[LUNAR POD] Petits cailloux et papa caillou. -abandon

Deux semaines s'étaient écoulées depuis la mort d'Aigue-Marine et la naissance de ses petits. Depuis cet événement, Étoile de Pierre était peu sorti de sa tanière, se remettant peu à peu de ses blessures. Il boitait encore un peu, l'une de ses pattes avant étant douloureuse lorsqu'il s'y appuyait. Mais Nuage des Ruisseaux faisait bien son travail, et on ne pouvait nier l'amélioration de son état.

Deux semaines qu'étaient nés ses petits, et jusqu'à maintenant, il n'avait fait que les regarder, les ignorant même parfois. Mais aujourd'hui, il fallait faire des efforts.
Eau Turquoise n'était là que pour les nourrir, et il devait s'occuper de leur éducation. Pour la première fois en ce jour d'hiver, ils avaient ouvert les yeux.

Toute la journée, Étoile de Pierre avait redouté ce moment. Et pour cause, il n'était pas prêt. Le meneur n'avait jamais eu d'enfant jusque là, et encore moins des enfants orphelins de mère. Alors que les femelles s'occupaient normalement de la majeure partie de l'éducation des petits, il devait la remplacer dans ce rôle. Et il n'avait aucune idée sur comment s'y prendre.
Mais ça ne devait pas être aussi dur que gérer un Clan, si?

Il retourna donc dans son antre, le pas lent, stressé de cette première approche réelle face à eux. Pour la première fois depuis leur naissance, ils pourraient voir leur père.
Eau Turquoise s'était absentée quelque temps, il retrouva donc cinq petites boules lovées dans un nid de mousse et de plumes. Cinq petites boules... sur lesquelles il ne savait plus mettre un nom.
Étoile de Pierre savait qu'ils portaient tous des noms de pierres précieuses. Et pour cause, on les surnommait les petites cailloux. Améthyste, Émeraude, Jaspe, Opale, Quartz... mais qui portait lequel? Un peu perdu, il regretta de ne pas leur avoir accordé plus de temps avant qu'ils n'ouvrent les yeux sur le monde.

- Alors... euh... vous... vous vous plaisez ici? demanda-t-il sur un ton peu assuré?

Il s'assis, mal-à-l'aise face à cette grande portée. Il cru pouvoir entendre Aigue-Marine rire, lui murmurant "ce n'est pas ce que l'on demande à des chatons, mon amour", mais ce n'était que le fruit de son imagination. Car lui-même savait. Ce n'était pas ce que l'on demandait à des chatons.

Éclaircissant sa voix, il remua les moustaches avant de s'allonger près du nid.

- À quoi vous voulez jouer?

Les deux semaines précédentes avaient été terribles pour le Clan de la Rivière. L'attaque des Lunar Pod les avaient mis par terre : Étoile de Pierre avait été maîtrisé et blessé - surtout dans l'âme -, la lieutenante, Aigue-Marine, était morte, et il s'en était fallu de peu pour que leur portée, cinq petits chatons, ne la suive. Beaucoup de sang, beaucoup de douleur, le Clan de la Rivière avait repris doucement son chemin, mais les blessures étaient encore à vif, et le premier symptôme de cette évidence était le comportement du meneur, blessé jusque dans sa chair.

La vie à la pouponnière, pour Petite Émeraude, était néanmoins bien éloignée de toute cette horreur, de toutes ces préoccupations. Ces deux semaines seraient certainement les plus calmes de sa vie : en bonne nouvelle-née, elle s'était contentée de dormir beaucoup, de piailler encore plus, et de téter avec avidité, montrant la ferveur dont elle allait se montrer digne une fois qu'elle aurait ouvert les yeux et appris à se déplacer convenablement.
Ce jour arriva et elle ouvrit les yeux sur un monde de couleurs qui l'émerveilla. Le vert roseau, le bleu du ciel, le roux et le brun des pelages des félins, le gris-bleu de celui de son frère et de sa sœur, le jaune du soleil, le blanc des nuages... L'intensité de ces nuances avaient envahi l'esprit de la jeune chatonne, qui ne se lassait pas de promener son regard partout histoire de s'imprégner des lieux. Elle s'était déjà promis d'étendre sa découverte à l'extérieur de la pouponnière, mais pour l'instant, elle était bien, pelotonnée entre ses quatre frères et sœurs, respirant l'odeur du lait chaud, profitant de la chaleur de la mousse et des plumes, entendant des ronronnements rassurants aux alentours.

Et puis, une animation ne tarda pas à arriver, avant même qu'elle ne se mette à s'animer elle-même. Celui qui était leur père - c'est Eau Turquoise qui le leur avait dit - entra dans la pouponnière et s'approcha d'eux, visiblement mal à l'aise, mais les chatons ne connaissaient rien des sentiments de grands, alors Petite Émeraude ne le remarqua même pas et se contenta de se lever maladroitement et de lui sauter entre les pattes, s'amusant à se camoufler dans son pelage épais, observant avec ravissement le contraste entre le gris-bleu du paternel et son roux flamboyant à elle.
C'est avec entrain qu'elle lui répondit, manquant de trébucher une ou deux fois tandis qu'elle cherchait à sauter, se trouvant décidément bien trop petite par rapport à Étoile de Pierre.

« Papa, c'est quoi ça, comme couleurs ? » demanda-t-elle en piaillant d'une voix très aiguë en désignant son pelage, puis celui de ses frères et sœurs.

À peine eut-il le temps de terminer sa question que quelques paires d'oreilles se dressèrent, visiblement captivées par ce que l'on venait de leur demander. Une boule rousse se leva d'abord, marchant maladroitement vers lui. Étoile de Pierre failli avoir un mouvement de recul. Il n'avait pas l'habitude que de si jeunes chatons viennent se coller à lui. Mais il se rappela qu'il s'agissait de ses petits, et que leur mère n'était plus là. Il devait en prendre soin. Pourtant, il avait peur de l'écraser, de la casser en un seul mouvement, tant cette minuscule boule d'énergie lui semblait délicate. Ces chatons étaient son plus beau trésor: c'était tout ce qui lui restait d'Aigue-Marine, sa compagne. Il en prendrait soin et les protégerait.

Petite Émeraude, se rappela-t-il enfin, joua à se perdre dans son long pelage d'hiver gris-bleu. Un chaton de la même couleur s'éveilla à son tour, alors que sa soeur posa une question.

- Papa, c'est quoi ça, comme couleurs?

La demande lui paru d'abord stupide, puis il se rappela qu'il avait sans doute du poser la même, et qu'aujourd'hui était leur première vue sur les couleurs. Alors il tendit la patte, désignant un par un des corps de couleurs différentes pour les lui enseigner.

- Alors. Ça, c'est du roux, ça c'est du gris-bleu, ça c'est du blanc, ça c'est...

- Eh, papa papa ! Quand est-ce qui vont se réveiller ? fit la nouvelle venue qui se présenta juste devant lui.

À la fois étonné et perturbé de voir des chatons aussi jeunes poser tant de questions - il imaginait qu'un petit s'éveillait aux alentours d'un mois - Étoile de Pierre remua les oreilles. C'était là un climat assez inhabituel. Il avait bien déjà agit en tant que père pour Nuage d'Écailles, mais elle avait déjà six lunes à ce moment là, et ce n'était que sa fille adoptive.

- Dis donc Petit Quartz, je répondais à... non, attend. C'est Petite Opale? Non, c'est Petite Améthyste. Je... Ils se réveilleront quand ils seront moins fatigués, j'imagine? En attendant il faut les laisser dormir. C'est... Petit Quartz, l'un de tes frères, il a besoin de repos. Il ne faut pas le déranger.

Sa première pensée fut de demander des conseils à Eau Turquoise dès son retour.

Petite Émeraude s'échappa un instant du pelage épais de son père pour le regarder lui désigner les couleurs dont elle lui avait donné le nom. C'est ainsi qu'elle apprit que son pelage à elle était roux ; ah, donc elle allait désormais pouvoir nommer cette chose orange qui brillait tout au long de la journée en-dehors de la pouponnière ! C'était le roux. Il se cachait lorsque la nuit venait il était remplacée par la blanche. Tout s'éclairait, à présent ! Au fur et à mesure que la jeune chatonne découvrait les mots, elle découvrait le monde, du moins, elle se façonnait son monde à elle.
Petite Améthyste débarqua en plein dans les explications d'Étoile de Pierre. Celui-ci commença d'abord par la réprimander, puis il lâcha l'affaire ; quant à Petite Émeraude, elle n'en tint pas rigueur : elle n'écoutait déjà plus, de toute façon. Une information à la fois, siouplaît, même si elle en demandait plein d'un coup. D'ailleurs, Petite Améthyste avait mis la griffe sur quelque chose de tout à fait intéressant : ben oui, tiens, pourquoi est-ce qu'elles deux seraient réveillées et pas les autres ? Leur père semblait dire que c'était normal et qu'il fallait laisser faire. C'était mal connaître Petite Émeraude.

Si Étoile de Pierre l'avait observée, il aurait pu voir le coup arriver. La petite rousse s'était plaquée au sol, dans une position de chasse très maladroite et absolument pas discrète, et ses yeux s'étaient remplis d'une malice caractéristique de la bêtise qu'elle allait prochainement faire. Et dans son cas, prochainement, ça voulait dire...

« MAINTENANT ! » Petite Émeraude s'était élancée d'un bond vers la couchette où elle et ses frères et sœurs avaient leurs appartements. Bon, heureusement pour les marmottes, elle avait bien mal visé et elle ne tenait pas encore bien sur ses pattes : elle se contenta de rouler au sol, ébouriffant et salissant un peu plus son pelage. Une vraie boule de nerfs et de poussière !

Mais bien loin de se montrer dépitée, elle revint en furie vers son père et Petite Améthyste. Elle manqua de percuter cette dernière, et atterrit lourdement dans le ventre d'Étoile de Pierre. Elle semblait surexcitée. Et absolument pas inquiète par l'air dépassé qu'affichait son père et chef de Clan. Elle n'avait pas vraiment idée de tout ce que ce rang signifiait.

« Hé, dis P'pa, c'est quand que j'aura le droit de sortir ? Hein ? J'veux voir la Rivière moi ! Et les Rochers du Soleil, j'vais les reprendre moi, tu verras ! » Elle se mit en position d'attaque, sortit la langue, mima l'action d'un combat. Elle avait entendu parler de la fameuse bataille qui avait opposé les Clans de la Rivière et du Tonnerre quelques lunes auparavant. Aigue-Marine, sa mère, y avait même participé ! Et ils avaient gagné. Une grande fierté, même pour la chatonne, qui n'avait rien à voir là-dedans. Mais elle avait aussi appris que les chats du Tonnerre avaient repris déloyalement les terres : elle s'insurgeait !