdu après tout, il a quand même dansé avec ce Vincent même si c’était l’espace d’un instant. Le jeune homme s’éclaircit la gorge et répond.

« Eh bien Vincent, sache que tu es un très mauvais danseur, aucun de mes partenaires ne m’avait lâché dans une flaque jusqu’à maintenant, il se remet face au jeune homme qui agite maintenant ses clés entre ses doigts et reprend, Dire qu’un simple merci t’aurais peut-être évité cette honte de danser en ma compagnie ! »

Lukas conserve son sourire en coin et fourre ses mains dans ses poches, heureusement son paquet n’a pas pris l’eau. Il jette un œil au ciel, il doit bien être 2h du matin, le froid de la nuit s’infiltre sous son t-shirt, il s’empresse de fermer son blouson et ajoute.

« Tu ne vas même pas me remercier en m’expliquant d’où sort cet étrange porte-clé ? »