[LP] Laisse faire le temps, et les grands - end

« Tu boudes ? » Une voix douce et riant à moitié se fit entendre derrière Petite Émeraude, qui ressassait sa rancœur, tournée vers le mur, en guerre contre le monde. Cela faisait deux jours qu'elle avait été punie par Douce Orchidée. Oh, elle avait l'habitude des punitions, et était désormais passée maîtresse dans l'art de refaire leurs couches aux anciens et aux reines, de consolider les murs végétaux servant de rempart aux tanières, d'ôter du tas de gibier les proies qui n'étaient plus mangeables, et autres tâches dites ingrates. Au début, elle s'était refusée à les faire, elle s'était rebellée contre l'autorité de son bourreau ; mais après deux lunes de vie et quasiment autant de temps de punitions diverses et variées, elle avait fini par comprendre que plus tôt sa dette était payée, plus tôt elle était libérée et pouvait recommencer ses activités en toute liberté... ou presque.
Mais cette fois-ci, c'était différent. Cette fois-ci, on ne l'avait pas simplement réprimandée pour une bêtise qu'elle aurait commise. Non, cette fois, on avait été trop loin. Douce Orchidée l'avait traitée d'idiote, et pire encore - bien pire -, elle lui avait dit haut et fort que sa maman aurait eu honte d'avoir une fille comme elle. Des mots bien cruels pour qui n'a jamais connu sa mère et vit dans l'espoir qu'elle regarde de là-haut, et qu'elle est fière. Des mots insupportables pour qui souffre d'une absence qui jamais ne sera comblée, pour qui se bat pour la justice. Douce Orchidée avait touché un point sensible, et si elle avait été dans son plein droit à punir la chatonne pour être sortie du camp, Petite Émeraude était à peu près sûre qu'elle n'avait pas mérité de telles paroles de sa part, et elle lui en voulait.
Plus que la punition, c'était donc ces paroles blessantes que Petite Émeraude faisait se répéter dans son esprit depuis qu'elles étaient sorties de la gueule médisante de Douce Orchidée, et le temps avait beau passer, sa colère, elle, ne dégonflait pas. La petite rouquine était d'ailleurs roulée en boule, le pelage hérissé : une vraie boule de feu et de nerfs.

Elle se retourna vivement vers la personne qui avait osé lui adresser un mot. Les rares qui s'y étaient essayé ces derniers jours n'en étaient pas sortis indemnes. Seul Petit Blaireau aurait eu le don de la faire se dérider. Mais il avait disparu, lui aussi. C'en était trop à supporter pour la petiote. Alors, pour la première fois de sa vie, elle s'était isolée et s'était murée dans le silence, ne supportant pas qu'on lui adresse la parole, revisionnant sans cesse la scène où on lui avait juré que sa mère ne serait pas contente d'elle.
Un léger - mais très léger - sourire étira les babines de Petite Émeraude lorsqu'elle reconnut la présence féline qui avait amorcé un contact. Écaille d'Or. La guerrière roux clair s'allongea à hauteur de sa cadette et la salua d'un coup de langue accompagné d'un ronron doux et quelque peu apaisant. Mais non suffisant pour calmer les nerfs en pelote du bébé chat.
« J’ai discuté avec Douce Orchidée. » Petite Émeraude sentit son pelage doubler de volume à l'écoute de ce nom maudit. Elle se mit à grogner sourdement et s'imagina en train de donner une sacrée leçon à la lieutenante. Elle se serait contentée de la punir pour son crime, elle aurait déjà oublié l'affaire et n'en tiendrait pas rigueur à la seconde d'Étoile de Pierre. Mais là, ce qui s'était passé était grave, et Petite Émeraude ne lui pardonnait pas de l'avoir à ce point touchée en plein cœur. C'était donc ça, les blessures de grands, celles qui ne se voyaient pas mais étaient pourtant si douloureuses ?

« Ah, trop chouette, elle a dû t'expliquer à quel point maman aurait eu honte de m'avoir comme fille, hein ? » renifla la petite, profondément rancunière sur ce coup-là.

Elle baissa la tête, sentant ses yeux émeraudes se remplir d'une buée liquide qu'elle détestait montrer aux autres. Puis, une fois passé, Petite Émeraude releva la tête vers Écaille d'Or et observa sa réaction. Elle sentait son cœur battre la chamade : elle comptait sur le soutien de la guerrière, qu'elle aimait plus que tout. C'était la personne qui avait toujours été là pour elle, dès sa naissance, étant comme une grande sœur de cœur à ses yeux. Sa marraine.

Tu sais, lorsqu’on est très en colère, ou inquiet, il arrive que les mots dépassent notre pensée, sans le vouloir, expliqua doucement Écaille d'Or en enfouissant son museau contre la fourrure de la petite à l'air vexé. Celle-ci haussa les épaules, à demi convaincue : ça lui semblait être une belle excuse, rien de très satisfaisant, somme toute. Au contraire, Petite Émeraude avait plutôt l'impression qu'on ne pardonnait rien des bêtises des chatons, mais que les grands, eux, avaient tous les droits, ou presque. Ainsi, Douce Orchidée avait osé dire ce qui ne se disait pas, mais en plus, elle ne s'en était pas excusée auprès de Petite Émeraude, ou du moins pas encore, et la rouquine avait eu le temps de ruminer et de voir son petit cœur être blessé de façon durable.
La petite aux yeux verts planta ses yeux dans les prunelles d'Écaille d'Or. Son regard exprimait toute la dureté qu'elle ressentait à l'égard de Douce Orchidée, mais la guerrière rousse était assez intelligente pour savoir que ce regard-là ne lui était pas adressé. Il était difficile pour un chaton d'apprendre que faire de ses émotions... Il y en avait tellement ! La joie, la colère, la tristesse, la jalousie... Et pourtant, Petite Émeraude ne les avait pas toutes expérimenté : cela viendrait, malheureusement pour certaines, heureusement pour d'autres.

« Et pourquoi les grands, ils sont pas punis quand ils sont pas gentils, hein ? » renifla-t-elle, l'air franchement vexé.

Elle n'était pas prête à en démordre : elle ne savait pas quoi, mais Douce Orchidée lui devait quelque chose. Elle expérimentait pour la première fois le vrai sens de demander pardon. C'était pas pareil que quand on oubliait de rentrer les griffes lors des jeux de guerre entre chatons : on passait vite à autre chose, il n'y avait pas de réel mal.
Mais là, Petite Émeraude goûtait à quelque chose d'autrement plus difficile à appréhender, et à vivre.

Je suis sûre qu’Aigue-Marine est très fière de toi, de là-haut. Comment pourrait-il en être autrement ? Tu es forte et très courageuse face à la situation. Petite Émeraude sentit son moral remonter, et avec lui, son poitrail qui se gonflait et sa queue qui s'élevait vers le ciel. La chatonne se sentit plus légère, et se rendit ainsi compte que l'avis de sa marraine faisait carrément le poids face aux paroles de Douce Orchidée, qui était peut-être la lieutenante du Clan, mais qui ne comptait pas autant - loin de là - dans le cœur de la chatonne. De plus, Écaille d'Or était celle qui avait été le plus proche d'Aigue-Marine : c'était certainement la seule, après Étoile de Pierre, qui sache ce qu'aurait pensé ou dit la guerrière décédée. Mais attention à ne pas confondre courage et témérité... Après la reprise d'espoir, le corps du bébé roux se tendit à nouveau sous le reproche - quoiqu'un peu déguisé - qui venait de lui être fait. Mais Petite Émeraude était plus encline à l'introspection lorsque cela venait de sa marraine.

« Moi, je m'en fous de la téré... rémé... témétruc. » bafouilla-t-elle. « Je veux juste ramener Petite Améthyste, Petit Quartz, et les autres, au camp. » Ça, Écaille d'Or aurait pu s'en douter. Petite Émeraude le criait à tout va depuis plusieurs semaines « En plus, maintenant, Petit Blaireau aussi a disparu... » dit-elle en baissant la tête, les oreilles basses.

Elle n'était pas plus triste de l'enlèvement de ce dernier que de celui de sa fratrie, mais la présence de son meilleur ami lui manquait encore plus qu'elle s'était beaucoup reposée dessus après la disparition des premiers chatons enlevés. Désormais, c'était comme si on avait ajouté un poids à celui qu'elle portait déjà. Et elle titubait.

« C’est tout à ton honneur, Petite Émeraude. Et ta détermination démontre tout l’amour que tu leur portes. Moi aussi j’aimerais les retrouver, de tout cœur. Et je ferai tout mon possible pour les ramener auprès de nous. » Écaille d'Or lui parlait lentement, avec calme, patience et douceur, un peu à la manière d'Eau Turquoise lorsqu'elle réconfortait l'un de ses petits, un peu à la manière d'une mère souhaitant apaiser son enfant. Un instant, Petite Émeraude eut une pensée pour Aigue-Marine, sa mère, qu'elle ne connaissait qu'à travers les histoires qu'on lui avait racontées : aurait-elle, elle aussi, eu ce genre de paroles apaisantes pour elle ? En regardant Écaille d'Or, Petite Émeraude eut soudain le sentiment qu'elle avait trouvé une mère en Écaille d'Or, sa marraine ; mère, marraine, deux mots étonnamment proches, par ailleurs. Si Petite Émeraude n'écoutait pas vraiment Eau Turquoise lorsqu'elle tentait de l'apaiser - davantage par souci de se faire remarquer que pour autre chose -, elle se sentait particulièrement écoutée auprès d'Écaille d'Or, et l'attention toute particulière qu'elle lui portait la flattait. Elle se sentait enfin le centre du monde, sans tous ses frères et sœurs et compagnons de tanière pour lui voler la vedette - même si à vrai dire, hormis Petit Merle, désormais Nuage de Merle, Petit Jaspe, et peut-être Petite Edelweiss, personne n'essayait vraiment de la dépasser en cela. Alors, elle savait qu'elle avait le temps de se poser et de réfléchir, que cela ne lui ferait rien perdre, au contraire.
Petite Émeraude était dans de bonnes conditions pour réfléchir et paraître plus intelligente que bourrine. La première pensée qui lui avait traversé l'esprit lorsqu'Écaille d'Or avait dit qu'elle ferait tout pour sauver les chatons disparus, c'était que jusqu'ici, on ne la voyait pas vraiment faire grand chose, tout comme tous les guerriers, d'ailleurs. Petite Émeraude avait du mal avec la notion de patience, de réflexion, de stratégie ; elle était plutôt adapte, pour le moment, de foncer tête baissée et de réfléchir par la suite. Mais sa volonté de ne pas aller trop loin dans ses paroles avec sa marraine la ravisa d'exprimer sa rancœur envers cette immobilisme qui l'insupportait. « Je te demande juste de réfléchir à la situation, Petite Émeraude. Est-ce que tu penses qu’il est judicieux que tu partes seule chercher tes frères et sœurs, en plein territoire ennemi, alors que même ton père n’a rien pu faire pour empêcher ça ? » Alors, plutôt que de se réfugier dans l'insolence une fois de plus, elle décida de réfléchir, pour la vraie première fois de sa vie.

« Papa est blessé, mais pas moi ! » commença-t-elle avec défi, comme si elle ne voyait absolument pas où voulait en venir Écaille d'Or. La vérité, et elle le savait parfaitement, c'était que même blessé, Étoile de Pierre valait plus qu'elle, petite chatonne de trois lunes, qui ne connaissait même pas les territoires où elle entendait se rendre pour jouer les sauveteuses, qui n'avait jamais eu d'entraînement au combat, et qui ne savait même pas à quoi ressemblaient les ravisseurs de ses frères, sœurs et amis. « Mais je sais que je ne pourrais rien faire pour aider. Mais si je n'essayais même pas, ce serait comme si je les abandonnais, comme si je les oubliais... » souffla-t-elle à demi-mot, ressentant une gêne perturbante à l'action de se montrer à nu. « Mais ils seront bientôt de retour, hein, Écaille d'Or ? » demanda-t-elle finalement, un peu dans la précipitation, comme pour que l'on ne s'attarde pas trop sur ses sentiments - pudique, la Petite Émeraude -, et aussi pour que sa marraine la rassure sur l'existence d'une fin heureuse à ce cauchemar.

Je l’espère, Petite Émeraude… je l’espère de tout mon cœur. Écaille d'Or avait soupiré ces paroles, l'air incertain et inquiet, et ce n'était pas vraiment ce que Petite Émeraude attendait de sa réponse : elle s'attendait à ce que sa marraine, comme les autres avant elle, lui dise qu'il ne fallait pas s'inquiéter, que tout finirait bien. Mais elle s'était contentée d'être sincère et de ne dire à sa filleule que la vérité, la stricte vérité, celle qui n'arrondit pas les angles, mais celle qui ne ment pas non plus. Du haut de ses quatre lunes, Petite Émeraude se sentit étrangement grande : on venait enfin de lui parler comme à un égal, et non pas comme à un chaton incapable de comprendre les événements. Au lieu de s'offusquer de la réponse d'Écaille d'Or ou de lui en vouloir d'ajouter un peu plus à son inquiétude, Petite Émeraude la remercia intérieurement d'être sincère, même si c'était plus difficile à entendre que les semi-mensonges qu'on lui avait jusqu'ici servi sur un plateau d'argent.
La rouquine remercia davantage encore son aînée lorsque celle-ci lui proposa une solution à son problème : l'action, enfin ! Et même s'il ne s'agissait pas d'attaquer le Clan ennemi, c'était tout de même quelque chose. Chaque jour, tu iras graver un trait derrière la tanière. Chaque trait correspond à un jour où ils sont loin de toi. Tu continueras ainsi jusqu’à leur retour. De cette façon, tu prouveras que tu ne les as jamais oubliés, que tu as toujours gardé espoir. Petite Émeraude acquiesça en silence, l'air grave. Elle se réjouissait de cette initiative autant que ça ne l'attristait : ce n'était pas vraiment ce qui allait sauver ses frères et sœurs, ni ce qui allait punir le Clan du Tonnerre de ses agissements. Alors, lorsqu'Écaille d'Or reprit la parole, elle soupira. En revanche, je veux que tu me promettes de ne plus jamais remettre les pattes en dehors du campement sans autorisation d’un adulte de confiance, c’est d'accord ? Elle regarda sa marraine, lui faisant comprendre par un simple regard qu'il lui était difficile de renoncer à ses tentatives de vengeance. Mais elle l'écouterait. S'il y avait bien une personne en qui elle avait confiance, et à qui elle pouvait obéir sans rechigner, c'était Écaille d'Or.

« Très bien... » dit-elle, les épaules basses. « Et en échange, tu me parles de maman ! » ajouta-t-elle avec un sourire gêné, sentant une étrange chaleur lui monter aux joues et aux oreilles.

Petite Émeraude parlait peu de sa mère, c'était un peu comme un sujet tabou. Mais elle savait qu'Écaille d'Or en savait beaucoup sur Aigue-Marine. Il lui fallait tout savoir de cette absente qui était si présente depuis la naissance des petits cailloux.

« Pfeuheuheu, arrête ! » se plaignit faussement Petite Émeraude tandis que l'énorme patte d'Écaille d'Or se chargeait d'ébouriffer les poils roux de sa tête, déjà peu ordonnés en temps normal. Elle rit aux éclats, faisant mine de vouloir se débarrasser de ce contact affectueux qu'elle adorait, mais se calma aussitôt lorsque la guerrière rousse se cala au sol et prit un air sérieux qui fit frissonner la chatonne. Elle avait toujours senti, dès sa naissance, le poids de l'absence de sa mère, et elle le sentait bien plus encore chez les autres que sur elle-même. Après tout, elle avait eu une mère de substitution : Eau Turquoise, et plein de frères et sœurs avec lesquels s'amuser et oublier la solitude qui aurait pu lui rappeler l'absence de l'être le plus important pour un chaton. Alors, même si elle pensait souvent à Aigue-Marine, même si elle sentait la fierté d'être la fille d'une lieutenante si regrettée, elle ne souffrait pas trop de son absence. Mais Écaille d'Or, avec l'air sérieux qui était le sien maintenant qu'elle se préparait à parler de son amie disparue, venait de rappeler à Petite Émeraude à quel point la mort d'Aigue-Marine avait plongé le Clan dans la tourmente : tous les problèmes avaient commencé par là.
Assise près de sa marraine et très concentrée - ce qui était rare chez elle -, Petite Émeraude écouta le récit d'Écaille d'Or. Elle fut surprise d'en apprendre davantage sur son enfance : elle n'avait jamais su ce qui était arrivé à la rouquine, et elle sentit soudain un pincement au cœur : le regret de ne lui avoir jamais demandé. Elle ressentit la tristesse qu'avait senti la guerrière à l'époque dont elle parlait, la colère, l'envie de s'isoler, de rejeter ce Clan qui ne comprenait pas ce que l'on vivait. Écaille d'Or avait raison : elle et Petite Émeraude se ressemblaient bien au-delà de la simple apparence. La guerrière aurait facilement pu se faire passer pour sa mère...
Écaille d'Or lui raconta ensuite comment elle et Aigue-Marine étaient devenues amies, et Petite Émeraude fut fière de savoir que sa mère avait aidé sa marraine à devenir la guerrière qu'elle était devenue : forte, fière, résiliente. Elle sentit une bouffée d'amour l'envahir et un ronronnement incontrôlable s'échappa de sa gorge. Elle vint se coller à Écaille d'Or.

Tu peux être fière du sang qui coule dans tes veines, Petite Émeraude. Tu es née d’un amour pur et sincère, avait dit Écaille d'Or dans toute sa bienveillance et clairvoyance. Petite Émeraude continuait à ronronner, lovée contre elle, les yeux fermés. Elle essayait d'imaginer sa mère et Écaille d'Or assise l'une à côté de l'autre, à refaire le monde, à s'épauler, à grandir ensemble. Elle partageait un moment incroyable avec sa marraine.

« Je me sens surtout très fière de t'avoir comme marraine, Écaille d'Or. » Elle releva les yeux vers elle, et elle les avait tout embrumés par des larmes que l'émotion avait fait monter. « Tu es comme une mère pour moi. »

Elle s'éloigna d'Écaille d'Or pour se planter à nouveau devant elle ; il était rare qu'elle se laisse aller à l'émotion, mais elle se sentait fière et revigorée d'avoir dit ces mots à sa marraine.

« Pourquoi Étoile du Corbeau n'a-t-il pas su voir ce que valait ma mère ? Est-ce qu'il savait ce que toi tu valais ? » demanda ensuite Petite Émeraude, désireuse qu'Écaille d'Or lui parle de l'époque sombre où Étoile du Corbeau était au pouvoir.