Une blessure digne d'un guerrier ! | Esprit Soucieux - end

Le jour était chaud et collant comme une limace de plomb, en fusion, chaud comme l'enfer, suintant et exhalant des vapeurs sulfureuses, un jour à s'arracher la peau et à cracher ses dents. Allongé sur ma couche, au contact frais de la mousse, je dérive et dérêve, jusqu'aux étoiles. Il fait trop chaud pour être incarné.

Je patauge dans ma douce pénombre, mais un cri plaintif vient me tirer de ma rêverie. Le travail n'attend pas, le travail ne cesse jamais. Nous sommes sur une grand roue, crantée, celle de l'histoire. Une loi du cercle qui nous pousse chaque jour à la faire avancer, sous peine de mourir écrasé. La roue supporte une charrette, et les corps désarticulées des broyés s'y entassent. Il est maintenant question de ne pas me retrouver au sommet de cette pile d'os et de chair en putréfaction, à la merci des corbeaux, le foie à l'air comme Prométhée - et de même pour le chaton qui miaulait à ma porte.

- Entre, Petit Scorpion.

+:

Je remarquai immédiatement qu'il évitait de trop s'appuyer sur une patte - blessure donc, il ne lui semblait pas sentir de sang, mais j'ai des toiles d'araignées au cas ou. A mon appel il hésita, n'osa pas croiser mon regard - ça en devient vexant, à croire que je fais peur aux kiddos avec ma gueule d'ange déchu tailladé par la vie. Le gamin royal m'évite, mais ouvre sa petite bouche pour me sortir le flot de conneries inhérent à ceux de son âge : au choix, il a affronté un blaireau, repoussé une attaque ennemie, sauvé des plus jeunes de la pouponnière en flammes, terrassé un dragon ou mangé la lune.

─ Euuh.. J'me suis battu avec un apprenti du clan ! Et j'ai gagné hein ! Mais il m'a quand même fait tomber et j'me suis fait mal à la patte.

J’arque un sourcil, l'incrédulité clouée sur mon sourire torve comme sur une planche rongée. Qui serait assez stupide pour lever la patte sur Petit Scorpion ? Nous ne sommes pas un Clan d'imbéciles, de charognards, de demeurés, encore moins de putain d'homos, de souillons, de raclures solitaires, de larves décérébrées qui n'apportent que la honte et l’opprobre et le mauvais œil la maladie la mort la mort la mort destruction fin mort ─
Il me tend la patte. Elle est un peu enflée. Torsion malhabile d'un chaton maladroit.

─ Un apprenti tu dis, kiddi-do ? Il devait t'en vouloir... Ce serait pas plutôt Petit Fauve ? Ce gamin met des petits coups à tout le monde, mais ne t'inquiète pas, je l'ai à l’œil.

Je renifle le chaton. Il sent le lait et la peur. Pas de trace de sang.

─ Enfin, j'suis pas ta mère hein. Bouge pas, je vais chercher une écorce et de la toile d'araignée.

Je reviens la gueule prise par une écorce de chêne, et vient la poser à côté du piou-piou. Une attelle sera utile, et pourquoi pas un peu de pavot s'il souffre trop - c'est pas joli-joli à voir quand même, sa patte, il s'est bien ramassé. Petit Scorpion souffle. Je lui fais tendre la patte, et commence à placer l'écorce contre sa peau.

— Eh ! Dis, t'as déjà pensé à être guerrier toi ?

J'emballe sa patte dans de la toile d'araignée, afin de fixer l'écorce, pour qu'elle se remette. S'il ne marche pas trop dessus, ça devrait aller. Ca doit aller. Gamin du chef, il a intérêt à guérir vite. Je relève la tête, et braque mon regard dans celui du petit.

— Tu as mal à la mâchoire ? Je vais peut-être te donner un peu de pavot, mais ça va te faire dormir.

Je le détaille de haut en bas. Assez maigre. Une demie-dose.

— Et pour ta question, ouvre les yeux Petit Scorpion. Tu sais même pas compter jusqu'à assez loin pour connaître le nombre de mes cicatrices. Ça te suffit comme réponse ?

Tout à son entêtement enfantin, Petit Scorpion secoua la tête, refusant mon pavot.
S'il a envie de douiller, soit, ça lui apprendra a vie, ça le forgera, fera de lui une arme fière et rutilante au service de l'Ombre, et non pas une petite lavette émoussée. Il serre les dents, mais pense sans doute à sa fierté de mâle, ignorant le mal.

— Mouai... Pourquoi t'as toutes ces cicatrices d'abord ?

Je lève les yeux au ciel. Les chatons sont tous les mêmes, ils me fixent avec des grands yeux ronds qui bavent encore le lait et les pleurs, piaillent quand je leur rend la pareille et se retourne la cervelle avec mes cicatrices. Enfin, des fois ils me sortent des histoires abracadabrantes qui valent le détour. Imaginatifs les petiots.

— Et j'dois garder ça combien de temps aussi ?
— A priori bien trois jours si tu ne t'es pas trop blessé, mais si la patte est fêlée, ou pire, cassée, ce sera séjour forcé chez moi, pendant plusieurs semaines. Avoue, t'as hâte.

Petit sourire en coin, mes crocs ressortent et luisent. Ma queue fouette l'air, marquant mon amusement. Je me penche vers Petit Scorpion, et vérifie une dernière fois que l'attelle est bien placée.
Je vais peut-être lui préparer un cataplasme de lavande pour désinfecter, au cas ou.

— Mais raconte moi d'abord tes hypothèses sur mon corps de rêve kiddo, ensuite je te raconterai comment ça s'est passé. Mais tu risques d'être déçu.

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Il baisse la tête, les yeux plissés dans des abîmes de réflexion - ou de perplexité. C'est sûr, si je me compare à mes collègues, bon, déjà, je suis le seul mâle, et je suis surtout le seul amoché.

Hm.. J'pense que tu t'es battu contre un guerrier d'un autre clan ! Même peut être plusieurs ! Ou non.. Contre un renard ! Et si tu es encore là, c'est que tu as gagné ? Dis, t'as gagné hein !
Putain ça oui, j'ai gagné, contre un ennemi surpuissant : un épais buisson de ronces. J'étais à la veille de mon baptême, et j'ai fait une connerie avec Lenlen, on était sortis, des trucs de chatons genre trouver la plus grosse proie, et moi je suis tombé dans une roncière. J'y ai passé la nuit. A force de me débattre, je me suis couvert d'entailles et d'épines. Mais une nuit baigné à la lumière des Étoiles kiddo, ça te change.

Je vais pour prendre de la lavande, et choisi avec soin les brins à utiliser. Il faudra que je refasse mes stocks, les petiots se blessent trop souvent.

Pas trop déçu ?