Escape | Ulysse

- Tu as vraiment un gout... particulier pour les hommes, Vanessa, finit par conclure Georgie dans un éclat de rire, une pile de bouquins à la main. Je repasserai la semaine prochaine, tiens moi au courant d'ici là.

Elle s'en alla dans le silence, sans personne pour saluer son départ, sauf peut-être la petite cloche suspendue au dessus de la porte, qui rappela à Eleanor la présence d'une cliente. Plutôt singulière, puisqu'il s'agissait de la soeur de sa collègue et patronne.
Eleanor releva la tête de son carton, coupée dans sa concentration. Vanessa devait attendre que la jeune libraire pose enfin ses yeux sur elle; sa mine boudeuse se transforma aussitôt en un soupir désespéré.
- Non mais tu l'as vue? grincha-t-elle. Pour qui elle se prend?
Bip. Bip. faisait la machine au fur et à mesure que les livres fraichement arrivés s'ajoutaient à l'inventaire.
- Dis, tu m'écoutes? Eleanor.
- Mh? Oui, oui ça va.

Vanessa leva les yeux vers le plafond blanc-cassé. Y avait-il seulement quelqu'un ici pour la prendre au sérieux, et écouter ses lamentations afin qu'elle puisse soulager ce terrible poids qui pesait sur ses épaules? Et puis... Steven n'avait absolument rien d'un homme bizarre qui reflétait ses goûts particuliers. Sa soeur était juste jalouse, voilà tout.
Son crayon claqua brutalement sur le bureau dans un clic mécanique, puis elle le rangea dans le pot prévu à cet effet. Sur la bonne quinzaine de stylo achetés en septembre, il n'en restait plus que trois. La plupart avait disparu mystérieusement. Eleanor se disait que la plupart des clients devaient « oublier » de les reposer, et que Vanessa en avait probablement plusieurs perdus au fond de cette jungle qu'était son sac à main. Concrètement, ils étaient comme perdus à jamais.
- C'est à qui de faire la fermeture ce soir?
Eleanor leva le nez vers l'horloge. Elle affichait 18h13, mais il fallait lui ajouter exactement 24 minutes et 37 secondes pour qu'elle soit à l'heure.
- C'est à moi, je crois, répondit Eleanor d'une voix monocorde.
Vanessa sorti de sa poche son rouge à lèvre vermeille, utilisant l'appareil photo de son téléphone portable afin de l'appliquer le plus minutieusement possible.
- Parfait! Ça te dérange si je pars plus tôt? Enfin, maintenant? J'ai un... rendez-vous, ce soir.
Elle ponctua sa phrase d'un clin d'oeil. Eleanor regarda la pile de carton qui trainait encore derrière le comptoir. L'horloge était passée à 18h14. Il leur restait donc moins d'une demi heure avant la fermeture. Moins d'une demi heure pour finir de scanner tout ces nouveaux livres et les ranger dans l'ordre alphabétique selon le nom du client qui l'avait commandé. La mise en rayon des autres attendrait demain.
Une chose était sure; Eleanor n'était pas un surhomme, et elle avait besoin d'une main d'oeuvre supplémentaire si elle voulait finir à temps, et ne pas enchainer, comme d'habitude à chaque livraison qui suivait son tour de fermeture, les heures supplémentaires impayées.
- Je-
- AHH merci beaucoup Eleanor! Je te revaudrais ça!
Vanessa saisit le crane de son employé entre ses longs doigts vernis parfumés au lait-corps à la fraise pour y déposer un baiser. Elle ne se fit pas prier, et aussitôt qu'elle en avait terminé, elle attrapa fermement son sac à la volée, contournant le comptoir pour rejoindre la porte d'entrée - qui était davantage une porte de sortie - et s'en aller sans même un au revoir.

Elle laissa derrière elle une librairie effroyablement silencieuse après la courte tempête qui venait de la traverser. Seul le tic-tac de l'horloge continuait de vivre.
Un livre à la main, Eleanor se retrouva quelques secondes immobiles. Pourquoi était-elle étonnée, au juste?
Toutes les semaines étaient les mêmes.
Tout les jeudis était un jour de livraison, et tout les jeudis, Eleanor était assignée à la fermeture de la librairie, le soir à 19h.
Tout les jeudis, Vanessa trouvait une excuse pour s'engouffrer aussi vite que possible dans cette Twingo pimpée par des néons et un moteur bruyant par ce Steven désormais célèbre dans la boutique, tant par les employés que par les clients, quand bien même il n'avait jamais posé un pied dans une librairie.
Et tout les jeudis, Eleanor se retrouvait derrière le comptoir, seule, avec encore une tonne de bouquins à recenser et trop peu de temps pour tout finir seule.

Elle soupira, reprenant son travail mécanique à la Charlie Chaplin - toujours le même mouvement jusqu'à ce que les cartons soient vides.
Bip. Bip. Bip. sonna l'ordinateur. Elle en perdit la notion du temps. Et bien vite, l'horloge affichait 18h39. Voilà plus de trois minutes qu'Eleanor aurait du fermer les volets, éteindre les lumières, couper le moniteur, la clim, avoir enfilé son manteau et quitté les lieux pour monter dans ce maudit bus et rejoindre son studio miteux.
Un jour, elle y arriverait. Un jour, elle aurait économisé suffisamment pour acheter sa propre librairie. Il fallait être patient, mais le temps commençait à se faire long.

La cloche suspendue au dessus de l'entrée teinta quand la porte s'ouvrit brusquement. Ce n'était pas le vent, mais un client.
- Je suis désolée, annonça-t-elle, à moitié cachée derrière son ordinateur. Il est passé 19 heures et nous sommes fer-
La voix d'Eleanor se coupa net lorsqu'elle reconnu une silhouette familière. Trop familière. Elle posa son livre sur le comptoir qu'elle contourna à son tour, suivant les pas fraichement empruntés par Vanessa une bonne demi heure plus tôt. À vrai dire, elle avait du mal à y croire, et se demanda si ce n'était pas un coup de la fatigue qui se jouait d'elle.
- Ulysse?
Elle aussi, avait peut-être un gout trop particulier pour les hommes.

Spoiler:

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#6666ff
wtf Vanessa ?

"- Tu fous jamais rien de ta vie !" Lui hurla sa mère.

Ce fut les derniers mots qu'elle prononça avant de le jeter de chez elle, sa valise dans la gueule. Ulysse avait passé la moitié de la journée à pas faire grand chose. Il n'avait pas encore de boulot. Ça viendra qu'il disait, j'ai toujours été chanceux. Il aimerait bien se lancer dans la politique mais étudier, étudier et encore étudier, ce n'était pas pour lui. Et puis, il était collé aux basques de sa mère et ce n'était pas plaisant à vivre.

Alors, dans la fougue de l'âge, il piqua une crise et partit loin de chez sa mère. Comme un gamin qui venait tout juste de fuguer, il marmonna quelques injures, bousculant toute personne sur son passage, ne lançant que des regards haineux, un air de dire "Ce n'est pas mon jour alors ne me fais pas chier.". Il portait toujours cette foutue valise dans la main, qui était sûrement rempli de trucs supers utiles comme des brosses à dents ou des t-shirts dégueulasses. Avec rage, il l'a balança sur le macadam avant de continuer sa route, ne jetant aucun regard en arrière.

Ce qu'il faisait froid ! Comme un con, il n'avait pas regardé la météo et était donc en t-shirt manche courte, en plein hiver. Heureusement qu'il avait des pulls dans sa vali... Oups. Je passe une putain de bonne journée... Il s'arrêta enfin devant la librairie. Ce n'était pas le genre de gars à claquer son fric dans un livre à 12 euros ou dans un dictionnaire. Il n'avait pas besoin de bouquins ! Mais il savait bien qu'il n'aurait pas de quoi se loger s'il ne rentrait pas avec un livre à livre ou à étudier...

Il regarda sa montre. Tiens, la librairie devrait déjà être fermée... Mais il y avait encore de la lumière dans le bâtiment alors Ulysse se dit qu'il n'allait gêner personne si ce n'était que pour 10 minutes. Il poussa alors la porte, entendant la petite cloche insupportable pour ses oreilles, signe de l'arrivé d'un client. Ulysse admira la librairie. Elle n'était ni belle, ni moche. En réalité, c'était un endroit fourre-tout qui sentait l'ennui à plein nez. Rien que de poser le pied ici lui donnait envie de vomir.

Il jeta alors un oeil à la seule personne qu'il voyait dans la librairie. Cette personne était à moitié cachée par un ordinateur, voilà pourquoi le jeune homme ne reconnu pas toute suite la jolie fille cachée. Ah mais attendez... Cette allure... Il connaissait déjà cette fille ! Eléanor ? Tiens, tiens...

- Je suis désolée. Annonça-t-elle alors. Il est passé 19 heures et nous sommes fer-

Eleanor déposa son livre et contourna le comptoir en répondant.

- Ulysse?

- Salut toi ♡

En général, il disait "Salut toi" aux personnes dont il avait oublié le nom, pour ne pas avoir l'air d'un abruti. Mais cette fille, il l'a connaissait bien. Cette jolie libraire... Il leva un sourcil et laissa paraître un faible sourire, plutôt taquin.

"- Dis donc, on ne m'avait pas dit que tu étais une folle des bisous !" S'exclama-t-il en apercevant la trace de rouge à lèvre sur son front.

Qui est le connard qui lui a fait ça ? ...
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