Comment c'est loin... - end

La rivière qui s’écoulait sous ses yeux avait un effet presque hypnotique. Elle descendait la vallée sans se soucier du vent, de la pluie et du beau temps. Au fond, en se concentrant bien, on pouvait remarquer les algues, le sable et quelques poissons trop petits pour être attrapés se débattre pour aller à contre courant. Nuage de Grenouille marcha le long de la rive, pour remonter jusqu’à cette petite berge plus calme en apparence.

— C'est un coup à prendre, mais c'est pas si difficile de trouve une bonne prise...
— C’est vrai qu’il y a beaucoup de poissons, commenta-t-elle.

Des gros, des petits, des aussi colorés qu’un arc en ciel et d’autres tout gris. Avant de s’y intéresser de plus près, elle était persuadée que les poissons étaient comme les écureuils : une seule apparence générique, des plus ou moins gros selon l’âge et l’état de santé et puis voilà. Mais non, la rivière avait son propre écosystème, avec des tonnes d’animaux différents. Comme dans une forêt, mais sous l’eau. Il y avait même des plantes.

— Le plus dur, en fait, c'est de ne pas se faire repérer.

« Compris, » voulu-t-elle ajouter, mais elle garda le silence : elle avait remarqué quelque chose qui remontait la rivière dans sa direction. L’apprentie prit position, la tête penchée mais pas non plus au dessus de l’eau — juste assez pour voir mais ne pas être vu, pour ne pas être repéré comme lui avait dit Nuage de Chardon. Elle leva sa patte, attendit que le poisson se rapproche, juste un tout petit peu plus…
Puis elle frappa l’eau — elle le sentit, là, sous ses griffes — la texture glissante et visqueuse d’un poisson qui manqua de lui échapper quand tout à coup, il y eut une prise. Quelque chose qui se bloqua dans ses griffes, et elle se mit à tirer pour le remonter. Il y eut une resistance, une force qui tira dessus et manqua de la faire basculer dans l’eau, mais elle était plus forte. Elle poussa un cri victorieux quand sa proie toucha enfin le sol herbeux de la berge.

— Je l’ai eu !! Je l’ai eu Chardon, regarde je-

C’était une souris. Une souris déjà à moitié grignotée. Il lui manquait une patte et une partie de l’arrière train. C’était tout, sauf un poisson. Probablement le repas d’un poisson, qu’elle venait de lui voler.

— Mais je voulais goûter du poisson, moi… dit-elle, la mine déçue.

Il y avait un étrange paradoxe dans le fait d’être l’apprentie de Branche Pâle. D’un côté, cette négligence de sa part donnait à Nuage de Grenouille l’impression constante d’être ignorante, d’être incapable. Et de l’autre, elle savourait cela. Les grands guerriers et les anciens lui semblaient tout savoir, alors qu’elle, elle avait tout à apprendre. Et elle trouvait cela génial. C’était une sensation dont elle ne se lassait jamais, de découvrir de nouvelles choses presque tous les jours, encore à son âge. Si tous les jours elle ne se levait pas avec l’excitation de commencer un nouvel apprentissage avec un mentor trop cool comme Nuage de Crocs et Babouin, elle se demandait toujours ce qu’elle allait pouvoir découvrir.

Nuage de Chardon lui parla d’un brochet que l’une de ses sœurs avait capturé — un poisson tellement ÉNORME qu’il avait été un vrai challenge à sortir de l’eau et à ramener au camp. Et maintenant, elle ne pensait plus qu’à une chose : elle voulait voir un brochet.
Elle avait tellement de questions à lui poser : est-ce qu’il y avait des poissons de la taille d’un monstre ? Des bipèdes aquatiques ? À partir de quel âge est ce qu’ils apprenaient à nager, dans son Clan ? Et l’hiver, ils faisaient comment ? Mais l’apprenti de la Rivière coupa court.

— La chasse au corbeau, ce sera pour une prochaine fois. Je pense... Je crois. Qu'on devrait rentrer.

C’était dommage, mais bon, au moins elle garderait des questions pour leur prochaine rencontre.

— Tu te débrouilles pas si mal, avec l'eau. Peut-être que t'attraperas un poisson, un jour.

Ça, c’était le plus beau compliment qu’elle avait reçu depuis un moment ! Impossible de retenir ce large sourire qui s’étira sur son visage à lui en faire mal aux joues.

— J’ai même une idée ! J’attraperais une souris, et puis je la laisserais à la surface de l’eau jusqu’à ce qu’un poisson veuille l’attraper et… BAM ! À moi le poisson fourré à la souris !

Elle se mit à rire — c’était une idée un peu folle, peut-être complètement stupide, mais elle se dit que ce n’était peut-être pas totalement impossible. Après tout, elle avait bien péché un morceau de souris à moitié mangée. Elle n’avait en revanche rien inventé : elle avait entendu parler de guerriers qui avaient déjà utilisé des proies pour appâter des corbeaux après avoir surpris certains de ces oiseaux se remplir la panse sur leur tas de gibier.

— Rentre bien, et puis passe le bonjour à Nuage d’Escargot aussi !

Elle s’éloigna dans un bond — aujourd’hui avait été une sacrément bonne journée. Elle espérait que demain serait pareil, et le jour d’après aussi. Face à cette réalisation du temps qui passe, elle se retourna puis s’exclama :

— Si ça se trouve, quand on se reverra, on sera des guerriers !

Les meilleurs de tout Cerfblanc.