Comfort Food (pv Grenouille)

S’il y avait une qualité en particulier qui faisait de Grenouille une bonne guerrière et, auparavant, une bonne chasseuse, c’était sa capacité d’adaptation. Son aptitude à rebondir à chaque chute, peu importe les circonstances. Quand elle s’était retrouvée livrée à elle même, sans mentor désirant l’entraîner, elle s’était débrouillée, s’était efforcée d’aller vers les autres, d’imiter ce qu’elle voyait, d’essayer des choses encore encore et encore jusqu’à ce qu’elle réussisse enfin. Après son accident, survenu il y a deux-trois semaines, elle s’était presque immédiatement mise en quête d’une méthode de chasse efficace. Et si elle ne l’avait pas encore trouvée, grace à l’aide de Chardon Marbré dans la rivière, elle retrouvait petit à petit une démarche plus stable et assurée. Un pas quelque peu clopin-clopant et une vilaine cicatrice trahissait sa blessure, mais il fallait y regarder de très près pour remarquer l’angle légèrement anormal qu’avait pris sa patte, qui commençait déjà à se solidifier.

Elle n’avait toujours pas osé avouer à sa mère adoptive que son œil blessé ne voyait plus rien — sauf quelques ombres à la lumière vive, mais il fallait avouer que le Clan de l’Ombre n’était pas le Clan le plus lumineux de la forêt. Autant tout simplement dire que cet œil était devenu entièrement aveugle.

Quand bien même Grenouille faisait de son mieux pour faire honneur à son nom, il y avait parfois des moments où il lui fallait plusieurs secondes, voire plusieurs longues minutes avant d’être capable de rebondir. Cet instant même était l’un d’entre eux.
Elle se retrouva, par le plus grand des hasards, face à la tombe de Branche Pale. Et elle s’arrêta, là, les yeux rivés sur ce lit de mousse et d’aiguilles de pin décoré de quelques fleurs déposées là par ses enfants. On ne distinguait plus la terre retournée — sans ces fleurs, c’était presque comme si rien ne s’était passé.

Grenouille ne comprenait pas. Elle ne comprenait pas comment ni pourquoi Branche Pale pouvait être aussi pleine de haine et de rage. Comment elle avait pu se laisser mourir si facilement tout en sachant très bien qu’elle laissait derrière elle trois enfants qui avaient besoin d’elle. Elle ne comprenait pas pourquoi Étoile Feulante s’obstinait à poursuivre cette voie qui le rendait clairement malheureux, au lieu de suivre la vie à laquelle il aspirait. Peut-être qu’il n’avait tout simplement aucune idée, se dit Grenouille, mais là encore, ce n’était que des suppositions. Elle n’avait à ces questions aucune réponse, et plus elle y réfléchissait, plus son crane lui faisait mal. Quand elle avait dit à Vif-Argent que selon elle, aucun chat ne naissait intrinsèquement mauvais, sa nourrice lui avait répondu qu’aucun chat ne naissait intrinsèquement bon non plus. Et peut-être qu’elle avait raison — elle n’en savait rien — mais être bon et gentil lui semblait beaucoup plus naturel et simple. C’était une attitude qui allait autant dans l’intérêt des autres que dans le sien, qui rendait le monde plus beau et plus doux, et les choses les plus simples ne demandaient presque aucun effort.

Elle cassa avec ses crocs la tige d’une hellébore noire qui poussait par là, et la déposa sur la terre qui couvrait le corps de Branche Pale — ou du moins ce qui en restait. Le cœur de Grenouille lui sembla alors très lourd, non pas parce qu’elle se sentait triste, mais parce qu’elle ne parvenait pas à l’être. Elle ne se sentait pas ravie non plus, loin de là. Elle ne savait tout simplement pas quoi en penser ou comment se sentir — et ce n’était pas normal. Elle voulait être triste, et pleurer toutes les larmes de son corps, mais n’y parvenait pas. Il n’y avait, entre elle et Branche Pâle, que le vide le plus total.

Pour chasser toutes ces pensées et se remettre en route, Grenouille secoua la tête.
— Aller, on se motive, Gr-
— Grenouille ?
Comme un écho, une voix dans la forêt compléta la sienne. Une voix qu’elle aurait reconnue entre mille : elle appartenait à celui qu’elle aurait aimé avoir plus près d’elle, à celui à qui elle voulait raconter tous ses exploits de la veille, à celui avec qui elle voulait veiller toute la nuit pour écouter ses histoires. Pour les chats qui en avaient eu un, on aurait appelé ça un père.
— TONTON !! s’exclama Grenouille, et elle fila aussi vite que son corps le lui permit, clopin-clopant plus fortement qu’à la marche car l’os n’était pas encore assez fort pour supporter correctement la course, jusqu’à ce que sa tête cogne contre le poitrail massif et doux (pas vraiment, mais elle le trouvait doux quand même) de Tonton.
Elle était si, si heureuse de le revoir, et elle se rappelait l’avoir longtemps appelé dans ses pensées, quand elle était en convalescence dans l’antre de la guérisseuse. Ce Tonton auquel elle pensait chaque fois qu’elle ne savait pas comment agir avec les trois chatons dont elle avait désormais la charge avec Croc Féroce. Celui qu’elle aimait comme un papa.