Le temps défile comme un train ☼ Cri des Albatros - abandon

Cœur Fleuri avait pansé ses blessures avec l’aide de Nuage d’Alcidés, alors qu'Etoile Vaillante était partie raccompagner les fameux Lunar Pod en-dehors de leurs terres. Avec un sourire figé, pour lui faire comprendre que rien de tout cela n’était sa faute, elle lui intima de rester dans leur antre pour l’instant. Elle voulait qu’il garde un œil sur Nuage Silencieux, qui avait autant tendance à s’inquiéter que l’apprenti-guérisseur. Mais elle avait besoin d’air. Elle avait besoin d’être loin de l’ambiance étouffante de ce campement.

Elle aurait aimé partir loin, très loin … Mais les chaînes de son rôle, les pressions multiples qui pesaient sur ses épaules l’écrasaient, l’empêchaient d’avancer. Elle s’engluait dans quelque chose qu’elle ne maîtrisait plus, hydre de laquelle elle ne voyait même plus les yeux. Ce Clan qui était tout pour elle devenait lentement sa prison, comme un amant qui s’accrochait désespérément à elle, dans l’espoir qu’elle règle tous ses problèmes par leur seul amour. Mais aimer son clan ne suffisait pas. Elle ne pouvait rien pour eux, elle les voyait partir en croisade sans que l’un d’entre eux daigne s’inquiéter de son avis. Elle était remplaçable. On n’avait pas forcément besoin d’elle. Même les Etoiles se moquaient d’elle.

Et puis, à quoi pouvait-elle encore bien servir ici ? Nuage d’Alcidés serait bientôt prêt pour son voyage à la Pierre de Lune. Elle l’avait décidé, il aurait son nom sous peu. Il ne serait pas encore aussi rodé qu’elle, mais, même si elle venait à disparaître, le Clan du Vent ne se retrouverait pas sans un félin de confiance pour prendre soin de sa santé. Son neveu était un excellent élément. Il avait bien plus sa place qu’elle ici.

En voulant sortir de son antre, elle cogna soudain un autre félin avec son épaule blessée, coupant court à ses réflexions.

« Aïe- … Oh, c’est toi, Alby. Désolée de t'être rentrée dedans, j'étais ailleurs ! Remise de tes émotions ? Tu as bien parlé, tout à l’heure. C’était juste. »

Elle mentait. Cri des Albatros suivait les opinions de sa mère, et celles-ci ne plaisaient pas à Cœur Fleuri. Mais la guérisseuse espérait que, par admiration, l’albinos continue à répéter fièrement ce que sa mère lui disait, sans songer qu’elle commençait sans doute à se forger son propre avis et à avoir son individualité. Si elle l’avait dit, c’est qu’elle le pensait, que c'était tout réfléchi. Mais l’écaille ne voulait pas imaginer sa petite Albatros si catégorique, si agressive. A ses yeux, elle était encore ce petit bébé aux yeux étranges, qu’elle avait vu naître. Elle aurait tout donné pour revenir à ce temps béni où Nuage d’Alcidés et elle n’étaient que des tout-petits …

L'Assemblée venait de finir, et c'était avec un goût amer dans la gorge de Cri des Albatros décidait de ne pas suivre le cortège. Coeur Givré y allait déjà, et l'albinos faisait parfaitement confiance à sa sœur. Sa présence faisait reculer les ennemis, et le T-Rex qu'était la guerrière albinos faisait tressaillir ses satanés étrangers qui ressemblaient davantage à des soldats de plomb qu'à des dinosaures miniatures. La raison secrète de son refus d'accompagner son Clan était tout autre : elle savait que sa mère était furieuse, et Etoile Vaillante était effrayante une fois en colère. La nouvelle guerrière était persuadée qu'elle pouvait s'attirer les foudres de sa cheffe si elle faisait un pas de travers, sous prétexte qu'elle était sa fille, et qu'elle se devait d'encaisser ses remarques pour deux raisons : sa maternité et son rang. C'était une sale idée, et avec des valises dans les pattes, l'albinos se traîna jusqu'à son antre pour retourner y dormir, l'esprit trop las pour faire quoique ce soit de sa journée. Sur le court chemin, ses yeux rougeâtres croisèrent la tanière de sa tante. Bien que Coeur Fleuri avait fait preuve d'un courage rare pour une guérisseuse, Cri des Albatros ne pouvait pas approuver son geste. Elle avait humilié son Clan et l'autorité de sa mère. Bien qu'elle l'est très peu connu, la petite albinos avait cette habitude de penser que l'image d'un Clan faisait tout. Si ils paraissaient soudés et forts, personne ne viendrait les embêter. Maintenant, Coeur Fleuri les avait fait passés pour des faibles, des mangeurs de pissenlits. Serrant les crocs, Cri des Albatros ne pouvait nier qu'elle s'inquiétait pour sa tante. Elle paraissait plus troublée ces derniers temps, et elle lui manquait. Les longues après-midi à traîner dans sa tanière lui manquait. Ses responsabilités l'aliénaient, et elle passait son temps libre à tenter de retrouver Toucan dans un espoir d'amour réciproque parfaitement vain.

L'amour qu'elle éprouvait pour sa tante passait au dessus de son ego. D'un pas hésitant, l'albinos s'avançait vers la tanière de la guérisseuse, repassant en boucle toutes les possibilités d'accroche qu'elle avait. Lui parler de sa mère directement pouvait paraître un peu cavalier. Elle devait peut-être mettre des formes à son discours. Pas de chance, la gamine n'avait jamais su faire. Même si elle n'était pas dénudée de charisme, elle tenait son influence de son physique particulier et de ses talents de duelliste. Autrement, elle maniait les mots avec beaucoup de lames dedans, pour taillader les ennemis. Cri des Albatros était un grand oiseau de chasse, qui semblait taillée pour blesser et non pour protéger. Ce constat fit tomber son sourire dans un coin de sa bouche. Il reviendrait plus tard, elle pouvait s'en passer.

« Aïe- … Oh, c’est toi, Alby. Désolée de t'être rentrée dedans, j'étais ailleurs ! Remise de tes émotions ? Tu as bien parlé, tout à l’heure. C’était juste. » dit Coeur Fleuri en la percutant.

Son sourire revint sur son visage. Bien sûr qu'elle avait bien parlé, elle avait défendu son Clan entier et l'estime de sa mère, il manquait plus que Coeur Fleuri la critique, elle qui avait fait exactement l'inverse ! Taisant ses réflexions déplacées, l'albinos se contenta de rire doucement.

« C'est normal pour une guerrière, j'allais pas laisser maman se faire marcher dessus par une poignée d'étrangers hérétiques incapables de respecter nos traditions et nos croyances … J'y crois pas, venir et nous insulter, je suis bien contente que les Etoiles soient mortes pour n'être que témoin de ça, je te jure ! Je peux entrer ? A moins que tu avais prévu d'aller autre part ... »

Cri des Albatros leva un sourcil. Comptait-elle suivre les étrangers pour leur parler ? Cette idée lui parut saugrenue. Bien que sa tante avait agit comme une enfant à ses yeux, elle portait en elle le signe de la loyauté, celle de sa famille. Cette fidélité lui avait valu son prénom, et la trahison de la part de la guérisseuse lui parut hors-propos. Soupirant, elle préférait oublier ces vastes suppositions qui ne faisait qu'alourdir l'ambiance générale du camp.

« Comment ça Nuage d'Alcidés ? Pas trop dur l'entraînement … ? » Elle marqua une pause. « Après, il a une bonne mentor … Ca me manque un peu qu'on se voit plus comme avant, mais quand ses saloperies d'étrangers impurs seront hors de notre territoire, on pourra se revoir comme avant, j'en suis persuadée ! Vivement que Cerfblanc soit de nouveau maître de son territoire … Bientôt, ce seront des chats domestiques qui gouverneront le monde en se mettant en groupe, je te jure ! »

Elle eut un rire qui s'évanouit rapidement. Douce réalisation, Toucan était un chat domestique de base. Soudainement mal à l'aise, elle tentait vainement de cacher sa gêne dans des petits rires nerveux. Ce n'était clairement pas le moment de penser à lui maintenant. Elle savait que sa tante avait toujours été l'observatrice de la famille, celle qui usait des informations confidentielles comme d'une arme.

« Eh eh eh … Qu'est-ce que c'est drôle hein … ? » dit-elle avec le pire jeu d'acteur au monde.

Run, Hozier

Cœur Fleuri hocha lentement la tête aux paroles de sa nièce. Ce n’était pas qu’elle ne s’intéressait pas à ce qu’elle disait, mais elle n’avait pas vraiment la tête à lui taper la causette, après ce qu’il venait de se passer. En plus, elle appuyait complètement le point de vue de la sœur de la guérisseuse, ce qui ne manqua pas de l’agacer. Je n’ai pas vraiment besoin d’entendre ça maintenant, Alby … Cœur Fleuri avait toujours apprécié sa nièce, bien que son côté excentrique et surexcité vienne parfois facilement à bout de sa patience.

« Je peux entrer ? A moins que tu aies prévu d'aller autre part ... »

La guérisseuse haussa les épaules. Où pouvait-elle bien vouloir aller ? Après son geste, fuir le campement pourrait faire courir de mauvaises rumeurs sur son compte … Elle allait se contenter d’un affront aujourd’hui.

« Comment ça va Nuage d'Alcidés ? Pas trop dur l'entraînement … ? »

L’écaille leva la tête en quittant son air stoïque et vaguement agacé. Cri des Albatros n’était donc pas uniquement venue faire des remarques déplacées et parler de ce qu’il venait de se passer ! Elle était heureuse de constater qu’au fond, la guerrière restait en premier lieu sa petite nièce adorée. Elle pouffa faiblement en entendant les louanges de l’albinos, esquissa un sourire un peu triste en l’entendant évoquer la distance entre elles deux, qui disparut aussitôt qu’elle enchaîna sur le sujet des étrangers. L’expression de Cri des Albatros changea soudain, et Cœur Fleuri posa un regard calme et neutre sur elle. Elle ferma lentement les paupières, soupira, puis demanda :

« Qu’est-ce que tu veux me dire, Alby ? »

Elle la connaissait comme si elle l'avait faite, et son attitude ne laissait aucun doute : quelque chose qu'elle hésitait à lui dire lui trottait dans la tête. Tendue, Cœur Fleuri s'attendait à recevoir les sermons d'une blanc-bec sur ses très récentes exactions, et se préparait à garder son sang-froid.

« Qu’est-ce que tu veux me dire, Alby ? »

Tandis que la gamine riait fort en espérant que son malaise se fasse sourd, sa tante avait su lancer une fléchette en plein dans le cœur du problème. Cri des Albatros devait être une nièce indigne, à ne venir voir sa tante en cas de soucis. Son rire se fit plus saccadé, de plus en plus faux et artificiel.

Pouvait-elle tout lui avouer ? Elle réfléchit rapidement. Coeur Fleuri était en froid avec sa mère et, quant à son père, elle savait que sa tante l'aimait beaucoup trop pour déclencher une guerre familiale. Si les deux sœurs avaient un point commun, c'était leur fidélité qui ne manquait pas de les faire souffrir dans leurs prises de décisions. Rapidement, des larmes venaient s'ajouter dans son rire qui tirait vers le bas, tandis que l'albinos tentait en vain de sourire. Il était évident que la petite albinos devait parler à quelqu'un. Elle gardait ses amours cachés depuis longtemps, mais elle ne pouvait pas l'avouer. Si quelqu'un le savait, c'était la mort assurée. Un véritable sourire se peint sur son visage. Après tout, n'avait-elle pas prit conscience que ce n'était pas un destin qui lui déplaisait ? Elle voulait provoquer des émotions fortes, de la colère, de la tristesse, de la détresse, de la joie. Même si elle mourait, elle aurait marqué l'histoire du Clan. Son histoire aurait peut-être même été admirée par les jeunes femelles. Ce serait celle de Cri des Albatros, morte exécutée par sa mère pour trahison amoureuse. Personne ne mentionnerait le caractère unilatéral de son obsession amoureuse, et ni la nature de son amour, mais tant pis. Dans le crâne de la petite albinos, cette histoire lui convenait.

« Putain mais … Mais si tu savais comment je déteste ces connards d'étrangers. » cracha-t-elle entre deux sanglots. « Ils arrivent, prennent les Terres, les cœurs, s'en foutent, piétinent nos sentiments, notre fierté, notre amour, et se cassent avec en se pavanant, portant nos je t'aime comme de jolis bijoux en toc. C'est dégueulasse et cruel. Ils sont libres et ils … »

Tandis que la guerrière se ramassait peu à peu sur elle-même, elle regrettait de ne pas pouvoir rougir, sa détresse aurait pu être esthétique. Au lieu de ça, Cri des Albatros était une gamine se noyant dans ses larmes et ses reniflements, antithèse de la beauté et de l'élégance.

« Ils risquent rien, sauf de mourir mais c'est ok à la limite. Et … vraiment je les déteste de tout mon cœur, mais au moins ils ont des sentiments forts envers eux, alors que moi … Moi je provoque rien à personne, à la limite on me trouve chelou avec mes yeux et … »

Elle se rappelait tous les sobriquets qu'il lui disait. Il l'appelait la moche, la mioche, le fantôme, la petite cheloue, la laide, la non-baisable. Elle était là, derrière, à applaudir sans broncher tous ses faits et gestes, croyant en ces idéaux de liberté et de tolérance. Il se foutait d'elle, à la frapper dans les moulins, à la traumatiser dans les poubelles, où tout son corps portait les marques de leur relation toxique. Elle était la seule à en souffrir, et lui, il fuyait, il ne disait rien, il la rejetait, la laissant avec un amour non-consommé, devenu trop grand à supporter pour un si petit corps.

« Je pense que je peux te raconter tout ça … De toute manière, vous vous êtes engueulées comme des chiffonniers avec maman et Alcy est pas là, donc je pense ne rien risquer … J'ai qu'à juste … Le dire pas très fort … Et compter à que tu tiennes ta langue, sinon je me fais tuer par maman. Littéralement. »

Cri des Albatros prit une grande inspiration, yeux fermés. La guérisseuse pouvait guérir les corps, et elle comptait sur son pouvoir de guérir ces maux de cœur.

« J'aime un solitaire. Je crois qu'il te connaît. Il s'appelle Toucan. Mais il ne m'aime pas. Et jamais il ne m'aimera parce qu'il me trouve très moche et répugnante. »

Pendant un long moment, elle n'ose pas parler, pas bouger. Elle reste la tête baisée, au cas où sa tante voudrait la gifler, la traiter de folle, de stupide. En attendant, seuls les bruits de reniflements et de déglutitions animent la pièce, et les larmes de la gamine tapissent le sol de terre de la tanière. En même temps que leurs chutes, elle sent le poids de son secret tomber avec, lui sortir des yeux, des narines, de la bouche. Elle a conscience d'être terriblement laide à ce moment, mais elle se sent libérée.
C'était la laideronne la plus légère de Cerfblanc.

La guérisseuse avait vu juste : quelque chose ne tournait pas rond. Le sourire de l’albinos se transforma en rictus de poupée vaudou tandis que son rire se noyait dans ses larmes. Cœur Fleuri l’observa, songeant qu’il n’y avait bien qu’elle pour mêler sur un seul visage tant d’émotions contradictoires. Alby tandis qu’elle déversa sa haine mais la guérisseuse demeura impassible, peinant à suivre ce qu’elle disait. Elle n’arrivait pas toujours à suivre les raisonnements de la blanche aux yeux roses, mais quelque chose dans le choix de ses mots la dérangeait …

« Ils risquent rien, sauf de mourir mais c'est ok à la limite. Et … vraiment je les déteste de tout mon cœur, mais au moins ils ont des sentiments forts envers eux, alors que moi … Moi je provoque rien à personne, à la limite on me trouve chelou avec mes yeux et … »

Cœur Fleuri plissa les yeux, de plus en plus suspicieuse. Elle s’approcha, posant un regard attentif sur Cri des Albatros.

« - Alby …
- Je pense que je peux te raconter tout ça … De toute manière, vous vous êtes engueulées comme des chiffonniers avec maman et Alcy est pas là, donc je pense ne rien risquer … J'ai qu'à juste … Le dire pas très fort … Et compter à que tu tiennes ta langue, sinon je me fais tuer par maman. Littéralement. »

Le regard de la guérisseuse jeta des éclairs, piquée au vif par des mots aussi lourds lancés avec tant de désinvolture. Dans quoi allait-elle encore la fourrer ?

« J'aime un solitaire. Je crois qu'il te connaît. Il s'appelle Toucan. Mais il ne m'aime pas. Et jamais il ne m'aimera parce qu'il me trouve très moche et répugnante. »

L’information lui mit un énorme coup dans l’estomac. Les yeux grands ouverts, le souffle coupé, elle fixait sa nièce.

« … Pardon ? »

Elle n’en revenait pas. Était-ce l’identité, le fait qu’elle connaisse cette ordure, ou était-ce plutôt la révélation elle-même, cet acte interdit qu’elle lui livrait sans réfléchir, qui la choquait le plus ? Elle s’assit face à l’albinos, incapable de trouver des mots justes. Elle savait que ce que disait Cri des Albatros était vrai, un mensonge pareil n’aurait eu aucun sens. Elle ne savait juste pas par quel bout prendre cette déclaration : le fait qu’elle le connaissait effectivement ? le fait qu’il soit solitaire ? Le fait qu’il ne l’aime pas ? Le fait qu’il ne la respecte pas ? Il y avait tant d’informations dans une seule phrase …

« Pourquoi … moi ? Pourquoi me le dire à moi, Alby ? »

C’était sans doute l’interrogation qui la prenait le plus à la gorge : pourquoi, après tout ce qu’elle avait dit, pourquoi, après ce qu’elle venait de faire devant les yeux de sa nièce, pourquoi Alby se sentait-elle autorisée à lui lancer ce secret sur les épaules ? Lui faisait-elle confiance, ou la mettait-elle à l’épreuve de la trahir ? Était-ce sa sentence pour avoir osé défier Etoile Vaillante ? Les pensées de Cri des Albatros étaient opaques. Elle avait perdu depuis bien longtemps la petite boule blanche qu’était Petit Albatros …