LP ◊ Look at my smile. Look how well I can fake it. (ft Matin Embrasé) - end

Blottie dans son nid, Museau Bleu jouait distraitement du bout de la patte avec les petites plumes et les coquillages qui en décoraient la bordure, ses jeux vert jade fixés sur sa fourrure pour ignorer l'extérieur et le soleil qui, au-dehors, brillait. C'était une belle journée hivernale, froide mais lumineuse, le genre de jour où elle aimait être au bord de la rivière pour pêcher, ou en patrouille sur le territoire, à discuter et aider ses camarades de Clan ou à jouer avec les chatons après avoir été saluer Eau Turquoise. Mais ce matin-là, la guerrière de sable et d'écume n'avait aucune envie de se lever, et les remous de la rivière semblaient avoir englouti son cœur, désormais prisonnier sous la glace de la détresse qu'elle cachait sous un masque d'indifférence. Elle ne craquerait devant personne, ni aujourd'hui ni un autre jour, pas alors que les autres ignoraient son secret, à l'exception de la douce reine qui le gardait précieusement pour elle. Et pourtant, elle avait envie de pleurer, raison pour laquelle elle restait là, dans la tanière, s'étant portée volontaire pour la patrouille de l'aube afin de faire mine de se reposer quand le ciel s'éclairerait, au milieu du jour.

Petit Blaireau avait été enlevé, lui aussi, et son fils lui manquait. C'était une sensation difficile, et absolument insupportable, comme si une part d'elle manquait, et qu'on lui déchirait l'âme et le cœur à coups de griffes. Il n'aurait pas du sortir... Pauvre Petite Hyène, heureusement que la timide chatonne, elle avait pu rentrer au camp et à la pouponnière, auprès de sa mère. Trop des plus jeunes du Clan avaient déjà disparu. La discussion qu'elle avait eue avec Petite Émeraude avait appris à Museau Bleu que celle-ci souffrait de la séparation de la portée de pierre précieuse, et désormais, elle devait aussi se passer de son meilleur ami. Maudit Clan du Tonnerre ! Ils avaient tourné le dos aux Étoiles, s'étaient alliés aux Lunar Pods, ces chats qui avaient mis à sac leur maison, avaient foulé aux pattes le Code du Guerrier, et pour une guerrière aussi loyale et droite que la féline aux yeux verts, ce geste qu'ils avaient fait en s'attaquant aux chatons n'était pas pardonnable. Mais le pire, c'était sans doute de savoir que Petit Blaireau, lui, n'était pas même au sein d'un Clan...

Un bruit tira Museau Bleu de ses pensées, et elle esquissa un rapide sourire, ramenant une étincelle dans ses yeux, douce comédienne, prête à faire face à un autre de ses proches : garder les masques, toujours. Ils ne verraient pas sa détresse. Se relevant légèrement, elle se tourna vers l'entrée de la tanière des guerriers, pour voir qui venait de se joindre à elle, et reconnut la fourrure de Matin Embrasé, le mentor de Nuage de Rosée, encore blessé par son combat contre les félins qui les avaient attaqués et arborant malgré tout l'expression qu'il avait toujours. Elle aimait bien rire avec lui, alors elle le laissa s'installer non loin, et attendit qu'il lance une conversation. Elle-même n'était pas sûre d'en avoir la force.

Spoiler:

La vue de Museau Bleu semblait avoir rendu encore un peu plus de lumière et d'enthousiasme à son camarade de rires et de discussions, tandis qu'il s'installait près d'elle, sa fourrure de feu et de neige emmenant un peu de couleur à la tanière, à l'image des minuscules décorations ornant certains nids, ces mêmes ornements avec lesquels la patte de la guerrière à la pelisse de sable et d'écume jouait encore sans y penser. Le matou semblait également avoir compris qu'elle ne parlerait pas la première, et pouffant doucement, il glissa quelques mots, sa voix rompant à la fois le silence et le cocon de mélancolie dans lequel son amie s'était peu à peu enfermée. Pour autant, cette interaction, brisant sa prison de verre, la blessait, des éclats tranchants de peine et de tristesse lui lacérant l'âme, mais elle savait que ce n'était pas la faute de Matin Embrasé: elle aurait souffert de la même manière qu'importe celui de ses camarades qui lui aurait parlé. Du reste... Il n'avait rien pu faire face à l'enlèvement de Petit Blaireau, et ce n'était pas sa faute. Son rire était-il sincère ? Elle ne le savait pas. Mais lui en parler maintenant ne lui ressemblait pas. Ensemble, ils s'amusaient et plaisantaient. Toujours.

« Ça y est, les jours se rallongent... V'là que j'me lève trop tôt ! On va finir par remarquer ma maîtresse, haha ! » pouffa-t-il. « Mais dis-moi, Joyeuse Muse, tu vas te promener aussi, ce matin ? »

La guerrière savait pertinemment que cette "maîtresse" était imaginaire, mais elle joua le jeu, et répliqua, amusée, espiègle et complice, un petit sourire sur son visage malgré la rivière de tourments qui cascadait en elle:

« Le matin en pleine nuit, décidément, la dame de tes pensées possède des pouvoirs que le commun des mortels ignore ! Et bien sûr que je viens aussi me promener ce matin, pourquoi me priverais-je du plaisir de ta compagnie ?»

Et elle souriait, et elle riait, en apparence vraie. Et pourtant, quelle menteuse elle faisait ! Elle aurait simplement voulu qu'ils retrouvent les chatons, elle aurait simplement aimé revoir son fils... Le surnom que lui adressait Matin Embrasé l'aurait presque faite rire amèrement: Joyeuse Muse, n'est-ce pas ? Pourtant, même le félin annonçant le jour, patrouilleur de l'aube matinal et joueur, semblait plus éteint que d'ordinaire. Ou peut-être se faisait-elle des idées ?

Matin Embrasé rit, un rire qui, peut-être parce que Museau Bleu se sentait mal, sonna faux aux oreilles de la jolie féline, dissonant, insupportable, horrible, terrible; un rire, qui peut-être, se voulait joyeux, mais qui, au lieu de rassurer et d'éclairer son monde, sembla l'enfoncer plus encore. Si même le rire de Matin Embrasé ne faisait plus parfaitement ses gammes, créant mélodies et harmonies, comment pourrait-elle réapprendre à l'accompagner dans les notes et arpèges elle aussi ? Si même cette lumière ne perçait plus les flots sombres la noyant dans sa peine, comment pourrait-elle remonter à la surface, apprivoiser à nouveau le torrent, danser dans la tempête et nager dans la vie ? Derrière son masque souriant, si bien dessiné qu'il se fondait avec son visage doux et sa silhouette gracieuse, elle se brisait, et son cœur sombrait peu à peu en elle; elle avait peur de ne plus pouvoir être heureuse à nouveau, tout en sachant qu'elle n'avait personne avec qui partager sa peine. Personne ne pouvait savoir pourquoi elle souffrait: personne ne savait qui elle était pour les petits, pour le petit blaireau au visage rond et innocent, enfant maladroit qu'elle aimait tellement. Pour le Clan, elle était une simple guerrière jouant souvent avec les chatons, amenant des proies à la pouponnière, aidant, et s'étant un peu plus rapprochée de ce félin en particulier. Mais personne ne savait qu'elle était bien davantage; elle était sa maman.

« Bonne idée. De quoi rouvrir les yeux de la vieille bigleuse ! »

La guerrière de sable et d’écume bleutée esquissa un demi-sourire, lâchant un rire face à la phrase suivante; son camarade semblait paresseux, un peu, et regrettait l’absence de petit déjeuner… Elle glissa doucement une phrase, espiègle pour le monde, et qui, malgré tout, semblait si loin, si distante d’elle – elle avait l’impression que son cœur brisé s’était arrêté, que son souffle s’était bloqué : elle aurait voulu pleurer, sans pouvoir se laisser aller en public. L’air de rien, elle souffla donc avec amusement :

« Une proie préférée ? Une perche peut-être ? »

Elle attendait simplement que le félin à la fourrure de flammes et aux yeux d’or lui donne une approbation, une indication, une autorisation, presque ; elle irait chercher le petit déjeuner pour deux, et ils pourraient le partager juste devant la tanière des guerriers, ensemble, comme deux amis normaux et heureux. Ce serait bien… Au soleil, partageant les saveurs délicates du poisson que les autres félins de la forêt délaissaient, discutant de tout, de rien, et qui sait, d’eux, un peu… Mais avant tout, elle voyait le trajet vers le tas de gibier comme une occasion de se remettre un peu – aller jusqu’à la réserve lui permettrait de reprendre la sienne ; reprendre son calme, ravaler ses larmes, retenir un sanglots et une cascade de mots. Elle n’a pas à en vouloir à Matin Embrasé, il doit s’en vouloir bien assez, mais en elle, c’est tout son monde qui s’effondre. Pour ne pas tomber, elle n’a qu’un moyen de s’accrocher : l’altruisme, la douceur, et la gentillesse.

« Ça va, toi ? »

« Oh, non merci. »

La moue exagérée du félin à la fourrure flamboyante fit rire un peu son amie, tandis qu’il faisait mine d’être absolument révulsé par l’idée – ce qui, Museau Bleu l’avait vu par le regard oblique lancé à une certaine dormeuse, n’était absolument pas vrai. Mais elle n’était pas une de ses proches pour fouiller dans sa vie, non ; ils discutaient et s’amusaient pour oublier leurs soucis, un instant, une fois, en une amitié drôle, ponctuée de petites piques, d’ironie, de sourires et de légèreté, véritable ou feinte. Matin Embrasé était son clown, visage peint et grimaces exagérées la distrayant et se distrayant, sans doute, aussi : personne ne pourrait être si joyeux, tant aimer la vie dans de pareilles circonstances, d’autant plus après l’image fissurée qu’il avait montrée en retournant au camp sans le petit blaireau, ne ramenant qu’une toute petite hyène inconsciente qui, très vite, avait éclaté en sanglots quand elle avait compris que son frère n’était pas rentré. Le rouquin n’avait pas le cœur à rire, ce jour-là… Et Museau, elle, l’avait à pleurer. Ce genre de blessures ne guérit pas en une journée. Mais ils riaient, pour chasser le chagrin. Amis d’apparences, amis de douces esquives et d’illusions rieuses pour cacher la douloureuse vérité.

« Manquerait plus que je me plaigne, moi… » répliqua-t-il ensuite face à sa deuxième question.

Il souriait, mais n’était-ce pas un aveu qu’il posait par cette phrase ? Se traitant ensuite de feignasse et ricanant un peu, il s’éloigna alors vers le tas de gibier, exagérant sa démarche pour filer chercher leur repas. Il ne s’éclipsa pas longtemps… Seulement le temps pour la femelle beige et grise de relâcher un sanglot, camoufler une larme, et dessiner à nouveau, sur son visage marqué d’une tache bleutée, une esquisse de sourire, mi moqueur, mi amusé. Alors qu’au fond, elle comme Matin Embrasé étaient en train de se briser. Pelisse de flammes et pelage de sable et d’écume, enfants de l’eau, ils avaient simplement gardé les masques. Et ça, elle le lisait, plutôt facilement : quand on s’habitue à montrer un faux visage aux autres, on sait discerner les illusions que nous montrent ceux qu’on apprécie. Mais elle ne disait rien. Après tout, comment poser des questions sur les tourments de son ami, alors qu’elle-même mentait, comme réflexe de survie ? Elle avait le cœur gros en rejoignant devant la tanière le guerrier roux, voyant la belle truite qu’il avait choisie – une truite assez grosse pour partager avec un chaton. Petit Blaireau la hantait.

« On va bien trouver comment dépenser toute cette énergie. » raillait l’autre.
« Après la longue quête de la truite perdue, je croyais qu’un si dur trajet t’avait déjà épuisé ! » rétorqua-t-elle, faisant allusion à sa mauvaise grâce de l’instant précédent avec un sourire, avant de donner une vraie réponse. « Mais si tu veux une patrouille ou une séance de pêche, je suis partante. »

Museau Bleu remarqua aussitôt que son ami ne mangeait que trop peu: se sentait-il coupable de s'alimenter, ou ressentait-il lui aussi cette impression de ne pas pouvoir se nourrir, la gorge trop nouée, ayant la nausée à la seule idée que les chatons avaient été enlevés et qu'eux ne faisaient rien à cet instant? Car c'était tout à fait le genre de pensées qui envahissait l'esprit de la féline de sable et d'écume, pour qui le poisson, quoiqu'il soit excellent, qu'elle mangeait un peu, avait un goût de cendres. Cendres d'espoir. Cendres de bonheur. Cendres de rire. Une part d'elle lui avait été enlevée avec Petit Blaireau... Quant à Matin Embrasé, le rouquin, quand il reprit la parole, montrait un visage sérieux, douloureux, derrière son masque de clown brisé. La vétérane l'écouta alors, comme pour tenter de comprendre.

« Si tu peux pas finir, j'irai donner le reste à Nuage des Ruisseaux... »

Dans sa voix, il n'y avait plus de malice; dans ses yeux, plus d'étincelle; et dans ses paroles, simplement un abattement qui ne lui allait pas. Le cœur de la guerrière, fille de l'eau, se serra. Elle aurait voulu lui parler, lui demander comment il allait, aussi, mais comme d'habitude, le matou à la pelisse de flammes esquivait, arabesques et volte-faces pour nier le chagrin.

« Et toi, dis-moi, tu dois bien penser à quelqu'un qui va bien, en ce moment, hein ? »

La vétérane aurait voulu rire: elle n'avait pas le cœur à penser à elle-même, ou à des sentiments. La seule chose qui importait, c'était Petit Blaireau... Et les autres petits, très affectés, dans une autre mesure, ainsi que ses propres amis. Son fils hantait son esprit et ses nuits, tandis que, pour éviter la peine, pour fuir la réflexion et la culpabilité, elle pensait aux autres souffrant comme elle. Penser aux autres pour s'oublier soi. Comme d'habitude. Prenant l'ouverture qu'elle voyait néanmoins, elle répliqua, d'une voix douce :

« Dans l'immédiat, à toi de me le dire... Comment tu vas, toi ? »