Revivre [Nuage de Saumon] - End

Mais alors que le jeune matou au menton blanc s'apprêtait à recevoir les moqueries taquines de la novice au duvet noir, cette dernière ne réagit pas comme prévu face à sa maigre souris. Au contraire, Nuage de Nuit lui passa devant sans même un mot, ce qui blessa quelque part l'ego du mâle sable. Même pas foutu de la faire sourire, se reprocha-t-il alors intérieurement. Nuage de Saumon n'était pas réputé pour sa confiance en lui mais s'était tristement accaparé le rôle d'apprenti mal assuré, parfois tremblant d'anxiété devant les entraînements, allant même jusqu'à s'insulter intérieurement de bon à rien devant l'échec. Longtemps, il avait haï ce corps menu, taillé pour la pêche et si vulnérable en combat. Un moment, il avait songé à tout laisser tomber, priant même le Clan des Étoiles pour être appelé aux côtés de Nuage des Ruisseaux. Ce n'est qu'avec l'aide de son frère qu'il s'était résolu à devenir un guerrier, et il avait surpris plus d'un camarade par son changement presque brutal; du petit à l'air désolé de vivre, il était devenu un fier pêcheur ramenant chacune de ses prises avec un grand sourire. Ce qu'il aimait, lors de la cérémonie du partage, voir ses congénères choisir ses prises du jour ! Mais de temps en temps, sa nature le rappelait et il s'obstinait à se trouver défaut sur défaut, imperfection sur imperfection. Depuis la mort de Ciel Orageux, non seulement l'animal haut-sur-pattes se sentait coupable, mais en plus son inactivité le rendait incapable. Il ne voulait pas redevenir ce félin aux yeux larmoyants et aux membres tremblants. Il en était fini de ce Saumon là. Accusant le coup, il fronça les sourcils avant de se redresser, piétinant le sol pour se donner du courage avant de s'avancer vers les buissons où sa camarade au poil ébène avait disparu.

Mais alors qu'il allait la rejoindre, Nuage de Nuit sortit du fourré, bredouille. L'air désespéré de la jeune femelle n'échappa aux prunelles bleues de son aîné, lequel la suivit précipitamment, inquiet. Il lâcha sa minuscule souris sur le corbeau mal en point de la féline. Nuage de Nuit prit alors la parole une fois installée sur un rocher, faisant face à l'eau calme de la rivière.

« C'est vrai que j'aimerais taper sur tout le Tonnerre mais je suis sûre qu'Étoile de Pierre ne fera rien pour et qu'il s'en sortiront comme si de rien était. Tout ce qu'on en retire c'est de garder la haine du Tonnerre au fond de nous avec la hargne de ne rien pouvoir faire, en plus... »

Il hocha alors la tête, l'air grave. Lui aussi désirait plus que tout prendre sa revanche sur l'ennemi-écureuil. Pire, une ambition bien plus dévastatrice sommeillait au fond de lui; il semblait clair pour lui que le Clan du Tonnerre devait être entièrement dissous. Bien heureusement, Nuage de Saumon n'était pas complètement amoral, et la seule idée d'effleurer un chaton de la griffe le répugnait là où celle de tuer le père d'un novice ennemi comme le sien avait été tué saupoudrait son envie de sentiments contraires. Néanmoins énervé, il oubliait ce dernier rempart et devenait fou à la seule idée que les rats d'au-delà la rivière s'en sortent sans plus de sentences. Il ne pouvait imaginer un futur sans une intervention supplémentaire. Et le problème que soulevait Nuage de Nuit le mettait dans une position bancale : il respectait Étoile de Pierre pour ses précédentes décisions, sa force face à ses pertes personnelles et sa capacité à se remettre de chaque épreuve. Mais une partie de lui présentait que le typé maine coon serait trop faible pour achever le Clan du Tonnerre; Nuage de Saumon avait compris que le borgne veuf avait fait son temps. Il ne voulait se résoudre à le pousser du Promontoire pour que Douce Orchidée prenne la relève. De toute façon, le Clan tout entier était encore à feu et à sang; certaines tanières portaient encore les séquelles de l'attaque groupée des Lunar et du Tonnerre; ses camarades pleuraient encore les morts et Nuage des Ruisseaux était complètement débordé auprès des nombreux blessés du Clan.

Le Clan de la Rivière était pour le moment impuissant. Cette idée le frustrait autant que tout le reste, et même plus.

« Mat' me manque... » finissait alors Nuage de Nuit.

Il lui sembla que son cœur ratait un bond. La fille d'Étoile de Corbeau tenta de dissimuler sa peine mais elle ne put cacher ses yeux verts et larmoyants à son camarade de tanière. Dans un geste d'empathie pure, le matou sable se pressa contre elle, accompagnant son geste en posant sa queue sur le flanc opposé de la féline, donnant un effet "câlin". Il laissa à la femelle un temps de répit, la couvrant de coups de langue sur le front; les mêmes qu'il avait pu recevoir de sa propre mère lorsqu'il était chagriné, dans ses lunes de pouponnière. Il y avait des moments pour déchaîner sa haine, et d'autres pour pleurer.

La pudeur de la féline toucha énormément Nuage de Saumon, qui ne sut quoi répliquer pendant de longues secondes; il se résolut finalement à ne rien dire et à simplement offrir une fourrure à mouiller de larmes à sa cadette. Il se dit qu'être là suffirait sans doute à un long discours sur la mort. Mais ce qui émut d'autant plus l'apprenti aux pattes blanches fut de découvrir les points communs qu'il partageait avec cette petite femelle; tous deux noyaient leur chagrin dans la haine et un désir violent de vendetta. Lorsque les sanglots de Nuage de Nuit cessèrent, le mâle à la truffe saumon la libéra de son étreinte et à son tour, il sembla éviter le regard de sa congénère; ses propres yeux s'étaient humidifiés car il avait ressassé les souvenirs de son père. Il voulut briser le silence; acceptant de livrer son propre chagrin avec calme.

« J-Je... Enfin, mon père me manque aussi. » Sa voix se brisa à la seule énonciation de son paternel mais il finit sa phrase, le ton chevrotant. Cette fois-ci, c'est autour de ses propres pattes qu'il entoura sa queue. Tête baissée lors de son premier aveu, l'animal sable plongea néanmoins ses prunelles claires dans l'émeraude de sa voisine, acceptant avec beaucoup moins de pudeur d'être vu en plein sanglot. Alors, un petit sourire se dessina au coin de sa gueule. Qui eut cru qu'il se livrerait ainsi à la petite chatonne aux airs princiers qu'elle était quelques lunes auparavant ? « Et il me manquera toujours. » A nouveau, sa voix tremblante semblait à même de s'éteindre entièrement lors de chacune de ces syllabes. Mais le mâle toussota, se redressant comme pour reprendre un peu plus d'assurance. Une dernière salve de larmes trouva son chemin le long de ses joues poilues puis il renifla, balayant d'un revers de la patte le liquide chaud de son visage. « Mais il ne voudrait pas me voir pleurer, tu ne crois pas ? » Il sourit, tirant sa gueule en longueur, dévoilant le rebondi de ses joues avant d'enchaîner, soudain pudique à nouveau. « Enfin, je suis désolé. Chassons. »

Fuyant les paroles de son amie, le novice aux oreilles arrondies fila dans le petit bois, marquant le sable qui bordait la rivière d'empreintes de patte. Une fois échappé à tout contact visuel avec l'autre chat, le sourire de l'apprenti s'estompa rapidement. Était-ce une erreur de s'exposer ainsi à la jeune féline ? On lui avait appris que pleurer les morts n'avait rien d'une faiblesse mais il ne pouvait affirmer qu'il se sentait fort après une telle scène. S'était-il laisser aller aux yeux de sa camarade parce qu'il se sentait proche de ses ambitions, et de ses démons ? Le chat bicolore secoua vivement la tête à cette idée, comme pour chasser sa réflexion inutile. Mais alors qu'il essayait à présent d'échapper à son propre jugement, une seconde souris détala devant lui. Par réflexe de prédateur, il se lança derrière elle jusqu'à être très rapidement semé. Il se retrouva alors au pied d'un arbre, et s'y assit, las. Lui non plus, n'avait pas la tête à chasser. Mais il s'était jusque là efforcé de paraître plus enthousiaste pour entraîner la femelle avec lui, en vain.

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Mais alors qu'il était affalé contre le tronc d'arbre, Nuage de Saumon entendit le bruissement de la végétation et devina alors la présence de la jeune féline au pelage ébène.

« Tu sais... » commença-t-elle alors, forçant l'apprenti sable à poser de nouveau ses yeux sur elle. « Moi je pense que ton père est très fier de ce que tu as accomplis Nuage de Saumon, je ne pourrais pas me vanter de te connaitre mais la dernière fois que je t'ai vu tu était aussi peureux qu'une souris et maintenant tu arrives à me dire ça... » L'intéressé ne sut quoi répondre, n'osant pas interrompre le discours de sa camarade de tanière. Il était vrai qu'il avait changé. Beaucoup. Et il était aussi vrai que Ciel Orageux, bien qu'il ne l'eut jamais félicité explicitement, rayonnait de fierté depuis que son cadet commençait à prendre un peu plus d'assurance. Les paroles de Nuage de Nuit reflétaient une réalité que Nuage de Saumon n'aurait pu nier. Mais savoir son père fier de lui n'empêchait pas le cœur du mâle sable de souffrir; il lui semblait qu'il s'effritait de jour en jour...

« Dévoiler ses sentiments est difficile pour n'importe qui et tu as eu le courage de le faire, je suis sûre que tu vas devenir un grand guerrier, finit ainsi la féline à l'unique patte blanche.
- Merci beaucoup, Nuage de Nuit. C'est très gentil de ta part. » s'osa-t-il à répondre d'une voix dans laquelle persistait une pointe de tristesse et de désolation.

Nuage de Saumon n'était pas habitué à ce genre de moment privilégié; quel chat serait assez fou pour se montrer vulnérable devant un novice qui n'était pas capable de s'occuper de ses propres démons ? Pour sûr, sa récente prise de confiance y était pour beaucoup dans le rapprochement des deux jeunes. Bientôt, le mâle sentit la patte de son amie se poser dans son dos avant que sa joue n'accueille une caresse délicate faite par le front de l'apprentie. Le plus âgé ne sut contenir son ronronnement, qui s'échappa de sa gorge avec une certaine pudeur. Ce nouveau contact fit beaucoup de bien au félin en deuil; il lui semblait que sa peine était aspirée par sa congénère, le libérant d'un poids qu'il portait déjà depuis quelques jours. Lorsque Nuage de Nuit s'éloigna, elle offrit à son camarade un sourire rayonnant; le même qu'il avait trouvé sur sa face de chatonne bien des lunes auparavant.

« Bon, ce n'est pas en restant avachis ainsi qu'on va devenir de bons guerriers » reprit-elle alors, poursuivant par un : « enfin parfait pour ma part ». Nuage de Saumon se surprit à sourire à son tour, comme laissant la gaieté nouvelle de son amie le contaminer. Bien vite, il dut d'ailleurs encaisser le petit coup d'épaule taquin de la plus jeune, laquelle ne se priva pas de tirer la langue à son aîné avant de s'échapper en galopant, vraisemblablement fière de sa petite farce. Le matou fauve libéra un rire léger avant de se jeter à la suite de son amie, bien décidé à lui montrer qui serait le guerrier parfait des deux. Mais alors qu'il s'apprêtait à lui sauter dessus; Nuage de Saumon ralentit en comprenant que Nuage de Nuit venait de trouver une nouvelle proie. Il ne fallut pas longtemps à la chatte aux yeux verts pour ramener le corps inerte dudit rongeur devant son camarade, puis de miauler sur un ton complice :

« C'est ce p'tit truc qui t'as autant abattu ? Pourtant elle me fait pas très peur... Si tu veux j'peux te protéger des souris si t'as vraiment peur.
- Oh non, il en faut bien plus à Étoile de Saumon, ha ha ! Tu veux que je te fasse une démonstration, Petite Nuit ? » répondit-il alors du tac au tac, se dressant bien haut sur ses grandes pattes pour paraître plus adulte.

Puis, invitant d'un geste de la queue la femelle à le suivre, l'ancien novice de Rivière Sombre se mit à avancer à pas feutré, les sens en alerte. Il n'avait pas intérêt à se louper cette fois, sans quoi Nuage de Nuit ne se gênerait pas pour lui faire regretter son arrogance. Mais il se concentra suffisamment pour abattre une seconde souris après quelques minutes de traque. Une fois l'animal lâché aux pattes de l'autre novice, une lueur malicieuse naquit dans le regard bleu de l'aîné, qui se précipita pour dire :

« Mais... *sniff sniff* » Il prit un air concentré, humant la truffe en l'air. « Tu sens ce fumet ? » Il s'approcha de la femelle, le museau toujours levé, et une fois assez près d'elle il lui bondit dessus, tel un gros chaton tout en s'écriant : « C'est celui d'une très grosse souris !! »

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Nuage de Saumon sentit rapidement que la petite féline sombre s'agitait sous son corps, se faufilant entre ses grandes pattes sans trop difficulté grâce à leur différence significative de taille. Le matou fauve ne pouvait retenir un petit rire satisfait devant ce spectacle : Nuage de Nuit -d'ordinaire assez mesquine disons-le- qui se retrouvait là, privée de liberté de mouvement, gigotant à la manière d'un poisson hors de l'eau afin de s'extirper du poids de son aîné. La femelle au caractère prononcé ne mit pas trop de temps pour se tirer d'affaire et à Nuage de Saumon d'éviter une pichenette sur la truffe de sa part ! Ses moustaches frémirent sous le coup de patte de la novice ébène, ce qui ne fit qu'accentuer le sourire taquin qui s'était emparé de la gueule du mâle bicolore. Mais toujours dans ses rires, la fille d'Étoile du Corbeau ne mit pas longtemps avant de prendre sa revanche; vive, elle ne permit pas à son ancien bourreau de se redresser et le plaqua fermement à terre en plaçant l'un de ses antérieurs sur le thorax de Nuage de Saumon. Ce dernier d'ailleurs, loin de quitter l'euphorie du moment, ne retint pas un large sourire et plongea son regard bleu dans l'émeraude de sa comparse; presque provocateur.

« Nyah, nyah, nyah ! » commença la plus jeune. « T'as vu le ventre que t'as, si moi j'suis une grosse toi t'es en surpoids stupide boule de poils jaune ! » Nuage de Saumon pouffa. « Étoile de Nuit t'ordonne de t'excuser, d'ailleurs dès que j'serais rentrée elle finira dans mon ventre ta souris, je suis la meneuse c'est moi qui décide ! Toi tu es.. lieutenant Saumon Fumé ! » Sur ces paroles, Étoile de Nuit libéra son lieutenant et, faisant volte-face, elle reprit le chemin du retour en prenant soin de récupérer ses proies non sans une once de fierté.

Amusé, Nuage de Saumon la suivit en trottinant jusqu'au tas de gibiers de fortune. Là, et alors que la jeune femelle s'emparait fièrement de sa souris et du corbeau qui allait avec, le pêcheur au menton blanc se contenta de ramasser les dépouilles de ses propres proies avec plus d'humilité. Puis, enfin en dehors de son rôle, il reprit avec un peu plus de sérieux.

« Tu as la classe avec ton corbeau; tu vas faire une entrée remarquée au Camp... Je suis sûr que ta mère sera très fière ! »

Il lui sourit avec sincérité et finit par marcher à sa hauteur pour rejoindre leur camarade; c'est fou comme ses désirs de vengeance semblaient soudain lointains après une telle cure de rire.

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