Freestyle _ Ft. Coup de Foudre [END]

Nuage d'Émeraude continuait son exploration des terres de son Clan. Écaille d'Or lui avait fait visiter chacune d'entre elles - leur rivière chérie, les dangereuses chutes, la colline verdoyante, la vaste prairie - mais l'apprentie avait estimé que ce n'était pas suffisant, et qu'il était nécessaire qu'elle les connaisse par cœur, qu'elle en connaisse chaque recoin, chaque passage secret, chaque endroit dissimulé des regards ; et cela demandait de longues heures d'exploration profondes, de recherches parmi les roseaux, les buissons, les terriers. Parfois, elle s'évertuait à la tâche avec Nuage de Blaireau, son ami à la vie à la mort, même s'ils ne se voyaient plus trop depuis qu'elle était passée apprentie et qu'elle n'accordait plus de temps à autre chose qu'à ses entraînements. Parfois encore, elle explorait en compagnie de sa sœur, Nuage d'Opale ; mais celle-ci était davantage motivée par la flemmardise que par la curiosité, et elle se lassait rapidement des fouilles que nécessitait une telle exploration. Alors, bien souvent, Nuage d'Émeraude s'en allait seule mener à bien sa mission de connaissance, et elle était très heureuse comme ça.
Et aujourd'hui, après avoir visité les célèbres Quatre Chênes - en terres libres - et rencontré un très surprenant membre du Clan du Vent, Nuage Pâle, c'était le tour des Rochers du soleil, non moins fameux que l'endroit où les quatre Clans se réunissaient à chaque pleine lune. Les Rochers du soleil étaient à l'origine du conflit entre les Clans du Tonnerre et de la Rivière, et le meneur qui avait vécu avant Étoile de Pierre avait laissé sa vie pour ce territoire, que le Clan du Tonnerre, mené par Étoile de Suie à l'époque, avait fini par reprendre. Ce récit n'était que le dernier en date : il y avait eu de nombreuses péripéties sur ces terres, et les chatons en entendaient parler dès leur naissance puisque les anciens se nourrissaient souvent de ces récits lorsqu'ils racontaient des histoires à leurs cadets.

C'est pour cette raison que Nuage d'Émeraude sentit un frisson lui secouer l'échine lorsqu'elle posa les pattes sur les rochers qui surplombaient la rivière. Ils étaient chauds, illuminés par les rayons du soleil de début d'automne, et ils étaient léchés à leur pied par l'eau de la rivière, qui scintillait sous l'astre solaire en diffusant son murmure cristallin. La novice aux grands yeux verts s'assit et ferma les yeux un instant, savourant le plaisir que cet endroit procurait à ses sens : la délicieuse odeur de l'herbe mouillée, le bruit délicat de l'eau qui coule, le toucher lisse et chaud de la pierre sous ses coussinets, l'idée des délicieux poissons qu'elle pouvait pêcher et, lorsqu'elle rouvrit les yeux, le panorama incroyable qui se trouvait devant elle. Il n'y avait rien à dire : la rivière et ses environs était l'un des territoires les plus beaux qu'un chat pouvait connaître.
Après s'être délectée de la vue et de la sensation plaisante du soleil qui réchauffe tout, Nuage d'Émeraude plongea. Le contact frais de l'eau la revigora et lui fit tout oublier : la difficulté de ses entraînements, l'accumulation de fatigue, le déclin de son père et l'idée que sa mort était toute proche - bien qu'elle refusait d'y croire ; pour elle, son père vivrait toujours, serait toujours là... Tous les soucis s'évaporaient dans l'eau, se faisaient emporter par le courant, et s'échouaient sur la rive, prêts à sauter à nouveau sur les épaules de la novice lorsqu'elle regagnerait la terre ferme à son tour. Mais elle n'avait pas envie de le faire tout de suite et, après plusieurs secondes immergée, elle remonta à la surface et battit des pattes pour continuer à nager tranquillement, le museau levé vers le ciel. Elle savourait, encore et toujours. A sa gauche, il y avait ses terres à elle : ses terres connues, ses terres familières et amicales, ses terres accueillantes. A sa droite, le territoire du Clan du Tonnerre : le territoire inconnu, le territoire défendu, le territoire potentiellement dangereux... et donc, le territoire terriblement attirant !

Elle réfléchit quelques secondes puis se dirigea vers la droite : l'inconnu l'attirait de façon irrémédiable et elle oubliait bien vite le Code du Guerrier quand sa curiosité la gagnait. Et après tout, elle n'était pas encore guerrière, alors ce code ne s'appliquait pas à elle, n'est-ce pas ?
En nageant le plus silencieusement possible, s'imaginant au beau milieu d'une scène d'espionnage très importante, Nuage d'Émeraude s'approcha de la rive adverse et sentit un frisson d'adrénaline lui faire battre le cœur lorsqu'elle sentit le sol sous ses pattes. Elle était encore dans l'eau - elle en avait jusqu'au poitrail - mais elle était sur le territoire adverse ! Et quelle adversité... le Clan du Tonnerre en personne, le grand ennemi du Clan de la Rivière ! Nuage d'Émeraude ressentait autant de rancœur et de haine à son sujet que de curiosité et d'envie de tout connaître d'eux.

Et soudain, une silhouette sombre attira son attention et elle se figea : elle se plaqua contre le sol de la rivière, à tel point qu'il n'y avait que son museau, ses yeux et la pointe de ses oreilles qui dépassaient de la surface. Mais bien évidemment, le corps massif et roux de l'apprentie était plus que visible dans l'eau claire et parfaitement transparente : manœuvre inutile... Le cœur de Nuage d'Émeraude battait à tout rompre, et elle se sentait partagée entre deux sentiments :

« Passe ton chemin, ne remarque pas ma présence, retourne d'où tu viens... Oui, regarde-moi, je suis là, viens me parler... »


Spoiler:

Après avoir pris congé de Raton-Laveur, Coup de Foudre s'était mu dans le silence, inspectant sans énergie les frontières de sa patrouille en solitaire. Il était plongé dans ses réflexions - le népotisme des frères Vautour, par exemple, et les implications que tout ça encourrait, mais son oreille tiquait aussi au souvenir des mots de Tonton quant à leur "amitié"... et l'autre chose.

Un deuil - tsk, comme s'il était capable d'en faire un. Il se doutait que son deuil se ferait dans l'oubli : comme il n'avait plus Étoile de Suie dans sa vie, il n'aurait qu'à la remplacer par quelqu'un d'autre, c'est tout. Mais faire un deuil, pleurer, vivre la rage d'avoir perdu quelqu'un et accepter sa disparition, puis se reconstruire (dans cet ordre) nécessitait un niveau de capacité émotive beaucoup trop importante pour un émoussé comme lui. Il pouvait comprendre la nécessité de pleurer - un dérèglement émotif trop important demandait au corps du soulagement, qui se faisait dans les pleurs, mais il s'agissait d'une des rares choses qu'il lui était impossible d'imiter. Même la frustration et la rage lui étaient limitées - c'était à peine si son poil arrivait à se lever, let alone se hérisser.

C'était un bengal, un chat domestique mi-sauvage réputé pour sa loquacité de miauler tout le temps et à tout va, et lui ne miaulait presque jamais.

Les arbres s'espacèrent autour de lui et il comprit qu'il se dirigeait, clopin-clopant, vers les Rochers du Soleil. Un sourire tira ses commissures et il pressa le pas, changeant d'allure pour un amble allongé, montant sa queue en panache derrière lui pour bien se montrer à qui-conque avait envie de traverser la frontière aujourd'hui. Tant qu'il s'agisse de quelqu'un de sensé, et quelqu'un qui ne le connaissait pas, et quelqu'un qui ne prétendait pas le connaître. L'ombre des arbres le couvrit par intermittence, et l'intermittence s'espaça jusqu'à ce qu'il ne s'arrête à celui du rocher.

Il se ramassa sur lui-même pour bondir dessus dans le dégagé de lumière, glissant ses coussinets en inclinant sa patte sur le réchaud en surface, sa fourrure absorbant déjà la chaleur. Elle le détendit, il s'étira, prenant bien le soin de sortir les griffes et de pianoter la pierre avant de s'approcher du rebord de son promontoire pour s'y asseoir. Et c'est à ce moment qu'un remoud dans l'eau capta son attention - il s'en désintéressa - et la voix du vent vint lui porter un son:

« Passe ton chemin, ne remarque pas ma présence, retourne d'où tu viens... Oui, regarde-moi, je suis là, viens me parler... »

Sans même quitter son attention du large de la rivière qui leur servait de frontière, Coup de Foudre baissa cependant ses yeux là où une ombre rousse s'était tapie dans l'eau, ses longs poils gondolés et brinquebalant par le faible courant trahissant sa position. Il fit mine de bailler, détourner son attention ailleurs, faire comme s'il n'avait rien entendu avant de lorgner d'yeux las sur l'intruse, depuis sa position en hauteur.

— « Il faudrait savoir, il lui répondit alors, tu as envie que je m'en aille, ou que je vienne te parler?

Nuage d'Émeraude n'eut pas à débattre plus longtemps avec sa conscience - avoir envie de passer inaperçu ou de parler à cet inconnu ? - car le nouveau venu l'avait bel et bien repérée. Perché un peu au-dessus d'elle, sur un des rochers qui surplombaient la rivière, le beau mâle sombre la lorgnait depuis toute sa hauteur, l'air las mais dans lequel Nuage d'Émeraude semblait deviner une certaine espièglerie, ce qui ne fit qu'augmenter sa curiosité à le rencontrer. Si la peur de se faire prendre l'avait un moment maintenue dans l'envie de se faire discrète et que le guerrier ne la remarque pas, cette envie-là s'était vite évanouie, ne faisant pas le poids face à la grande curiosité de la gamine. L'excitation qui l'emplissait à présent qu'elle allait parler - pour la première fois ! - à un guerrier d'un Clan ennemi était une sensation exquise qui lui faisait oublier toute trace de méfiance. Par ailleurs, l'attitude du guerrier ne réveilla aucune soupçon de peur chez Nuage d'Émeraude : il ne semblait pas agressif et il ne semblait même pas faire attention au fait qu'elle avait franchi la frontière, d'aussi peu que ce soit.
Il faudrait savoir, tu as envie que je m'en aille, ou que je vienne te parler? demanda-t-il, avec un air que Nuage d'Émeraude attribua à de l'étonnement, mais dans lequel elle vit aussi un certain sarcasme, ce qui la poussa à se relever. Elle était dressée de toute sa hauteur, désormais, et seule ses pattes restaient dans l'eau. Son pelage ruisselait et lui collait à la peau, mais il sécherait rapidement et elle retrouverait son imposante silhouette. Elle gonfla légèrement le poitrail et posa sur le guerrier un regard décidé : elle ne comptait pas se laisser dominer, bien que la situation n'était pas à son avantage : elle était en tort.

« Eh bien j'espère pour moi que j'avais envie de te parler, parce que de toute évidence tu ne m'as pas laissé le choix » déclara-t-elle en ayant fait le choix de tutoyer l'inconnu.

Les règles de bienséance lui dictaient de le vouvoyer, car il était plus vieux qu'elle et qu'elle était en tort ; mais cela aurait été se placer au-dessous de lui, et cette idée lui était insupportable. Elle ne souhaitait pas que le guerrier ait l'ascendant sur elle ; pas ainsi, dès le premier contact.
Elle s'affaira à détailler le guerrier du Tonnerre : il était grand et bien que sa silhouette était fine, il en imposait. Son pelage était sombre et entrecoupé de taches aux formes variées. Ses yeux, eux, brillaient d'une couleur de braise, contrastant parfaitement avec l'obscurité du poil. Il était beau, indéniablement, et Nuage d'Émeraude se surprit à avoir une telle pensée ; ce n'était pas vraiment son genre de préoccupations.

« Je suis Nuage d'Émeraude » dit-elle finalement, souhaitant être présentée, être quelqu'un aux yeux du guerrier. Elle avait bien pensé en dire davantage : qui étaient ses parents, sa marraine, ses frères et sa sœur ; mais une intuition lui fit penser qu'il fallait laisser cela pour plus tard. Alors elle se tut, attendant de voir la suite des opérations.

L'onde rousse dans l'eau se hissa de sa cachette et le bengal put voir sa pelisse fournie retomber avec une partie de l'eau qu'elle avait absorbé. Elle séchait vite sous le soleil, et déjà elle se remplumait d'une carrure tout à fait respectable, sans parler du poil de la bête qu'elle reprit qui lui donna assez de courage pour rétorquer:

— « Eh bien j'espère pour moi que j'avais envie de te parler, parce que de toute évidence tu ne m'as pas laissé le choix.
Ce genre de franchise fit perdre à Coup de Foudre son calme serein, échappant un rire:
— « Hah! Tôt suivi par d'autres, il inclina sa tête et rebondit des épaules, ha ha hah !

Doucement, il secoua sa tête après quoi, car ces propos étaient à demi-faux : même s'il s'était adressé à elle, elle était en son droit de l'ignorer ou de ne pas lui répondre. Le choix lui revenait à elle, pas à lui, aussi cette accusation fut reçue chez le bengal par un sourire indifférent, levant sa patte arrière de la pierre où il était assit pour se gratter l'oreille saine en tordant un peu le cou. La petite intruse essayait de sauver la face en lui remettant le blâme dessus, mais ils savaient tous les deux que c'était elle qui lui avait presque imploré, en prière, de venir lui parler...

— Mais quel vilain guerrier je fais, dis-moi, à te retenir contre ton gré ~ »

En plus de se lever, elle n'avait pas le choix de lever sa tête pour le regarder, offrant au bengal l'occasion de lui présenter son meilleur profil tout ronron depuis sa position.

— « Je suis Nuage d'Émeraude, lui dit alors l'intruse, ce qui suscita à Coup de Foudre un haussement de sourcils.
— « Oh, Nuage?  Tu m'étonnes!

Nul n'ignoraient dans le Clan que Coup de Foudre avait du mal à distinguer la différence entre un guerrier et un apprenti (juste qu'ils étaient plus importants que les chatons, qu'il confondait tous), mais il chercha surtout à confondre l'intruse d'une flatterie.

— « Alors qu'es-tu venue faire ici, Nuage d'Émeraude?  Tu es venue flirter? ♡

En y réfléchissant bien, si la somali était Nuage à ce jour, peut-être faisait-elle partie des chatons kidnappés qui avait occupés une place dans leur pouponnière pour quelques temps? S'il s'en était fait la réflexion, Coup de Foudre jugea toutefois bon de l'omettre, pour une fois, se doutant que de s'adresser à cette boule de feu (à en devenir) avec un « tu es de la Rivière, non? Si tu es Nuage maintenant, faisais-tu partie de ces chatons kidnappés? » risquerait de lui déplaire.

La réaction du bengal désappointa Nuage d'Émeraude, qui l'observa sans retenue pendant qu'elle sentait ses moustaches et ses oreilles s'agiter, sans doute en recherche du sens que pouvait avoir le rire franc du guerrier. La jeune apprentie se savait grande gueule et maladroite, et cela lui avait joué de nombreux mauvais tours notamment lorsqu'elle était chaton : les grands supportaient rarement qu'un enfant leur réponde sur ce ton, qu'ils jugeaient tantôt insolent, tantôt provocateur. Nuage d'Émeraude, elle, n'avait aucun fond de méchanceté ; elle était simplement sans filtre et plutôt du genre bourrin. Elle avait répondu du tac au tac au guerrier du Tonnerre lorsqu'il lui avait demandé si elle voulait qu'il parte ou qu'il vienne lui parler ; en s'entendant rétorqué ce qu'elle lui avait répondu, une onde de crainte la parcourut du bout du museau au bout de la queue : le guerrier allait peut-être mal prendre sa réponse. Et, en même temps que cette vague de crainte, une autre, plus agréable, l'avait assaillie : de l'adrénaline.
Mais contrairement à ce qu'aurait pu craindre la novice d'Étoile d'Or, le bengal ne réagit pas mal, au contraire ; il éclata dans un rire franc qui déstabilisa la rouquine. Elle ne s'y attendait vraiment pas. Elle se détendit quelque peu ; mais ensuite vint ce ton moqueur et sarcastique : Mais quel vilain guerrier je fais, dis-moi, à te retenir contre ton gré ~ qui déplut à Nuage d'Émeraude. Elle sentit ses griffes sortir de ses coussinets et se planter dans les petits cailloux qui couvraient le sol de la rivière, mélangés à du sable. Un signe de nervosité discret que Nuage d'Émeraude voulait ne pas voir se développer ; elle se méfiait beaucoup du guerrier, il l'intimidait, et elle ne savait absolument pas sur quelle patte danser avec lui. Mais jamais, au grand jamais, elle n'accepterait de s'aplatir devant lui, de lui montrer qu'il avait un certain ascendant sur elle. Le ton sarcastique et légèrement provocateur dont usait le guerrier du Clan adverse provoquait le caractère orgueilleux de Nuage d'Émeraude. Elle se sentait entrer dans une bataille de joutes avec l'inconnu, comme celles qu'elle avait avec Nuage de Jaspe, son frère et adversaire de jeu numéro un, depuis leur naissance.
La suite du dialogue ne vint pas rassurer Nuage d'Émeraude sur les intentions du guerrier. Oh, Nuage ? Tu m'étonnes! Elle le dévisagea encore, comme si la réponse à ses doutes se trouvait sur la truffe du matou. Mais que sous-entendait-il ? Était-ce positif, ou négatif ? Encore une fois, l'apprentie ne savait pas sur quelle patte danser, et ses griffes se plantaient dans le sol aquatique.
C'était clair, la guerre des mots et des attitudes avait commencé, et l'adrénaline hérissait le pelage flamboyant et encore humide de la rouquine.

Alors qu'es-tu venue faire ici, Nuage d'Émeraude? Tu es venue flirter? ♡ demanda finalement le guerrier, dont la rouquine ne connaissait toujours pas le nom - sans doute ne lui dirait-il pas de son propre chef - et qui avait désormais adopté un ton mielleux qui en dit davantage sur ses intentions. Il semblait être dans un jeu perpétuel, et Nuage d'Émeraude sentit une nouvelle vague d'adrénaline l'assaillir. Elle sentait que ce jeu était dangereux, qu'il serait sans doute défendu s'il était révélé ; mais elle savait aussi que ça semblait être un passe-temps divertissant et très enrichissant. Aussi s'y jeta-t-elle à corps perdu.

« Flirter... avec toi ? » fit-elle, l'air faussement étonné. Elle tenta d'imiter le rire que le bengal avait laissé échapper un peu plus tôt ; piètre imitation. D'autant plus qu'elle n'était pas du tout concernée par ce dont il parlait : elle ne s'intéressa pas aux mâles, de près ou de loin. Elle avait bien d'autres occupations. « Je ne pense pas qu'on joue dans la même cour. » Restait à savoir lequel des deux était dans la cour la plus dorée.

Nuage d'Émeraude réfléchit un instant à sa position : devoir lever la tête pour voir son interlocuteur, être dans cette position physiquement inférieure, lui déplaisait fortement. Elle aurait déjà sauté sur la berge, se mettant à sa hauteur - même si elle était définitivement plus petite que lui - s'ils s'étaient trouvés en terres libres. Mais ce n'était pas le cas, et elle n'avait pas encore fait une assez bonne estimation de la situation pour se permettre de franchir encore un peu plus la frontière. De plus, pendant qu'elle se trouvait les pattes dans l'eau, elle se sentait comme hors d'atteinte : la rivière était son élément, il ne lui resterait qu'à y plonger furtivement en cas de danger. Elle se doutait que le guerrier, tout bon membre du Clan du Tonnerre qu'il était, ne la suivrait pas, qu'il serait incapable de nager. Aussi restait-elle plantée là, en contrebas, consciente de l'ascendant que le bengal prenait sur elle, mais consciente aussi que son choix était le plus stratégique.

« Non, ce qui m'intéresse, c'est... » Sa tête décrivit un cercle tandis qu'elle observait les environs. Son regard émeraude se perdit dans les sous-bois qui s'obscurcissaient derrière le guerrier, son odorat sentit l'odeur d'un animal qu'elle n'avait encore jamais goûté - un écureuil - et son imagination dessina pour elle, dans son cerveau, l'image qu'elle se faisait du camp du Tonnerre, dont elle avait tant rêvé quelques lunes plus tôt : rêvé de le trouver, rêvé de le mettre à sac, rêvé d'en délivrer ses frères et sœurs. C'était ça qui l'intéressait. « C'est de voir de mes propres yeux les terres du Tonnerre. »

Elle n'en dit pas plus, ni sur ce qu'elle pensait de ce Clan, ni de la rancœur qu'elle en gardait, sans pouvoir se résoudre à en vouloir à ses membres. Elle avait rencontré Nuage Roux quelques temps auparavant, apprenti du Clan du Tonnerre - et fils du bengal, mais elle était loin de s'en douter - et sa curiosité avait pris le pas sur l'envie de vengeance, qui l'avait pourtant remuée pendant une majorité de son enfance.

« Mais bien sûr, il a fallu que je tombe sur... toi. » Elle le fixa. Elle voulait connaître son nom mais ne pouvait se résoudre à le lui demander, comme si cela avait annoncé son échec à cette bataille verbale et tout à fait fictive.

La signe de nervosité avait beau être discret, il n'échappa pas aux yeux du Bengal - depuis son promontoire il avait une vue d'ensemble sur tout, et particulièrement sur la surface de l'eau - et un mouvement de tension et de rétraction de ses phalanges dans la pierre causa un remoud imperceptible, sauf peut-être dans les ondes qui s'étendaient à chaque petit choc. Et en parlant de choc:

— « Flirter... avec toi ?

Cette affliction feinte eut un effet miroir sur le Bengal qui haussa haut ses sourcils tout comme elle, ses paupières se plissant de ravissement à l'entendre (tenter) de s'esclaffer comme lui. Il dodelina de la tête sur un tout petit rire sous-cape à cette imitation - elle cherchait à paraître à ses yeux plus grande qu'elle ne l'était. Plus en contrôle que prise par surprise. Plus excitée (dans le sens d'excited, bande de français!) que nerveuse.

— Je ne pense pas qu'on joue dans la même cour.
— Ça ne fait rien, il ronronna en réponse. tu peux venir jouer dans la mienne, si tu veux ~ »

Sa queue ondula derrière lui tandis qu'il se mettait à ses aises en se couchant sur le rebord de la pierre, tordant sa colonne pour se coucher à demi sur le ventre, à demi sur le flanc, étirant bien loin derrière ses postérieurs jusqu'au bout des ses griffes qui se raclèrent à la pierre. Il cherchait surtout à lui montrer qu'en plus de n'avoir rien à craindre de lui, il ne craignait rien du tout d'elle. Elle n'était pas une menace à ses yeux et considérant sa prudence à rester dans l'eau elle devait s'en être douté. Cependant malgré leur échange bref Coup de Foudre se montait déjà un profil de l'apprentie devant lui, et il se doutait que de se sentir prise de haut de la sorte et de devoir s'y résigner la contrariait. D'un autre côté sa curiosité s'accordait à la sienne, assez pour marcher sur son orgueil et rester.

— « Non, ce qui m'intéresse, c'est...
— « Mmh?

Elle balaya les lieux d'un regard circulaire, qu'il suivit à peine plus qu'en tournant légèrement la tête pour regarder derrière lui par le biais de son épaule. Et tandis que l'apprentie se perdait dans ses rêverie le guerrier levait sa patte pour se la lécher, la frottant doucement sur la rondeur à ses joues pour leur faire tenir leur forme, fermant ses deux yeux sur ce petit air paisible.

— « C'est de voir de mes propres yeux les terres du Tonnerre.

« Ahh, il répondit sans l'écouter - et en montrant distinctement qu'il ne l'écoutait pas, désireux de tester les limites de l'orgueil de l'apprentie dans sa Rivière. Il sortit deux griffes pour se lisser les moustaches avec minutie, les effilant entre les bouts coupants : en les lâchant, elles se raidirent plus droites que jamais, rembellissant sa forme.

— Mais bien sûr, il a fallu que je tombe sur... toi. Il rentra les griffes pour baisser les yeux sur elle, et répéter, du même ton plat:
— Moi.

Il se ralluma d'un petit sourire malin, en penchant sa tête d'un côté quitte à se tordre le cou. Cette position lui permettait de changer d'angle de réflexion - et aussi de vision.

— Mieux vaut moi qu'un des frères Vautour, Nuage d'Émeraude... Je les ai souvent vus déchirer la peau des intrus qui passent...
Son sourire brillait par son insouciance, et son insouciance n'avait rien d'ordinaire:

— Ha hah, on dirait bien que c'est ta chance ♡

À elle de la prendre.

Nuage d'Émeraude avait la désagréable impression que le guerrier du Clan du Tonnerre savait lire en elle comme le guérisseur savait lire les présages du Clan des Étoiles dans ses rêves. Il semblait lui suffir d'un regard, d'une oreille attentive, et de ce petit sourire en coin qui en disait long, pour comprendre le monde qui l'entourait et pour anticiper les réactions et les paroles des chats qu'il côtoyait. C'était très perturbant pour une toute jeune apprentie qui découvrait le monde et s'ouvrait aux rencontres. Elle qui, dès sa naissance, avait été choyée dans un cocon surprotégé, elle qui avait toujours été uniquement entourée de ses proches, de ceux qu'elle connaissait et qui ne lui voulaient a priori que du bien, elle qui avait toujours joué dans la même cour ; voilà qu'elle faisait face au monde d'en face, et notamment aux félins qui étaient plus âgés qu'elle et qui avaient indéniablement une bien belle avance dans la vie qu'elle ne pouvait même pas seulement prétendre avoir. Le bengal ne se cachait pas pour lui prouver qu'elle n'était qu'une minuscule chose dans ce vaste monde, et qu'il ne la craignait pas ; après tout, pour quelle raison l'aurait-il craint ? Elle avait moins d'expérience que lui et, de surcroit, elle était sur ses terres, en infraction. Même si cela ne semblait pas le déranger, la rouquine était persuadée qu'il saurait en tirer son avantage s'il en voyait un quelconque bénéfice.
En résumé, Nuage d'Émeraude avait la très désagréable sensation d'être entre les pattes du mâle, qu'il jouait avec elle en tirant des ficelles dont lui seul connaissait l'existence, et qui régissaient le monde entier et tous ses habitants. Cet ascendant que prenait instinctivement, et peut-être même inconsciemment, le guerrier du Tonnerre, était indéniable et palpable, et Nuage d'Émeraude en était très frustrée.
Mais tout ceci ne l'empêchait pas de prendre un plaisir - coupable mais évident - à s'essayer à ce jeu de qui en sait le plus, qui est le plus fort, qui est le plus rusé. Pour une fois, elle sentait qu'on ne la rabaissait pas à son jeune âge, qu'on la considérait tel qu'elle méritait d'être considérée ; car elle était persuadée d'avoir de quoi surprendre son monde.

Ça ne fait rien, tu peux venir jouer dans la mienne, si tu veux ~ minauda le guerrier au poil sombre tacheté, paroles accompagnées d'un ronron qui ne manqua pas d'offusquer la fille d'Étoile de Pierre et d'Aigue-Marine : elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer son père à la place de ce guerrier adverse, bien qu'il était plus vieux que lui, et imaginer un chat beaucoup plus vieux qu'elle se permettre d'avoir une attitude de ce genre avec elle, à peine sortie de la pouponnière, la dérangeait férocement. Elle était mélangée entre son envie de fuir, celle de lui apprendre les bonnes manières, celle de le traiter de pervers et, celle, moins avouable, d'entrer dans son jeu et de voir qui se brûlerait en premier.
Mais, prudente, et surtout peu intéressée finalement par ce jeu de grands, elle ne réagit pas à la provocation et se contenta de hausser les épaules, pensant à Nuage de Blaireau et à l'impatience qu'elle avait de lui raconter cette rencontre plutôt déroutante.

Et tandis qu'il l'écoutait expliquer les raisons de sa présence ici, le guerrier s'était allongé, et il se tenait désormais de manière plutôt flegmatique, se passant quelques coups de langue sur la patte, puis se passant cette dernière entre les moustaches, comme si sa présentation était soudainement la première de ses préoccupations. Son manque d'intérêt flagrant, ou tout du moins feint, était loin d'offusquer Nuage d'Émeraude, qui préférait le voir s'atteler à une autre tâche qu'à celle de lire dans son esprit comme dans un livre ouvert - car elle restait intimement convaincue qu'il en semblait capable. Puis qu'il ne la regardait pas directement, puisqu'il s'occupait de tout autre chose, la femelle aux grands yeux émeraudes pouvait à son tour le fixer sans détour, le détailler sans gêne, observer chacune de ses moindres réactions, essayer de glaner la plus petite information qui pourrait lui être utile au moment de se débattre fictivement avec lui.
Mieux vaut moi qu'un des frères Vautour, Nuage d'Émeraude... Je les ai souvent vus déchirer la peau des intrus qui passent... dit-il finalement ; la rouquine dressa les oreilles, se concentrant sur le nom de ces fameux frères Vautour. Qui étaient-ils ? Des membres du Clan du Tonnerre, sans aucun doute ; mais quel rang y tenaient-ils ? Avaient-ils une quelconque importance ? À vrai dire, depuis la grande Assemblée qui s'était terminée en terrible bataille, Nuage d'Émeraude ne suivait plus trop les actualités des Clans ; elle était très concentrée sur ses entraînements et s'intéressait peu aux changements qui s'opéraient dans chaque camp. À tort, sans doute, car c'était des informations hautement importantes pour comprendre le monde dans lequel elle évoluait ; elle se promit de se rattraper. Toujours était-il qu'il fallait apparemment se méfier de cette fratrie Vautour. Était-ce étonnant, quand on pensait au passé sulfureux du Clan du Tonnerre ces derniers mois ?

« Ils ont sûrement de qui tenir » dit-elle en haussant les épaules. Si elle les avait rencontrés, elle se serait certainement retrouvée dans une mauvaise situation ; mais cela lui aurait au moins permis de dire au Clan du Tonnerre ce qu'elle portait sur le cœur depuis sa naissance. Car ils étaient responsables de tous les malheurs qui l'avaient accompagnée : la mort de sa mère ; l'attaque traumatisante du camp, l'enlèvement de ses frères et sœurs, la mort de Petite Améthyste ; la disparition de Nuage de Blaireau ; la déchéance de son père ; les nombreux morts et blessés du Clan. Cela faisant beaucoup pour un seul et même Clan, et même pour un seul et même chat : Étoile de Suie. Nuage d'Émeraude laissait sa curiosité et son envie de rencontrer les autres Clans passer au-dessus de sa rancœur, de ses blessures, mais elle sentait qu'une boule de suie noire se baladait dans son corps et réclamait d'être expulsée un jour ou l'autre, au risque d'exploser. « Mais de toute évidence, tu ne sembles pas de cette veine-là ! » dit-elle en référence à l'attitude apparemment nonchalante du guerrier, qui était loin d'être dérangé par sa présence.

Ha hah, on dirait bien que c'est ta chance ♡
« Pourquoi, tu comptes me faire la visite de ton chez-toi ? » demanda-t-elle avec un sourire mi-heureux à cette idée, mi-sarcastique car elle se doutait bien que ce n'était pas possible. « Sinon, c'est pas grave, je pourrais bien demander à ceux d'entre nous qui ont été retenus chez vous ; sans doute accepteront-ils de me faire visiter, eux, puisqu'ils doivent être chez vous un peu comme chez eux ! » dit-elle finalement, se laissant déborder par la colère qu'elle avait enfoui, aujourd'hui, mais qui était celle qui la suivait du matin au soir lorsqu'elle était chaton et que le Clan du Tonnerre avait commencé à mal agir.

— Pourquoi, tu comptes me faire la visite de ton chez-toi ?
— Ha hah, j'aimerais pouvoir! »

Ce n'était pas un mensonge. Il aurait vraiment aimé pouvoir inviter Nuage d'Émeraude sur leur Rocher du Soleil, à se faire chauffer avec lui, avant de l'amener faire le tour du campement - ici le tas de gibiers, par là la pouponnière - regarde! C'est là dedans qu'étaient séquestrés tes frères et sœurs! Oh mais passons et allons voir le Grand Sycomore!

— « Sinon, c'est pas grave, le coupa l'apprentie, je pourrais bien demander à ceux d'entre nous qui ont été retenus chez vous ; sans doute accepteront-ils de me faire visiter, eux, puisqu'ils doivent être chez vous un peu comme chez eux !
— « Ahh, Nuage d'Émeraaaude, tu ne joues pluuus...

Il était comme déçu, l'éclat de son sourire se radoucissant, révélant peut-être à l'apprentie que le guerrier auquel elle s'adressait n'était peut-être pas si vieux que ça. Ce qu'elle dit le porta à réfléchir et lui fit détourner les yeux autre part, s'adressant à elle sans un regard:

— « Je ne ferai rien pour t'empêcher de passer, toi et ceux qui ont été enlevés, je serais même curieux de voir vos réactions face à notre mode de vie qui n'est, au final, pas si différent du vôtre...

Un sourire pour lui-même, et il ferma ses yeux si déstabilisants pour elle.

— Je suis pareil, tu sais. Moi aussi j'aimerais passer de l'autre côté de la Rivière pour explorer votre campement. Il trahit sa frustration d'un vif battement de la queue. Mais grâce à ces stupides règles... ~

Ha hah, j'aimerais pouvoir ! répondit le guerrier au poil sombre, réponse qui déçut Nuage d'Émeraude - après tout, elle aurait adoré visiter ces terres - mais qui la surprit également : une réponse normale d'un guerrier ennemi aurait été de lui cracher dessus, de l'attaquer, ou tout du moins de lui signifier très clairement qu'elle n'avait rien à faire là et qu'il ne permettrait pas qu'elle passe, et encore moins qu'elle visite son territoire. Au contraire, le mâle aux yeux de braise ne semblait absolument pas concerné par ce que le code du guerrier dictait ; se pouvait-il que tous les grands n'étaient pas bornés comme pouvaient l'être certains psychorigides ? Se pouvait-il qu'elle ne soit pas la seule à vouloir connaître son monde, tout connaître de lui ? Sa curiosité n'était-elle donc pas un péché impardonnable ? Ahh, Nuage d'Émeraaaude, tu ne joues pluuus... La voix doucereuse du guerrier du Tonnerre sortit l'apprentie aux yeux verts de ses pensées, mais elle se contenta de hausser les épaules. Une envie criarde au fond d'elle la poussait à vouloir entrer dans ce jeu, mais la majorité de son être lui intimait de ne pas le faire, qu'elle n'était pas encore prête pour ça, et qu'elle n'avait pas envie de sortir tout de suite de l'état d'insouciance dans lequel elle évoluait. Aussi ne répondit-elle pas à la nouvelle provocation du guerrier, et elle en tira une émotion mi-figue mi-raison : c'était mieux comme ça, mais tout de même, quel dommage, pensait-elle. Une autre fois, se dit-elle. Quand elle aurait mûri et aurait de quoi se confronter au matou.

Je ne ferai rien pour t'empêcher de passer, toi et ceux qui ont été enlevés, je serais même curieux de voir vos réactions face à notre mode de vie qui n'est, au final, pas si différent du vôtre... continua le mâle bengal. Lui parlait-il sincèrement, ou était-ce encore du jeu, un moyen de gagner la confiance de l'apprentie pour mieux la glisser entre ses pattes par la suite ? Nuage d'Émeraude ne pouvait faire autrement que se méfier. Jusqu'ici, les félins étrangers qu'elle avait rencontrés étaient tous de son âge et de son rang ; aussi inexpérimentés qu'elle. Mais là, c'était différent : il s'agissait d'un guerrier, qui plus est l'un des plus intimidants qui soient. Je suis pareil, tu sais. Moi aussi j'aimerais passer de l'autre côté de la Rivière pour explorer votre campement. Mais grâce à ces stupides règles... ~ ajouta-t-il finalement, l'air agacé.
Nuage d'Émeraude réagit aussitôt.

« Hahaha. C'est facile d'invoquer ces règles quand bon vous semble. Il fut un temps où ces stupides règles » - elle insista sur l'expression que le bengal lui-même avait utilisée - « ne vous ont pas empêchés de venir... "visiter" notre campement » fit-elle en faisant une pause volontaire sur le mot visiter, puisqu'il ne s'agissait pas d'une visite de courtoisie, mais bel et bien d'une bataille qui avait terrorisé la population, blessé plusieurs membres du Clan, et enlevé certains chatons. L'un d'eux n'était jamais revenu en vie.

Nuage d'Émeraude sentait qu'une vague de colère l'envahissait à nouveau ; non pas qu'elle en veuille personnellement au félin devant elle. En fait, la rancœur qu'elle éprouvait par rapport à tous ces événements n'était pas dirigée contre un seul félin, pas même contre plusieurs chats, mais bel et bien contre une entité, invisible, impalpable, floue : le Clan du Tonnerre, celui d'Étoile de Suie, celui qui n'était plus, tout en étant toujours. Un ennemi abstrait qui ne permettrait plus jamais à la rouquine de se venger, de faire son deuil, d'exorciser son traumatisme.
Elle ferma les yeux un instant et inspira longuement avant de souffler l'air retenu, se débarrassant ainsi temporairement de la tension qui avait pris possession de ses muscles et de son cerveau. Elle ouvrit alors à nouveau les yeux et, avec un sourire espiègle, s'adressa à nouveau au guerrier.

« On peut même dire que tu me dois une faveur. » Elle fit une pause. Un air de victoire gonfla son poitrail. Elle avait l'impression que son raisonnement allait prendre le dessus sur la puissance du guerrier.

— « Hahaha La réaction le surprit mais le ravit tout autant, et le Bengal rouvrit les yeux. C'est facile d'invoquer ces règles quand bon vous semble. Il fut un temps où ces stupides règles ne vous ont pas empêchés de venir... "visiter" notre campement.

Tenant là une touche, surtout par sa réceptivité, le Bengal inclina sa tête pour la regarder sans intensité et doucement lui sourire. Il lui donnait raison.

— « C'est vrai. Il opina du chef. Je comprends l'origine de ta souffrance et je comprends que mes mots sont peut-être déplacés au court terme, mais j'essaie de t'expliquer ma vision au long-terme. Pourquoi le Tonnerre a-t-il visité votre campement? D'où venait cette émotion? Pas de nul-part, et comme les arbres, elle a du pousser à partir d'une toute petite graine qui s'est nourrie de frustration, qui a grimpé, qui s'est ramifiée en branches et qui s'est solidifiée comme un tronc.

Laisse-moi te faire voir le problème d'un autre angle, Nuage d'Émeraude : Étoile de Suie a organisé qu'on kidnappe vos chatons avec l'aide des Lunar Pods - mais elle ne s'est alliée aux Lunar Pods qu'à cause de la défaite qu'elle a essuyée une fois contre la Rivière - et cette défaite était contre Étoile du Corbeau, qui était venue la provoquer - et elle n'a jamais lâché l'affaire depuis, au point de l'embusquer et de vous mettre tout ses malheurs sur le dos même longtemps après sa mort.

Je te demande, en toute sincérité : ne crois-tu pas que tout ce conflit aurait pu être évité si Étoile du Corbeau avait partagé ses Rochers au lieu de narguer Étoile de Suie ? Ne crois-tu pas que tout ce conflit aurait pu être évité si Étoile de Suie avait décidé de pardonner à Corbeau plutôt que de laisser le feu de sa vengeance consumer toute la forêt ou presque? Et les Lunar Pods - se serait-elle vraiment abaissée à demander leur aide plutôt que de les chasser, s'il y avait une quelconque graine d'union et d'entente entre nos Clans? »

Ce fut à elle de fermer les yeux, d'inspirer et de souffler, de réfléchir, et bien entendu le Bengal n'était pas là pour l'interrompre. Malgré son flegme, il était reconnaissant de pouvoir échanger avec quelqu'un qui ne voyait pas en lui comme dans un livre ouvert - ou plutôt personne qui n'y prétendait. Même Nuage du Firmament n'arrivait pas à le comprendre complètement et la détermination de Raton-Laveur à s'en faire son confident le secouait autant d'envie que de malaise. Vivement le retour de Mistigris - surtout, vivement le retour sur leur défi.

En retrouvant son sourire, Nuage d'Émeraude lui parut tout de suite plus mûre et moins nerveuse et il lui fut donc de toute attention quant à sa requête:

— « On peut même dire que tu me dois une faveur.

Une excellente manière de piquer sa curiosité, elle avait du vite comprendre qu'il partageaient le même "péché".

— Je t'écoute ~
Mais il posa toutefois une condition:
— En échange, je peux te poser une question sur un des membres de ton Clan? Ma mémoire est trouble et j'oublie facilement les noms à moins de me les répéter, et l'une d'elles m'a beaucoup marqué durant la Lune Rouge. Elle a défendu un des nôtres pour empêcher qu'il ne se fasse blesser.