We're not pieces of dirt. - end

Son regard se perdit au loin, navigant sur les cimes des arbres, de feuille en feuille, de tronc en tronc. Elle fut cependant rapidement tirée de ses pensées une présence qui se rapprochait. Bien que pensive, elle n’en restait pas moins alerte.
Mettant en pratique les leçons de Lapis Lazuli, elle huma l’air et n’eut pas besoin de se retourner pour reconnaître Aigue-Marine, qui s’avança vers elle. Bientôt, la jolie femelle s’assit à ses côtés.

« Nuage d'Écailles » Débuta-t-elle. « L'évidence est difficile, mais il faut s'y rendre. Ton père et ton frère ont disparu. »

L’évidence même, évidemment. Néanmoins, ça ne rendait pas la nouvelle moins difficile. Peut-être cela aurait-il été plus facile si la jeune apprentie les savait morts, si elle avait vu leurs corps inertes. Elle aurait au moins pu être fixée, tourner plus facilement la page, une fois le deuil effectué. Elle n’aurait au moins pas eu à se nourrir de faux espoir, d’idées illusoires de retour prochain qui envahissait son esprit, contre son gré, malgré tous les efforts qu’elle faisait pour se rendre à l’évidence.

« Mais tu n'es pas seule. » Termina la guerrière à ses côtés.

Nuage d’Écailles garda le silence, les lèvres pincées. Elle sentait le poids du regard de la femelle châtain, fixée sur elle. La novice ne se détourna pas pour autant du spectacle qui se déroulait devant ses yeux : la course du soleil dans le ciel, qui disparaissait à vue d’œil, teintant le ciel de ses couleurs chaudes.

C’était si facile de lui demander de tourner la page, de lui dire que tout irait bien, mais comment cela pourrait-il aller ? Qui allait la soutenir, à présent ? Certainement pas sa négligente mère, Fleur de Bruyère. Mais trop fière pour l’admettre, la rouquine avait pourtant besoin d’une béquille, quelqu’un sur qui s’appuyer pour monter au sommet, quelqu’un pour l’encourager. Personne ne semblait plus apte à remplir ce rôle à ses yeux, et la femelle se sentait plus seule que jamais, malgré les dires d’Aigue-Marine.

Cependant, les dires de la guerrière s’étalèrent sur ses blessures, lui redonnant un peu de baume au cœur. Elle semblait sincère et soucieuse de son bien être et c’est probablement ce qui la toucha.
Elle chassa quelques larmes qui perlaient au coin de ses yeux, trop réservée pour montrer sa tristesse. Elle devait être forte, ne pas montrer ses faiblesses, sinon Étoile du Corbeau ne manquerait pas de la traiter comme tel.

Ses émotions – presque – maîtrisées, elle poussa un long soupir, se demandant très sincèrement comment retrouver sa motivation dans cet environnement misogyne, sans ses piliers. Cette pensée lui fit se rendre compte que personne n’était mieux placée qu’Aigue-Marine pour la conseiller à ce sujet. Elle hésita toutefois, le thème pouvant être perçu comme une critique de son clan, mieux valait donc y réfléchir à deux fois, avant de s’aventurer sur ce terrain glissant.
Néanmoins, choisissant précautionneusement ses mots, elle se jeta à l’eau, brisant le silence qui s'était installé :

« Mais… j’ai l’impression que tout est devenu si fade. » Murmura-t-elle, introduisant le sujet. « Je ne vois aucun intérêt à continuer de m’entraîner si ce n’est pour être considérée que comme juste bonne à procréer, au bout du compte... » Elle marqua une pause, réfléchissant à ses dires puis poursuivit, exprimant le fond de sa pensée : « Avec Rivière Sombre, c’était différent. Je savais qu’il me considérait à l’égale des autres et j’avais espoir qu’en étant sa fille, la vision d’Étoile du Corbeau allait changer à mon égard. » Enfin, elle termina, tout bas « Maintenant c’est impossible... »

Elle baissa la tête, espérant que la guerrière partageait son avis. Car si ses dires remontaient aux oreilles d’Étoile du Corbeau, elle savait ce qui l’attendait…

Le silence s’installa de nouveau, bien plus pesant pour Nuage d’Écailles, cette fois ci. Elle ne savait plus où se mettre, ne sachant que penser du mutisme de la guerrière qui trônait à ses côtés. Ne sachant si il s’agissait d’un bon ou d'un mauvais présage, elle se mit à paniquer silencieusement, tentant toutefois de garder constance malgré les questions qui se bousculaient dans sa tête.

Son regard coula discrètement en direction d’Aigue-Marine, qui, le regard fixé sur l’horizon semblait elle aussi s’être plongée dans ses pensées. Nuage d’Écailles suivit son regard, posant ses yeux sur l’énorme boule de feu qui terminait sa course dans le ciel. La guerrière allait-elle rapporter ses propos à Étoile du Corbeau ? Elle espérait de tout cœur que non, elle ne voulait pas être prise pour une traîtresse alors que, depuis le début de son apprentissage, elle s’était toujours dévouée corps et âme à son clan.

Le silence dura ainsi un moment, chacune des deux chattes trop occupée à batailler avec ses pensées pour oser dire un mot. Leur esprit s’était perdu dans les couleurs pastels du ciel qui rajoutaient une ambiance mélodramatique à la scène. L’apprentie se souvint alors de l’annonce de la disparition de sa famille, lors du passage en tant que lieutenant de Lapis Lazuli. Le ciel était alors couvert, et la pluie tombait depuis plusieurs jours déjà. Elle se demanda si le clan des Étoiles, parfois, ne s’arrangeait pas pour faire concorder la météo et ses émotions.
La rouquine secoua la tête, chassant ces idioties de son crâne. C’était stupide. Était-ce la mélancolie qui la faisait penser ainsi ?

Après un instant, la première à venir briser le silence fut Aigue-Marine. Sortant de son mutisme, elle murmura, presque honteuse de ce qu’elle allait dire :

« Tu sais, ton père adhérait complètement aux idées qui te dérangent dans notre Clan »

Le cœur de Nuage d’Écailles manqua un battement. Elle sentit ses oreilles s’échauffer, partagée entre l’incompréhension, la colère et la honte. Son père à elle, il n’était pas comme ça, non.
Mais la guerrière ne s’arrêta pas en si bon chemin, exprimant le fond de sa pensée :

« Je partage entièrement les doutes et le découragement dont tu viens de me faire preuve. Ton père avait de grandes qualités, mais c'est en partie lui qui a développé ce rejet des femelles, il faut que tu le saches. » Elle parla d’un ton sec qui laissait transparaître sa rancœur pour Rivière Sombre, mais elle finit cependant par se radoucir, adoptant une voix un peu plus conciliante : « Mais cela ne doit pas t'empêcher de continuer à l'aimer, et tu ne dois pas en avoir honte, ni le rejeter ; on fait tous des erreurs. »

Si Aigue-Marine avait apaisé ses doutes concernant le parti que cette dernière prenait, – elle était maintenant presque sûre que la guerrière ne la dénoncerait pas à Étoile du Corbeau – sa révélation lui fit l’effet d’une douche froide.
Son père, misogyne ? Elle ne pouvait y croire. Pourtant, certains indices sur son alignement surgirent comme une évidence dans son esprit. Il fallait qu’elle soit lucide, qu’elle raisonne avec sa tête, non avec son cœur. Lentement ses certitudes laissèrent place au doute.
Les questions, de nouveau, se bousculèrent dans sa tête. Était-ce pour ça que son père était parti avec son frère, en la laissant seule avec sa mère ? Parce qu’elle était une femelle ? Un sentiment de trahison naquit en elle, comme si tout ce que lui avait dit Rivière Sombre depuis sa naissance n’avait été que mensonge et illusions.

« Ne te décourage pas. Il faudra que nous soyons plus fortes, mais nous ferons changer les choses. »

La voix de la guerrière résonna dans son crâne, sans vraiment qu’elle n’y prête attention, elle avait bien trop été bousculée par ces révélations, faites un instant plus tôt.
Soudainement, elle se senti presque honteuse de se tenir devant Aigue-Marine, compte tenu de sa génétique. Son cœur balançait entre la tristesse et la colère d’être née de l’union d’une mère qui se soumettait volontiers à la misogynie de clan, et d’un père qui nourrissait de telles idées. Tous les deux avaient contribué à faire grandir ce rejet des femelles, chacun à leur manière.
La vision de son frère apaisa un peu son courroux, lui n’était pas comme ça, elle le savait.

« Je te remercie pour ta franchise. » Déclara la femelle, adoptant un ton plus sec que ce qu'elle ne voulait. « Est-ce que mon père t’a manqué de respect, d’une quelconque façon ? »

Elle voulait savoir qui il était réellement, et ce même si la vérité était difficile à entendre.

Les sourcils froncé, fixant l’horizon, elle se rendit compte que c’était moins douloureux d’être en colère que de se sentir triste. Mais cet horrible sentiment de trahison serrait encore son cœur.

Quel atroce sentiment de se sentir trahie. Nuage d’Écailles balaya sa queue de droite à gauche, trahissant son agacement. Pas à cause d’Aigue-Marine, loin de là ; elle était reconnaissante envers la femelle de lui avouer la vérité sans prendre des pincettes. À l’instar d’autres guerriers du clan, elle ne se conduisait pas en hypocrite : plutôt que de lui murmurer des « désolés » à tout va, elle lui offrait la vérité, elle lui lançait une corde destinée à la faire sortir de son trou, le souffle nécessaire pour raviver la flamme.
Son irritation, si elle avait été provoquée par la guerrière, ne lui était donc pas destinée. Elle provenait en vérité de ce brusque retour à la réalité. "Retour à la réalité"…  "arrivée" serait toutefois plus plus approprié, puisqu’elle avait été bercée d’illusions depuis son enfance.
L’envie et l’angoisse de découvrir la vérité la tiraillaient. Fort heureusement, Aigue-Marine vint répondre à ses interrogations après un bref moment de réflexion. Nuage d’Écailles pivota la tête pour la regarder, lui démontrant qu’elle s’intéressait à ses dires :

« Directement, non. Si l'on me demandait ce qui me gêne dans la philosophie de notre Clan, je ne suis même pas sûre que je saurais l'expliquer. » Le guerrière termina sa phrase en un soupir, puis repris : « Ton père a toujours été droit, et il prenait soin du Clan, femelles y compris. Mais le fait de considérer les mâles supérieurs aux femelles est en soi un manque de respect, et même un mépris total, de toutes, y compris de toi et de moi. L'attitude d'Étoile du Corbeau lorsqu'il m'a nommée mentor n'a pas dû t'échapper ; Rivière Sombre, quoique peut-être plus discret, affichait le même dédain. »

La rouquine acquiesça, dévoilant son accord avec les propos de la femelle. Si les dires étaient difficiles à avaler, elle se rendait peu à peu à l’évidence, si bien que tout cela ne lui semblait plus aussi aberrant qu’un instant plus tôt.
Elle se souvenait sans mal du ton qu’avait employé Étoile du Corbeau lorsqu’il avait donné un premier apprenti à Aigue-Marine. Son ton méprisant ne lui avait pas échappé, même si elle n’avait alors pas encore ouvert les yeux à propos de la misogynie de son chef. Et effectivement, avec du recul, elle réalisait que rares avaient été les femelles à se voir attribuer un novice : Charbon Ardent et Aigue-Marine avaient été les seules à déroger à cette règle. Et ce n’était sans doute pas avec plaisir que le chef les avait nommées mentor, agissant sûrement sous la contrainte de se voir manquer de guerriers pour entraîner les chatons en âge de devenir novices.

« Heureusement, tous ne sont pas comme cela dans nos rangs. » Vint cependant la rassurer la guerrière, percevant sans nul doute son trouble. « Ton mentor, notre nouveau lieutenant, Lapis Lazuli, est différent. Il sera un soutien énorme à l'avenir. Peut-être même que, grâce à lui, les choses changeront plus vite que nous le pensons. »

L’apprentie se replongea dans les couleurs orangées du ciel, l’horizon lui offrant un échappatoire. Elle se perdait dans l’immensité qui se déroulait devant ses yeux, comme pour s’enfuir face à ces révélations.
Ses pensèrent se dirigèrent vers Lapis Lazuli, son mentor. Elle l’avait toujours porté en très haute estime. Elle se souvint soudainement de ses mises en gardes, cachées, lors que son premier entraînement. À ce moment là, elle n’avait pas réussi à les comprendre, à présent, elles prenaient tout leur sens.
Aigue-Marine avait raison : leur nouveau lieutenant était digne de confiance, et il pourrait sans nul doute faire changer les choses. En tout cas, il aurait un poids bien plus important qu’elles deux, à son échelle et en vue de son sexe.

« J’admire Lapis Lazuli, c’est un grand guerrier, toujours très juste. » Se confia Nuage d’Écailles.

Elle se souvint soudain qu’elle n’avait pas été très polie lors de son passage en tant que lieutenant. Ses blessures ne s’étaient pas encore refermées, et fêter le nouveau grade de son mentor sonnait à ses oreilles comme trahir la confiance de son père. À présent, elle se rendait compte qu’elle s’était fourvoyée et, sincèrement heureuse pour le guerrier – il méritait grandement son nouveau rang – elle sentit la culpabilité l’envahir. Elle murmura, comme pour elle-même :

« Je n’ai pas été très correcte avec lui, lors de son changement de grade. Il faudra que j’aille m’excuser. » Elle soupira, regrettant son attitude. « Il m’a toujours traitée avec impartialité, ne faisant aucune différence au sujet de mon sexe. Je lui en suis très reconnaissante. » Nouveau soupir, plus profond cette fois. « Oh, comme j’aimerais qu’il réussisse à raisonner Étoile du Corbeau... »

Illusion. Étoile du Corbeau était bien trop ancré dans ses croyances.

« Je suis sûre que Lapis Lazuli ne t'en tiendra pas rigueur »

La jeune guerrière sembla sincère. Sa voix était douce et conciliante, touchant Nuage d’Écailles en plein cœur.
La novice espéra silencieusement qu’elle avait raison. Son intention n’avait aucunement été de manquer de respect au grand mâle blue smoke, mais les circonstances n’avaient pas été en sa faveur. Elle irait donc le féliciter et lui présenter ses excuses dès qu’elle en aurait l’occasion… et le courage.

« Tous, au Clan, savons la perte que tu vis. » Continua la guerrière, déposant un délicat coup de langue sur son épaule, en guise de réconfort. « Étoile du Corbeau ne changera pas ; mais il a fait son temps, je suis certaine que les choses vont changer. Avec des recrues aussi prometteuses que toi, j'en suis encore plus sûre. »

Le geste toucha la rouquine, et ses paroles encore plus. Elle ne pensait jamais retrouver ce soutien en dehors de sa famille, même au sein de son propre clan, et pourtant Aigue-Marine lui prouvait qu’elle le contraire. Si la misogynie de son clan lui avait appris à se former une carapace, camouflant ses émotions pour ne pas être considérée comme faible, elle ne se sentait plus seule désormais, moins démunie que lors de la découverte de la disparition de son père, et de son frère. Si ils n'avaient pas le même sang, son clan restait toutefois sa grande famille.
De fil en aiguille, part des mots et des phrases bien placées, la guerrière réussissait à obtenir la confiance de l’adolescente. Cette dernière sentit un regain d’énergie parcourir son corps, animée d’un nouveau souffle, d’un nouvel espoir.

La pente serait dure à remonter, mais elle savait à présent qu’Aigue-Marine constituerait un soutien indéniable lors de son rétablissement. Avec son appui, elle arriverait à refaire surface, elle en était certaine.

« Merci... » Lui murmura la novice, se sentant flattée par le compliment.

La guerrière se contenta d’un clin d’œil pour toute réponse, que la rouquine accueillit par un sourire. Le premier depuis le début de leur entrevue.
Elle progressait à vue d’œil : loin d’être en grande forme, elle ne se laisserait cependant plus abattre comme avant, et elle avait déjà presque retrouvé la motivation au sujet de son entraînement : elle devrait mettre les bouchées doubles pour prouver sa fidélité et sa détermination à Étoile du Corbeau. Il allait sûrement douter de sa loyauté, maintenant que Rivière Sombre avait disparu.

Aigue-Marine ne lui laissa toutefois guère le temps de s’approfondir sur ses questions. Sans doute soucieuse de la sortir de sa mélancolie, sa voix s’éleva de nouveau, changeant néanmoins de sujet :

« Bon, sinon, dis-moi : comment t'entends-tu avec les autres apprentis ? Penses-tu pouvoir t'en faire des alliés ? Ou des ennemis ? »

La question était délicate : la novice était si fusionnelle avec son frère qu’elle n’avait pas vraiment pris le temps de se lier d’amitié avec d’autres apprentis. Elle connaissait leurs prénoms au travers des entraînements, échangeait quelques mots mais leur relation n’allait pas plus loin, hormis avec Nuage de Groseille et Nuage de Rosée.
Son gros problème résidait dans son côté perfectionniste. Ce trait de caractère l’empêchait de tisser des liens avec ses camarades. Solitaire, elle préférait rester seule que de travailler en équipe, soucieuse de bien faire. Et forcément, cela ne favorisait pas leur amitié…

« Pas vraiment... » Murmura-t-elle, un peu gênée. « Je n’arrive pas à m’entraîner avec les autres, ça rend les relations un peu tendues… Néanmoins, j’ai récemment rencontré Nuage de Rosée : je lui appris à chasser et ça m’a beaucoup plu. »

Pourtant, elle n’avait ni l’âge, ni les compétences pour être mentor et d’ici là, il lui faudrait apprendre à faire équipe avec les autres, c’était ce qu’exigeait la vie de clan. Mais sans Nuage d’Oiseaux, cela lui paraissait désormais bien difficile...