(LUNAR POD) Could live, could die - end

Aigue-Marine s'en allait. Sa vie lui échappait, pièce par pièce, comme toutes ces petites particules de poussière qui virevoltait autour de lui constamment sans qu'il puisse les attraper. Il essaya de les récupérer avec les toiles d'araignées données par Nuage des Ruisseaux, mais elles ne firent que retardait l'inévitable. Si elle respirait encore, elle était, en quelque sorte, déjà morte.

Pourtant dans ses yeux subsistait une lumière. Elle ne quittait pas Étoile de Pierre du regard, et Étoile de Pierre ne la quittait pas non plus. Il l'observait travailler, donner vie à ces petits qu'elle avait protégé pendant deux longues lunes. Il la regardait mener son dernier combat.

Même dans la mort et la souffrance, Aigue-Marine était belle. Malgré ses blessures, son pelage poisseux de sang, ses contractions et sa fatigue évidente, ses yeux conservaient un éclat presque magique, et son visage un sourire magnifique.
Tout cela allait lui manquer. Sa présence dans le Clan. Sa joie de vivre, sa timidité, son manque d'assurance, sa gentillesse... ces petits éléments, si insignifiants dans les jours tranquilles, allaient faire comme un vide au sein du Clan de la Rivière.

Dans la mort, Aigue-Marine était plus vivante encore dans le coeur des autres. En réalisant qu'elle devait partir et qu'il ne pourrait la forcer à rester, en réalisant qu'elle était éphémère, il se rendait compte à quel point il l'aimait. À quel point il avait besoin d'elle. À quel points ils avaient tous besoin d'elle. Lui. Écaille d'Or. Les chatons. Le clan.

- Regarde comme ils sont beaux, fit il en riant doucement entre deux sanglots. Tout à ton image... d'apparence fragile mais robustes... nos petites pierres précieuses...

Chaque nouvelle naissance, chaque nouvelle vie créée volait celle de sa bien aimée. Mais il ne pouvait pas leur en vouloir. Elle en était si fière... ils étaient tout juste nés que dans son regard, on pouvait y voir toute la fierté du monde. Il en prendrait soin, comme le plus joli des cadeaux qu'elle pourrait lui offrir. Il ne laisserait rien leur arriver, et leur raconterait l'histoire de leur mère, pour qu'ils ne l'oublie jamais et soit toujours auprès d'elle.
Il ferait avec eux ce qu'Aigue-Marine aurait rêvé de faire à leurs côtés. Tout ce qu'ils s'étaient racontés pendant deux lunes, toutes ces choses à faire lorsqu'ils viendraient au monde... sans elle. Malgré tout, elle serait toujours prêt d'eux, veillant depuis les Étoiles.
Il la rendrait fière d'eux, et il les rendrait fière d'elle. Leurs adorables trésors, à protéger à tout prix. Leur dernier héritage, celui de toute une vie.

Autour d'eux s'affairaient les félins. Il ne leur prêta aucune attention. Étoile de Pierre restait avec Aigue-Marine et leurs petits, seuls, malgré la présence évidente d'autres chats. Il saisissait l'instant, savourant leurs derniers moments quand bien même ils étaient difficiles, baignant dans la souffrance.

À chaque seconde, sa tendre compagne s'éloignait toujours plus. Elle s'en allait vers sa nouvelle vie, où elle les attendrait paisiblement. Mais sans plus de souffrance et de larmes. Il ne voulait pas la laisser partir sans un dernier bon souvenir. Il ne voulait pas laisser les Lunar Pod remporter cette dernière victoire. Alors, il sécha ses larmes, et dans un sourire triste lui adressa ces derniers mots.

- Tu t'es bien battue, mon amour. Je... on t'aime.

Écaille d'Or était à peine partie qu'elle était déjà revenue, flanquée de Nuit Hivernale, la guérisseur du Tonnerre ; Aigue-Marine était dans un tel état second que le temps n'était plus une valeur qui la guidait, elle s'y perdait, privée de tout repère. Elle n'aurait su dire combien de minutes avaient passé depuis qu'elle était sortie du camp en compagnie de son amour Étoile de Pierre, ou depuis la funeste attaque d'Éos. Elle n'aurait pas non plus pu dire avec certitude combien de petits étaient déjà sortis de son ventre, ni depuis combien de temps ; les minutes paraissaient tantôt des heures, tantôt des secondes. La souffrance apparaissait et disparaissait par intervalles irréguliers, et les soins prodigués par Nuage des Ruisseaux puis par Nuit Hivernale n'eurent pas grand effet. Tout était perdu pour la jeune reine, la totalité des félins qui l'assistaient avaient fini par le comprendre ; elle, l'avait compris bien avant que la griffe aiguisée de la Lunar Pod ne la touche.
Tout était fini pour Aigue-Marine, et elle allait bientôt rendre son dernier souffle ; seul l'espoir de sauver ses petits l'avaient maintenue en vie jusqu'ici. Elle surveillait de loin l'état des choses, dans les vapes, sans être sûre de comprendre vraiment le déroulement de la mise bas. Mais elle avait vu un petit robuste sortir, puis une femelle ébouriffée au poil de feu. Finalement, trois autres boules de poils s'amassèrent près d'elle, piaillant leur faim, inconscients de ce qui se passait autour d'eux ; Ô douce inconscience qui vous protège du désespoir... Lorsque le dernier petit mâle - très affaibli, probablement s'en était-il fallu de peu pour qu'il ne suive sa mère au Clan des Étoiles - fut sorti et ajoutés au tas de poils que formaient ses frères et sœurs, Aigue-Marine reposa sa tête au sol, insensible au froid, à la douleur, au sang qui couvrait l'entièreté de son corps. Elle n'avait même plus la force de ronronner ou de presser ses petits contre elle. Elle sentait la vie quitter ses membres un par un.

C'était comme si elle sentait une vague, partie de la base de sa queue, envahir peu à peu son corps, en passant par son arrière-train, emplissant ses pattes, atteignant ses flancs, rejoignant sa nuque où Étoile de Pierre avait tant lové son museau, arrivant jusqu'à ses oreilles, se dirigeant finalement vers ses yeux et son museau.
Il ne lui restait plus que quelques secondes. Elle avait bien l'intention d'en profiter.

« Écaille... d'Or... Ces petits seront sous... ta... protection. Regarde celle-ci, » dit-elle en pointant la petite au poil roux, « Elle te ressemble... Je veux que tu... que tu sois... sa marraine. »

Cette longue tirade avait semblé éternelle à Aigue-Marine, qui n'en voyait pas le bout. Avec une force dont elle ne se pensait plus capable, elle posa sa tête contre ses cinq petits, dans un geste de douceur maternelle sans lequel elle n'envisageait pas de pouvoir partir sereinement.
Puis, elle leva les yeux vers Étoile de Pierre.

« Mon amour... Je sais qu'ils seront entre de bonnes mains... » Elle devinait aisément la peine que pouvait ressentir le vétéran. Elle souffrait intensément d'imaginer son futur à lui sans elle. Elle espérait que tout irait pour le mieux, et que leurs cinq rejetons lui donneraient assez de joie de vivre pour qu'il surmonte la perte de sa compagne. « Je t'attendrai... là-haut... Tu me manques... déjà... beaucoup trop... »

Elle arracha un sourire à ses babines afin d'accompagner son amour dans cette difficile épreuve.
Elle baissa à nouveau les yeux vers ses petits. Un ronronnement très faible résonna.
Puis elle ferma les yeux.

Elle était partie. Le léger souffle chaud qui se dégageait de son museau avait cessé. Son poitrail ne se soulevait plus. Seul le sang semblait encore vivant, coulant encore et encore à mesure qu'elle partait. Les Étoiles lui avait prit sa belle et douce lieutenante.
Les minutes devinrent des heures tandis qu'il restait là face au cadavre de celle qu'il avait aimé. Il ne lança même pas un regard à Nuit Hivernale, Nuage des Ruisseaux ou Écaille d'Or. Rien.
Il resta là, sans un bruit, à fixer le vide et la mort.

Étoile de Pierre ne réalisait pas. Il ne comprenait pas qu'elle ne reviendrait jamais, qu'il ne la verrait plus jamais lui offrir son sourire dans le Clan, qu'il ne l'entendrait plus jamais rire ou ronronner, que ses petites colères passagères de Reine ne viendraient plus égayer ses journées. Il refusait de comprendre.
Son soleil s'était éteint.

C'était un sentiment étrange qui l'envahissait. Quelque chose partagé entre la tristesse et la rage de l'avoir perdue, et le soulagement de la voir partir. Il n'en pouvait plus de la voir souffrir. Chaque spasmes, chaque petit cri de douleur était comme une épine qui se plantait dans son coeur, et le silence provoqué par la fatigue et la mort qui l'enveloppait était pire encore. Maintenant qu'elle ne bougeait plus, elle ne souffrait plus.

Il ne savait pas combien de temps s'était déroulé entre le moment de son dernier souffle et celui où une patrouille de son Clan était arrivée. Il en avait perdu la notion.
Deux guerriers et deux apprentis dont il ne chercha même pas le nom. Ils prononcèrent des mots, cherchant sans doute à comprendre ce qu'il s'était passé. Mais Étoile de Pierre, lui, ne cherchant même pas à les comprendre.

Il leva enfin la tête, lançant un regard à Écaille d'Or pour lui demander de l'aider à rapporter Aigue-Marine au camp. Il était temps de rentrer. Étoile de Pierre lui avait pourtant dit.

Ok pour une sortie à la Rivière, Aigue-Marine, mais on ne reste pas longtemps, et on rentre avant le partage.

Le partage était passé.

le mouvement sous ma patte, dans le ventre de la Reine, me fit savoir que la vague suivante arrivait. De mon mieux, j'aidais Aigue-Marine à mettre bas à son deuxième chaton. Et la boule de poils ne tarda pas. Une boule de poils rousse, plus clair que sa mère, comme une petite flamme d'espoir. Mais j'avais peur. La compagne de notre Chef s'affaiblissait à mesure que le temps passait et je n'avais pas la certitude qu'elle survive. C'était déjà un miracle qu'elle ait la force de mettre bas... Un bruit de course se fit entendre, mais je ne relevai pas la tête. L'odeur d'Ecaille d'Or était reconnaissable et l'odeur gênante du Tonnerre couplée à celle des plantes m'indiquait que Nuit Hivernale était enfin arrivée. Je soupirai de soulagement, mon regard se tournant une seconde vers la Guérisseuse pour lui exprimer mes remerciements. Je la sentis s'asseoir à mes côtés. Elle me tendit une fleur aux pétales rouges. Un coquelicot! Je l'attrapai avec un hochement de tête, avant de donner la fleur à la Reine, en espérant sincèrement qu'elle aurait moins mal. Ma consoeur était-elle arrivée à la même conclusion que je refusai mais qui s'imposait dans mon esprit? Que si nous arrivions par miracle à sauver les chatons, la Mère ne verrait pas la nuit tomber? La tonnerreuse massa doucement le ventre de la Reine tandis que j'aidais les petits à respirer, à se caler au chaud contre leur mère. Premier instant privilégié et sûrement le dernier. Les uns après les autres, les chatons sortirent, une totalité de cinq petits, une grosse portée. Il n'y avait qu'Eau Turquoise à la Pouponnière, mais heureusement, deux lunes s'étaient écoulées depuis sa mise bas de mes sept petits frères et petites soeurs. Je restai silencieux, laissant Aigue-Marine parler. Ses dernières paroles, pour Ecaille d'Or et Etoile de Pierre. La reverrais-je lors de mes visites à la Pierre de Lune? Je verrais bien, le temps me le dira. Je ne l'avais pas côtoyée assez pour m'effondrer comme lors de la mort de Père, mais assez pour me sentir triste. Lorsque les étoiles vinrent la chercher, que son souffle se lassa d'exister, je tournai mon regard un bref instant vers notre Meneur, qui semblait se tenir là, sans pour autant être là. Je m'avançais de nouveau vers le corps de la Reine partie au moment de le devenir réellement. J'examinai les Petits. À part le dernier qui semblait un peu faible, ils semblaient tous bien se porter. Une Patrouille arriva, Deux Guerriers, deux apprentis. Sans un mot Etoile de Pierre se tourna vers la Guerrière Rousse, nouvellement nommée Marainne de la deuxième née. Ensemble ils portèrent le corps de la femelle claire, si chère au coeur de notre chef. Je me tournai vers le reste de la Patrouille. Si Etoile de Pierre ne disait rien, je le ferai.

"Les réponses viendront plus tard, l'urgence est de transporter ces petits à la Pouponnière. Amenez les à Eau Turquoise au plus vite, mais faites attention, ils sont fragiles et encore faibles."

Sans un mot, ils obéirent, braves soldats. Je regardai les Petits partir avec la Patrouille avant de me tourner vers Nuit Hivernale. Je n'aimais pas le Tonnere. Non. Je détestais le Tonnerre. Mais il me fallait revoir mon opinion, au moins pour elle, pour ma consoeur. Elle avait été d'une aide incroyable, je ne pense pas que les cinq Petits aient survécu si j'avais dû être seul. Je ne sais pas si on lui a donné l'autorisation, et en me souvenant d'Etoile de Suie se jetant sur mon père pour l'achever, je doute qu'elle ait pu l'avoir, mais pourtant elle est venue. Comme une vraie Guérisseuse, une Soigneuse digne de ce nom. Je m'incline profondément devant elle.

"Merci beaucoup Nuit Hivernale, je me souviendrai toujours de l'aide que tu m'as apportée. J'ai une dette envers toi. Pourtant je me permets de te demander de pouvoir prochainement venir sur tes terres pour une cueillette de bourrache. Notre unique Reine en aura besoin pour ces Petits."

Mes paroles ne sont pas anodines. J'ai bien réfléchi et ai admis avoir une dette envers elle, je n'ai jamais engagé mon Clan ou un autre membre de la Rivière. Je suis le Soigneur, certes, mais je reste loyal à mon Clan. Toujours