Un Bon Chat [feat. Coeur de Mimosa] - end

Sous un millier d'étoiles cette nuit Rusty avait attendu. Il avait attendu son ami, comme son ami lui avait fait promettre, comme son ami lui avait promis. Il avait attendu car il était d'être un bon chat de le faire ; il était venu avec Ollie à la tombée du soir. Les cailloux qui cliquetaient sous les roues de son skate lui rappelaient l'asphalte de la ville, et après avoir traîné Ollie dans la lande avec lui jusqu'aux arbrisseaux qui délimitaient la frontière du chemin du Tonnerre, après avoir suivi le chemin en se rangeant prudemment dans l'accotement, parfois éclairé par les phares de la compagnie de quelques voitures solitaires, toucher pour la première fois un sol aussi stable et plat que l'était la pierre des falaises gonfla son coeur d'une chaleur familière en lui rappelant toutes ses années à vivre auprès de son humain, dans son foyer.

Il en fit part à Ollie, « Ollie! » , il lui avait dit, le sourire aussi chaud qu'un rayon. « C'est comme à la maison! » Et Ollie n'avait rien dit car Ollie était un skate, et les skates, ça ne parle pas, mais peu importait à Rusty. Peu importait à Rusty car il s'était assied le dos bien droit, la tête parée à se faire enseigner la chasse par son ami Feuille de Houx. Feuille de Houx avait hâte de le rejoindre, il lui avait dit. Il lui avait dit que la falaise était l'endroit idéal où chasser! Bien mieux que sur la continentale ou dans les fossés.

Rusty rit en silence en repensant à Monsieur Houx et ses Longs Poils et dans sa bouche une souris-volante. Elle ne goûtait pas très bon mais rien ne goûtait aussi bon que des croquettes - ou du poisson! Pour Rusty, ça ne faisait rien. Il avait été capable d'apprécier de tout son coeur l'intention. Il avait hâte de voir Monsieur Houx et de lui raconter que Trash, son meilleur ami, le chat avec qui il vivait dans une "construxion" d'humains, l'avait mit au défi de manger un rat douteux en échange d'un sac ou deux de croquettes. Monsieur Houx aurait bien ri! Rusty l'imaginait déjà lui demander : mais où irait-il les chercher? Et Rusty s'entendait déjà lui répondre "c'est la même question que je lui ai posée"!

Quand le soleil se coucha, Rusty peina à se tenir éveillé - mais il le devait, pour Monsieur Houx. Monsieur Houx avait peut-être du retard, qui sait, juste un empêchement. C'est que la vie de guerrier était compliquée! La pensée lui fit sourire - dire qu'avant, il avait voulu les rejoindre, dans leur vie de Clan. Mais si cela impliquait de toujours sortir les griffes au moindre différend et de n'accepter l'hospitalité de personne, Rusty ne pourrait jamais y adhérer. Ou - peut-être se le serait-il permis, s'il avait encore eu sa vieille amie...

Il leva le nez dès le réveil des premières Étoiles dans la longue Toison Argentée. Sa Fée des Étoiles se levait toujours la première, il supposait, et elle se hâtait ensuite de réveiller toutes les autres! Debout là-dedans! disait peut-être Madame Fée, avec sa voix qui raillait, son rire grinçant et plus aucune toux dans le ton. D'en dessous, Rusty salua les Étoiles - s'excusa de ne pas connaître tous leurs noms - les rassura qu'au moins, lui, c'était facile, c'était juste Rusty! - mais s'empressa de leur dire que ça ne faisait rien si elles lui choisissaient un autre nom - comme Envol du Skate, par exemple !

Et Rusty attendit.

Et continua d'attendre.

Et lorsqu'on attend, on suppose que cent ans se passent en l'espace de quelques minutes - peut-être qu'il était seulement impatient! Ses grandes oreilles tentaient de percevoir tout son (tout son AUTRE que les proies que Monsieur Houx lui avait promis d'apprendre à chasser à l'unisson), tout son de cliquettis de griffes dans la pierre, ou, qui sait, toute voix pouvant l'appeler derrière.

Lorsqu'on attend longtemps et qu'on perd cet empressement d'attendre, l'esprit quitte parfois le corps et se met à vagabonder, un moment, se perdant dans les yeux ou les oreilles de nos pensées. Rusty ne se rendit pas compte de l'ankylosement dans ses épaules ou ses pattes, ou que la fraîcheur de la nuit commençait à avoir raison de lui. À un moment il fut pris d'un sursaut, puis d'un frisson, claquant les dents, s'efforçant à rester assit avant de consentir à se coucher et se blottir les pattes sous son corps, canalisant sa chaleur en un seul petit point vibrant. Rusty ne s'en fit pas car il se dit que chasser l'aiderait à se réchauffer. Rusty ne s'en fit pas car il ne se rendit même plus compte qu'il attendait. Ça, c'était parce-que Rusty était tellement habitué d'attendre qu'il s'agissait presque de son état d'âme omniprésent. Attendre que Trash revienne de ses cueillettes. Attendre qu'une poisson ne passe sous sa patte. Attendre les jours plus chauds. Attendre Attendre attendre mais sans vraiment savoir quoi.

Lorsqu'on attend depuis trop longtemps souvent on s'endort, et Rusty s'endormit, mais pas complètement, tenant l'oeil ouvert juste au cas où une ombre n'apparaisse dans sa vision et qu'il puisse enfin attaquer l'ordre de cette soirée (devenue nuitée) (...devenue veillée) : chasser, entre amis. Mi-somnolent, l'abyssin redressa lourdement ses larges oreilles, hissa son menton de ses pattes, hissa son dos et ses épaules et se releva pour saluer d'un faible miaulement son ami qui arrivait enfin. Mais tout en se levant, l'aube aussi, et lorsque les premiers rayons se levèrent sur la mer, au bout de la falaise, lorsque ses pupilles se contractèrent pour s'ajuster à la lumière il ne reconnut pas Monsieur Houx et ses Longs Poils. Pour lui ça ne fit rien - pour lui ça ne fit rien car il se dit qu'il avait juste besoin d' encore attendre un peu.

Car il était d'être un bon chat que d'attendre encore un peu.

Et Rusty était un bon chat.

Dans les ténèbres d'un esprit que les étoiles, si puissantes soient-elles, ne pouvaient éclairer, Nuage du Mimosa s'était assise, après une longue journée, accueillant le silence de la nuit comme un triste ami. C'était beau, le silence; c'était calme, c'était doux, paisible, et sage, aussi. Comme la petite fille, la gentille fille, qu'elle avait toujours été, et qu'elle était encore. Droite, loyale, appliquée, toujours dévouée, diligente sans un mot, et prête à aider; le silence, c'était elle, une petite fille modèle, une novice travailleuse; le silence, c'était elle, une amie fidèle et une princesse des plantes, timide et modeste. Le silence, c'était elle, avant, quand elle pouvait faire vibrer les cordes de son cœur et la mélodie de son âme dans l'harmonie du monde. Le silence, c'était elle - et si dehors, la nuit de soie bleutée brodée de milliers d'étoiles s'étendait sur le monde comme une grande couverture, apportant à tous de beaux rêves au milieu des arbres, des eaux et des rochers, pour la jeune fille errant dans un pays de cauchemars, le silence n'était plus. Le silence, c'était elle - et elle s'était perdue. Au milieu du chaos, de la haine, du sang, des cris, des pleurs et d'une aube écarlate. Au milieu de la guerre, des blessures, de la mort et d'un Clan qu'elle ne reconnaissait plus. Le silence de la nuit était un triste ami - et comme les loups hurlent leur peine à la lune, elle se confiait à lui.

« Maman... » chuchota-t-elle, le cœur en miettes.

Une victime de plus de toute cette folie.
Papillon de Lune avait les ailes déchiquetées
- et sa jolie fleur d'or, sa fille, était piétinée.
Nuage du Mimosa, seule, laissa les larmes couler.
Sa famille était brisée, sa sœur aînée brisée, et maman...

Ce matin, maman est morte.

Alors que sa fille, ses filles, avaient encore tant besoin d'elle.
Nuage du Mimosa veillait sur Violette et Lys, mais au fond...
Elle n'était qu'une enfant, elle aussi. Délicate. Réservée. Fragile
- et bien incapable de résister à la tempête qui les frappait.
Alors elle arrosait de ses larmes les ruines de son jardin secret.

« Maman, je ne sais pas quoi faire... » reprit-elle, sa voix s'éteignant en sanglot.
« Nuage de Violette va garder une blessure à vie, et se sentir coupable pour toi...
Juste parce qu'elle a aimé. J'ai affronté un ami aujourd'hui, vu des gens morts, blessés.
Je n'ai jamais voulu ça, et tu le sais... Je rêvais de soigner. Et mon amie du vent...
L'apprentie guérisseuse, maman, sa sœur a été rendue aveugle. Elle a mon âge !
Maman s'il te plaît, si... Si les étoiles peuvent quoi que ce soit. Pas pour moi... »

Moi je ne le mérite pas.

« Fais en sorte qu'elles aident. Protège Nuage des Vents, et Caresse du Vent, et Nuage d'Alizé.
Veille sur Violette et Lys, s'il te plaît, et puis... Ne rappelle pas Vivi trop vite auprès de toi...
J'ai encore besoin de ma grande sœur. Et puis, maman, papa change tellement ! J'ai peur.
Peur de ce qui va se passer. Feuille de Houx doit t'avoir rejoint, maintenant... Il a été tué.
Sur notre territoire. L'Ombre est devenu si sombre sans toi, maman. »

L'apprentie aux prunelles de miel et de soleil marqua une pause, se levant, gracieuse et agile, pour sortir du camp; cette fois, pourtant, elle ne fuguait pas comme la nuit d'Halloween, et le monde d'illusions du Cirque était hélas bien loin. Les rêves dans la lumière dorée, sous la tente rouge vif comme une rose d'amour, à cueillir les étoiles et défier le vent, aux côtés d'un ami qui en connaissait les moindres susurrements... L'exploration du monde des Bipèdes, qui avait laissé dans le cœur de la petite des trésors de tendresse, d'amitié et de joie, dans sa tête des promesses, des rêves et des espoirs, dans son nid un joyau brillant comme ses yeux d'enfant... Et puis Caresse du Vent... Tout ça semblait si loin ! Les rêves avaient pâli, comme de vieilles aquarelles - les cauchemars, quant à eux, n'étaient que trop réels. Alors, comme la nuit où une toute jeune novice avait suivi Diablo jusqu'au royaume des enchantements, quand la ville des Hommes se parait de citrouilles et qu'elle trouvait sa paix dans une fourrure aussi rousse que ces lanternes-sourires, Nuage du Mimosa courait dans les soupirs du vent, suivant ses paroles, où qu'il puisse l'emmener. Et au diable la prudence, au diable les responsabilités ! Les serments, le code, les baptêmes, les chatons de Muguet, qu'elle avait aidées à naître, les attentes et le reste... Juste pour une nuit, elle devait s'échapper - parce que, comme l'autre nuit, des lunes auparavant, elle devait se trouver, et se redécouvrir. Des fragments colorés lui revenaient en mémoire, des sourires, des confidences, des éclats de rire et des pas de danse, des envols, des chutes, des étreintes, des cadeaux, et les milliers de mots. Amitiés, aventures, bonheur, bienveillance, courage, compassion... Un alphabet incroyable, plus lumineux que le soleil, qui prenait tour à tour toutes les teintes d'arc-en-ciel, lors d'une soirée d'automne. Mais à présent, alors que la nature refleurissait, tout était noir en elle, et tout se fanait. Étrange contradiction... Un peu comme elle l'était, la guérisseuse oubliée, celle qui arpentait une voie qu'elle n'avait pas choisie.

Les falaises.
Nuage du Mimosa s'arrêta.
Il n'y avait plus devant elle que l'infini du ciel...
Et une silhouette, inconnue, immobile, dans le clair-obscur.
La jeune fille avait mal, partout. Elle avait couru longtemps.
Le soleil se levait, bouton d'or, roses et pêches, sur une toile pastelle.
La silhouette inconnue ne bougeait pas, attentive. En attente.
Et Nuage du Mimosa observa cet étranger, qu'un étrange objet accompagnait.
Une écorce ? Avec des galets ronds qui roulaient mieux que ceux polis dans le torrent ?
Une chose de Bipède - et un chat solitaire. Ils étaient en Terres Neutres, terrain de tous possibles.
La jeune fille, dans les ombres, l'observa un moment, avec curiosité. Ça n'avait pas changé...
Le vent l'avait menée à une nouvelle rencontre - et elle voulait croire, encore, juste un peu.
À la beauté. Du monde, des gens, et de la vie. À la magie. Se faire un ami.
Jolie, sa silhouette élancée se révéla bientôt, son visage jeune marqué par la fatigue;
Elle n'avait que douze lunes, et pourtant - elle avait l'impression, en un jour, d'en avoir pris mille.
Pourtant, sa voix était la même, cristalline, enfantine, et légère, quand elle parla enfin.
Une esquisse de sourire sur ses traits délicats, n'atteignant pas ses yeux, elle souffla gentiment:

« Bonjour ? Je ne te dérange pas, j'espère ? Je m'appelle Mimosa... Et toi ? »

— « Bonjour ?
— Oh- bonjour!

Il était d'être un bon chat de répondre quand on s'adressait à lui, même si la petite confusion dans ses yeux montrait qu'il ne s'était pas attendu à une quelleconque hospitalité de la part de cette jeune chatte inconnue. C'était apprécié. Car ça signifiait qu'il pouvait baisser sa garde juste assez pour ne plus avoir à chevaucher Ollie et l'effrayer (les claquements des roues d'Ollie contre le sol causait souvent aux chats qu'il rencontrait de faire le dos rond). (...Même s'il n'appréciait pas leur faire peur, Rusty n'était pas sans savoir que sa réserve à lui n'était pas nécessairement la leur ; il y avait des chats, de ce monde, qui lui avaient sauté dessus toute griffes dehors sans préambule.)

— Je ne te dérange pas, j'espère ?
— Ne vous en faites pas, j'attends un ami.
— Je m'appelle Mimosa... Et toi ?

Mimosa... Ses oreilles s'agitèrent. Juste Mimosa? Au même titre que lui, il s'appelait juste Rusty? Peut-être que cela signifiait qu'elle ne venait pas des Clans? Elle était encore trop loin pour qu'il puisse déceler une quelleconque odeur sur elle, et il était de toute manière trop fatigué pour lui de le remarquer.

— Je suis Rusty! »

Bah! Même si.

Même si elle venait des Clans, il appréciait qu'elle se présente à lui, lui demande si sa présence le gênait, et lui offre son nom sans même qu'il n'ait à lui demander. Les falaises n'appartenaient à aucun Clan en particulier et qui sait, peut-être que Mimosa, comme lui, était juste venue chasser. Sentant son poil plus rêche après toute une nuitée sans faire sa toilette, Rusty lécha rapidement sa patte, se la passa dans le visage et relança la jeune et gentille Mimosa d'une question:

— « Vous aussi, vous êtes êtes venue ici pour chasser, Mimosa?

Une bonne fille restait douce, polie, gentille; elle respectait ses aînés, le Code, le Clan des Étoiles, chassait pour ses proches, sa famille, savait quand sortir les griffes et quand être diplomate, choisir ses batailles et aussi saluer. Une bonne fille gardait un sourire léger, en permanence, entre fleurs de bleuet-délicatesse, d'édelweiss-paix, de lys-douceur et de pivoine-modestie. À cet étrange bouquet, pour une bonne fille, s'ajoutaient l'érable, le mimosa, le nénuphar, le cerisier: une bonne fille était réservée, sensible, pure et bien éduquée. Une bonne fille savait quand parler, mais aussi quand se taire, et quand écouter. Une bonne fille se dévouait aux autres, suivait les règles - et Mimosa voulait être une bonne fille.

Elle n'était pas douée pour le combat, parce qu'elle ne l'aimait pas - elle chassait.
Elle n'était pas heureuse de sortir les griffes, ce n'était pas elle - elle était diplomate.
Elle n'aimait pas considérer tout inconnu comme un ennemi - mais elle savait saluer.
Elle était parfois trop timide pour parler, mais une chose était sûre - elle savait écouter.

Alors Mimosa, assise dans l'herbe que l'aube commençait à ourler de rosée, près de l'orée des falaises, le soleil naissant dessinant ça et là les ombres bleutées des bois, écoutait, saluait. Parce qu'elle voulait simplement - être une bonne fille.

« Oh- bonjour! »

Il y avait une sorte de surprise dans les yeux du chat, des orbes de ciel, d'eau et de turquoise, aux pupilles noires comme les pierres, les pattes de son étrange compagnon, brillantes comme des étoiles. Une surprise, aussi, dans sa voix, parce qu'il ne s'attendait pas, de toute évidence, à cette jeune fille qui était apparue d'entre les arbres, nimbée de ténèbres mais les prunelles, perles d'ambre et de miel, pleines d'une lumière intense, comme deux petits soleils. De la surprise, et pourtant, quelque part, presque du soulagement: il avait peut-être rencontré d'autres chats de Clan, auparavant... Et tous n'étaient pas aussi doux que la jeune fleur, dans cette forêt - tant pis, cette rencontre serait à jamais leur jardin secret. Le solitaire répondit, courtois et gentil, ôtant également à l'apprentie un poids des épaules:

« Ne vous en faites pas, j'attends un ami. »

Un ami des Clans ? Un ami... Du Tonnerre ? De la Rivière ? Du Vent ? Mimosa s'interrompit un instant, des floraisons d'espoir, cœur d'enfant encore, à la recherche d'un signe quelconque approuvant ses décisions, ses rêves d'ailleurs et ses amitiés, dans le secret de son âme. Un ami... De l'Ombre ? Mimosa observait le nouveau venu, avec curiosité, ses oreilles s'agitant et sa tête se penchant légèrement pour considérer le mâle brun; il avait l'air gentil, doux, amical... Voudrait-il d'elle comme amie, également ? Les amis prennent soin les uns des autres: tout en le regardant, la petite bouton d'or remarqua que les yeux brillants de Rusty semblaient fatigués, inquiets, que sa fourrure formait un désordre tel un grand nid d'oiseau, qu'il regardait autour, comme en une recherche, et, se rappela qu'il ne l'avait pas remarquée - pas entendu, pas sentie - avait qu'elle s'annonce. Il semblait épuisé, si l'on regardait bien. Les amis prennent soin les uns des autres - et Mimosa avait toujours préféré prendre soin des autres, pour chasser de sa tête ses propres pensées tourmentées, s'oublier, pour ceux qu'elle aimait. Alors:

« Je suis Rusty! »

Peut-être que Rusty pouvait être son ami.

« Il a du retard, ton- pardon, votre ami, monsieur Rusty ? »

Deux questions s'entrecroisèrent, le mâle faisant au fil de la discussion un petit brin de toilette, et la jeune fille, en miroir, l'imitant, esquissant, le cœur lourd, un demi-sourire triste. Le soleil flamboyait, rose, écarlate, pêche et or - pour elle, cependant, étourdie, endeuillée, le jour ne se levait plus. Parler de ce qu'on ressent, en revanche, c'est parfois difficile, que ce soit d'exprimer, ou de trouver quelqu'un pour écouter; parler de ce qu'on ressent, c'est parfois difficile, et c'était pour cela qu'il était plus simple de tenir des conversations sages, policées, des conversations qui ne touchaient pas trop à ces âmes meurtries, écorchées et blessées. Les émois de l'âme avaient tous des noms, pour l'adolescente à fleur de peau, le cœur sur la main et le cœur fissuré; Nuage de Violette, Papillon de Lune, Caresse du Vent, Nuage des Vents et Nuage d'Alizé, Maudit...

« Vous aussi, vous êtes êtes venue ici pour chasser, Mimosa? »
« Non. » souffla-t-elle, simplement. « Mais moi, personne ne m'attend. »

Ses proches se divisaient, entre l'ombre et la lumière;
Et d'autres, comme elle, vivaient, erraient sur terre.
Mimosa détourna la tête pour cacher son visage
Juste quelques secondes - et une larme orpheline.
Comme elle.

« Il a du retard, ton- pardon, votre ami, monsieur Rusty ? » Si Monsieur Houx avait du retard? Non - enfin, peut-être que Monsieur Houx avait choisi d'arriver plus tard? Peut-être que Rusty s'était même trompé de nuit qui sait! Monsieur Houx pouvait être en retard mais il se pouvait que ce soit Rusty, qui soit en avance...

Au lieu d'y penser, Rusty détourna le sujet. Il détourna le sujet non plus sur le rendez-vous mais sur la nature de celui-ci. Il ne voulait pas faire face à la possibilité qu'une autre promesse ne se soit retournée contre lui. Et ses oreilles se plaquèrent car elles ne voulaient pas l'entendre, pas même en pensées.

— « Non. répondit Juste Mimosa, qui ne venait pas ici pour chasser. « Mais moi, personne ne m'attend.
— Per--?

La voix de l'abyssin s'éreinta dans le fond de sa gorge - de fatigue, de chagrin. Personne ne l'attendait? Qu'est-ce qu'elle voulait dire? Sa patte, qu'il léchait, se reposa au sol en écartant les phalanges, comme pour bien s'y appuyer, et se rassurer que son appui était stable, s'avançant juste un peu pour interroger la pauvre du regard.

— Q-q.. qu'est-ce que tu veux dire, Mimosa? P-personne ne t'attends? Tu, ton-- Rusty à qui on avait appris à anticiper les mouvements et les demandes anticipa la conversation: toi aussi, ton humain est parti?... »

Mimosa n'avait pas bougé, tandis que monsieur Rusty l'écoutait, oreilles frémissantes, sa patte se reposant au sol, toilette improvisée et émotions contraires; elle n'avait pas bougé, et, pensées lointaines, elle s'envolait. Dans un ciel où les nuages cachaient les constellations, à la recherche peut-être d'une étoile filante pour lui confier ses vœux. Dans un ciel qui, jadis, semblait-il, lui avait donné son nom d'apprentie. Quel nom aurait-elle, devenue guerrière ? Mimosa Fané ? Mimosa Brisé ? Ou juste Mimosa... Pour la première fois, la jeune fille ne se sentait plus à l'aise, non seulement dans son rôle mais aussi dans son Clan - et pour la première fois, la jeune fille ne se sentait peut-être plus à l'aise dans la vie, aussi. Mais personne ne s'en rendait compte. Parce qu'elle mentait, souriait, silencieuse, et douce, et calme - la bonne fille, l'enfant sage. La petite fille modèle, toujours. Et derrière les masques portés depuis longtemps, son cœur se brisait, son âme se mourait. Mais elle chassait, s'entraînait, et elle souriait, alors... Personne ne voyait.

« Per--? »

Per-e.
Étoile Maudite.
Son grand sapin, son papa, son modèle...
Maudit. Tristesse. Souffrance. Folie.

Per-fectionniste.
Travailler, s'entraîner, se dévouer.
Pour le Clan, pour Chant d'Alouette, pour sa famille.
Pour maman Papillune, papa Étoile et la fratrie fleurie.
Toujours.

Per-fection.
Ses proches, amour, famille et amitié.
Son cocon, son refuge, sa force et son courage.
Sa vie, son espoir, son but et plus que tout, sa maison.
Ceux qu'elle aimait.
À jamais.

Per-cevoir.
La tristesse des autres.
Les émotions, les sentiments, la joie, la peine
La colère, la tendresse, le calme et la tempête.
Mais personne pour lui rendre.

Per-formante.
Parce que si elle avait été plus forte, plus vive
Plus combattive, plus déterminée, plus flamboyante
Si elle avait été plus Aulne et plus Violette
Si elle avait été Plus, alors peut-être
Que maman serait là. À nouveau.
Encore.

Per-le.
De rosée qu'on cueille sur un pétale de fleur.
De miel qu'on dispute aux abeilles, enfants.
De pluie qui tombe aux portes de la pouponnière.
De nacre, un trésor qui décore un nid, éclat de lune.
D'ambre, cadeau d'un garçon, autrefois, au Cirque, au vent.
De nuit, d'étoiles, de vie; des prunelles qui brillent et des rires infinis.
Et puis
Les larmes
Aussi.

Per-i.
La guerre. Le sang. Les griffes. Les cris. La mort.
Des yeux qui ne voient plus, des hurlements, de la souffrance.
Une terreur si intense qu'elle vous broie plus sûrement que les monstres.
Des amis qui s'affrontent, des ennemis qui s'enfuient. Des chatons orphelins.
Et les landes, et les ombres, et les falaises, et la chute. Et la fin.
Papillon a les ailes brisées, et le soleil dévorant a effacé la lune.

Per-due.
Mimosa est seule, une fleur vite cueillie;
Une enfant, juste un peu, abîmée par la vie.
Mimosa est là, au milieu des ombres. Pas de couleurs.
Pas de lumière. Elle guette les étoiles, qui semblent la renier.
Parce que, peut-être, elle n'était pas assez. Rien ne compte plus.
Les masques tombent. Adieux aux arcs-en-ciel, à la lune, au soleil.
Ils ont gagné, elle a perdu. Elle est perdue.

« Q-q.. qu'est-ce que tu veux dire, Mimosa? P-personne ne t'attends? »

La voix de monsieur Rusty s'était éteinte, comme tous les astres.
Papillon de Lune, Étoile Maudite, Feuille de Houx... Chant d'Alouette s'effaçait.
Nuage de Violette souffrait. Bouquet de Muguet se faisait détester.
Et qui serait le prochain ? Souffle de l'Ouragan ? Nuage d'Aulne ?
Nuage de Lys ? Dent de Sabre ? Esprit Lent ? Soucieux ? Un des chatons ?
Monsieur Rusty ? L'amour de Mimosa était aconit, ciguë et digitale.
Empoisonné. Mortel. Et s'il devenait son ami, il souffrirait, pas vrai ?

« Tu, ton-- toi aussi, ton humain est parti?... »

À cet instant seulement, Mimosa comprit une chose: elle ne le protégerait pas - Rusty souffrait déjà. Alors, elle s'approcha, juste un peu, doucement, leurs fourrures brunes, caramel et chocolat, s'harmonisant tandis que les prunelles d'eau et de soleil contrastaient - leurs souffrances s'unissaient, malgré leurs différences. L'adolescente, peinée, secoua juste un peu la tête. Non. Mais, supposait-elle, en y réfléchissant... Puisque les Bipèdes, les humains, étaient la famille des chats domestiques, alors... D'une certaine manière, la peine était pareille. Est-ce que monsieur Rusty, lui aussi, tentait de se convaincre que ce n'était pas réel, qu'il suffisait d'attendre et qu'il, qu'ils reviendraient ? Que tout irait mieux, que tout irait bien ? La voix de l'apprentie était douce, cristalline, et infiniment triste aussi, quand elle souffla:

« Non, monsieur Rusty. Je... Je ne suis pas domestique. Je viens des Clans.
Vous connaissez ? J'appartiens à celui de l'Ombre, et moi... J'ai perdu ma maman. »

Elle détourna la tête, les yeux brillants de larmes.
Que dire de plus ? Que lui raconter, que confier ?
De toute façon, ça ne devait pas l'intéresser;
Leurs deux mondes, claniques et domestiques, étaient opposés.
Et puis, finalement, réalisa Mimosa, sa voix, elle aussi, l'avait

A b a n d o n n é e

Lentement, Juste Mimosa s'avança vers lui - plus que d'un seul pas, elle s'avança jusqu'à ce que son poil marron et rayé rencontre son colorpoint cannelle dans une étreinte spontanée qui surpris un peu l'abyssin, relevant timidement l'oreille pour écouter. Écouter son souffle, écouter sa voix, écouter son coeur qui battait sans se saccader car l'espace d'un instant la panique l'avait prit au sien en se demandant si quelque chose n'allait pas encore se produire devant lui. Quelque chose comme une toux. Quelque chose comme des glaires. Quelque chose comme le sentiment de voir quelqu'un sans ne plus avoir l'impression que qui que ce soit ne se trouve dans ce qu'on voit...

— « Non, monsieur Rusty. Je... Je ne suis pas domestique. Je viens des Clans. Vous connaissez ? Il hocha sa tête. J'appartiens à celui de l'Ombre, et moi... J'ai perdu ma maman.
— -- ... »

L'abyssin reserra son étreinte avec la jeune clanique. Elle venait du Clan de l'Ombre, le Clan de Madame Fée, le Clan de Monsieur Houx, et elle avait perdu sa maman, et il entendit le moment exact où sa voix la quitta pour pleurer. Il voulut pleurer avec elle, mais quelque chose l'en empêcha et tout deux chats peinés qu'ils étaient furent graduellement illuminés par le soleil qui étirait ses rayons avec délice, frais de toute sa nuit de repos (contrairement à eux). Mais il y eut du bon à sa veillée. Car sans son énergie habituelle Rusty put se faire plus calme, plus posé, et il entrouvrit sa gueule sur un souffle et sur des mots qui ne lui étaient pas étrangers:

— « Je... suis désolé pour ta maman, Mimosa...

La peine de Mimosa était fraîche comme une griffure sur la peau - ses cicatrices sur la sienne lui firent mal, et il plissa les paupières, les clot avec force et fronça ses broussailleux sourcils blancs, avant de légèrement relâcher la tension en levant un sourire faible et fatigué à sa nouvelle amie:

— Ne t'en fais pas, La Fée des Étoile prendra soin d'elle... Elle va la réveiller toutes les nuits pour qu'elle puisse veiller sur toi, quand tu dors. Et gare à elle si elle ne le fait pas! »

Rusty fit lentement remonter ses oreilles sur sa tête, redonnant la forme triangulaire et rebondie à son port.

— « Comment elle s'appelait?...

Même si sa voix l'avait quittée, peut-être lui restait-il assez de forces rien que pour dire un nom - et à ce nom il dédierait une prière.

La fourrure de monsieur Rusty était douce, comme une brise légère ou une eau fraîche sur une blessure, une brûlure, la jeune fille le cœur à vif hoquetant de sanglots au creux de ces poils blancs, crème et caramel. Elle pleurait pour Papillon de Lune, elle pleurait pour Étoile Maudite, elle pleurait pour la guerre que Nuage de Violette n'avait jamais voulue et pleurait pour la patte tordue à jamais de sa grande sœur si vive, si flamboyante. Elle pleurait pour Nuage de Soleil, pour Nuage d'Alizé qui ne verrait jamais plus - ni ses proies, ni ses sœurs, ni une future famille -, elle pleurait pour Nuage des Vents, son amie guérisseuse, caractère si glacé mais cœur d'or, au fond, une dualité qu'exprimaient ses beaux yeux. Elle pleurait pour Caresse du Vent, pour le Cirque, les promesses, pour les blessures qu'elle n'avait jamais souhaitées, inscrites dans son âme aussi douloureusement que sur la peau de celui qui était son ami. Elle pleurait pour le Clan, pour Feuille de Houx, pour Chant d'Alouette, aussi, et pour son ancienne vie. Elle pleurait pour les Étoiles, muettes et si distantes, auxquelles ils devaient croire, mais tellement impuissantes, auprès d'un meneur sourd, leur guérisseur soucieux encore plus que d'ordinaire. Elle pleurait pour Muguet, elle pleurait pour les chatons. Et elle pleurait pour sa famille brisée qui, jamais, jamais, ne redeviendrait comme elle l'était. Elle pleurait pour tout ça - et quand son camarade d'aube, lentement, s'exprima, elle n'avait plus de larmes.

« Je... suis désolé pour ta maman, Mimosa... »

Pas autant que moi, pensa la jolie fleur d'or.

Monsieur Rusty, dans les premiers rayons de cette sombre aurore, avait plissé les yeux, fermés à s'en fendre les paupières, ses sourcils faisant des formes qui, dans une autre époque, auraient fait rire Petit Mimosa, Muguet et tous les autres. Quand enfin, comme une corde d'arc qui relâche sa flèche, il se détendit, un sourire triste, doux, mais épuisé aussi, se dessina sur son visage. Un sourire, dont les commissures de lèvres semblaient trop lourdes pour se lever, parce que le deuil pesait plus que les Quatre Chênes, la Pierre de Lune, le Promontoire et les Hautes Pierres ensemble. Un sourire, dont la courbe, peut-être, était un peu douloureuse - comme une cicatrice, quand les premiers temps, Esprit Soucieux et Nuage du Corbeau faisaient travailler des guerriers s'étant blessés. Un sourire un peu fragile, comme les premiers pas d'un chaton. Mais ce sourire pâle, c'était comme un soleil, ou un croissant de lune: le premier astre que Mimosa voyait, depuis, semblait-il, mille et une années. Alors, elle sourit, juste un peu, elle aussi.

Il est vraiment gentil... Mon nouvel ami.

« Ne t'en fais pas, La Fée des Étoile prendra soin d'elle...
Elle va la réveiller toutes les nuits pour qu'elle puisse veiller sur toi, quand tu dors.
Et gare à elle si elle ne le fait pas! »

L'image fit doucement rire la floraison d'ambre et de soleil, accompagnée des mouvements d'oreilles de monsieur Rusty qui, décidément, devait être un des chats les plus expressifs qu'elle eut jamais vu ! Pourtant, dans cette joie décidément douce-amère, quelque chose fit tiquer Mimosa. Fée ? Fée ? Avait-il dit ce nom là au hasard ? Et puis... Les Étoiles ? Le chat caramel connaissait les Clans, à présent, l'apprentie ne pouvait qu'en être sûre, et soudain, l'image d'une ancienne, qui avait appris ses premières plantes à Muguet, et quelques unes aussi à Mimosa par extension, l'ancienne guérisseuse, la mentor d'Esprit Soucieux, s'imposa à la fille d'Étoile Maudite. C'était Envol des Fées, sa silhouette, sa voix, ses couleurs si vives malgré les lunes passées à jouer à cache-cache dans le jardin de la mémoire de l'ancienne chatonne ! Madame Fée, disait Petit Muguet. Tatie Fée, rétorquait Petit Mimosa. Fée des Étoiles, faisait monsieur Rusty comme un écho. Envol des Fées.

L'espace d'un instant, les pensées de la brunette, apprentie guerrière mais guérisseuse dans l'âme, s'étaient envolées, elles aussi - la voix de monsieur Rusty, cependant, la ramena, pétales flottant dans le vent, vers la réalité, loin de l'azur, et pourtant tout près des mirettes bleutées du chat qui demandait:

« Comment elle s'appelait?... »

Maman, aurait voulu dire Mimosa, redevenue petite fille.

« Pap-... » Sa voix n'obéit pas.
« Papillune. » Encore un effort.
« Papillon de Lune. »

Finalement, sa mélodie cristalline, musique de la pluie et des larmes et de l'eau, sa jolie petite voix, obéissait encore... Grâce à monsieur Rusty ? Est-ce qu'il savait faire de la magie ? Est-ce que lui aussi, tutoyait les Étoiles, comme faisait tatie Fée ? Lui parlait-il, à elle ? Et puis, loin des constellations, suivant la voie lactée et les étoiles filantes, est-ce que sur cette terre, il avait des amis ? Dans les Clans ? Dans son Clan ? Un regain de curiosité enflammant ses prunelles d'or, d'ambre et de soleil, Mimosa chuchota:

« Dites, monsieur Rusty, comment vous connaissez la Fée des Étoiles ? »

Et puis, même si poser trop de questions d'un coup c'était bien impoli.

« Est-ce que vous connaissez d'autres chats de Clans ? Et qui vous attendiez ?
Et ce sont vos amis ? Et puis... Monsieur Rusty, pourquoi t'es seul ici ? »

Elle baissa les oreilles, chocolat et rayures un peu tristes, soudainement.
Parce que la bonne fille, hélas, ne savait que trop bien qui était cette amie
Celle de ceux qui n'en ont pas d'autres ou qui les ont perdus
Cette terrible amie qui se love dans votre cœur, puisqu'il y a la place
Qui se fait un nid de votre âme, un tas de proies de votre tête
Et qui, finalement, chatonne, apprentie ou guerrière, ne porte qu'un seul nom:
Oui, décidément, Mimosa ne savait que trop bien qui était cette amie qu'on appelle

S o l i t u d e

Il comprenait. Comme c'était difficile d'appeler un nom qui n'y répondrait plus jamais. Mais ils avaient du temps, il était là, et Ollie n'irait nul-part sans lui, alors il l'encouragea en hochant la tête pendant qu'elle réapprivoisait sa voix.

— Pap-... Elle fit. Tout bas.

Mais pas d'inquiétude, il l'entendit, et il remua les oreilles lorsqu'elle tenta: « Papillune. » Toujours pas, mais Mimosa reprit, et en découpant toutes ses syllabes, de sa jolie voix retrouvée, certes chargée, elle dit:

« Papillon de Lune. »

— Papillon de Lune, répéta Rusty, en fermant les yeux, en espérant que sa voix à lui soit portée par le vent jusqu'au plafond d'étoiles invisibles qui s'étaient couchées à l'aube.

— Madame Fée, offrez à Papillon de Lune une place aux Étoiles comme quand vous m'en avez offerte une dans votre Arbre Creux. Mais ne lui offrez pas de plantes hein, vous vous souvenez ce qui s'est passé la dernière fois! »

Il s'assura de parler très fort, le nez levé vers le ciel, les muscle campés d'une posture solide pour qu'aucun coup de vent ne le fasse flancher. Il y avait cette complicité dans le ton, sa prière ressemblant plus à une sorte de réprobation gentille entre deux amis. Sa vieille amie lui manquait, mais il avait foi qu'elle sache bien s'occuper de toutes les Étoiles autant que toutes ces Étoiles s'étaient occupées d'elle du temps où encore elle vivait. Elle vivait encore! Mais... différement.

Comme Papillon de Lune, maintenant.

— « Dites, monsieur Rusty, comment vous connaissez la Fée des Étoiles ?

Les grandes oreilles de l'abyssin se redressèrent en même temps qu'il baissa la tête pour croiser les yeux curieux de Juste Mimosa qui semblait avoir retrouverl'usage de sa voix. Il sourit, comblé de voir que sa prière avait fonctionné.

— Est-ce que vous connaissez d'autres chats de Clans ? Et qui vous attendiez ? Et ce sont vos amis ? Et puis... Monsieur Rusty, pourquoi t'es seul ici ?
— Ah-   euh-   ben- ...

Elle baissa ses oreilles, et il pencha légèrement la tête, à leur hauteur, ramenant sa queue vers lui en concédant de répondre à toutes ses interrogations histoire de la distraire de son malheur.

— La..., la Fée des Étoiles était mon amie, c'est elle qui m'a enseignée leur Parole... Elle a guéri ma blessure (il désigna les griffures sur son poitrail), et m'a appris à utiliser quelques plantes, pour, euh, aider des amis à moi qui allaient avoir des petits.

Il eut un petit rire.  Ils venaient de la Forêt, mais j'ai des amis partout. Il y a Monsieur Brasier, à la Rivière, la Frimousse, du Clan du Vent, et Muguet et son frère Crocs dans le bourbier, que j'ai aidé à faire naître...

Il poussa un soupir et leva à nouveau les yeux au ciel, pour regarder les nuages qui apparaissaient, l'atmosphère dénué du découpage urbain qui avait décoré toute sa vie... Son sourire se fit plus sincère, redescendant sur terre:

— Je ne suis pas tout seul Mimosa, tu es là, toi. Et Ollie aussi!

Mon ami a juste un peu de retard, je crois.

Succédant au silence respectueux et doux de monsieur Rusty attendant qu'elle retrouve sa voix, comme le soleil succède à la lune et aux étoiles, comme le jour à la nuit, la voix de ce nouvel ami que Mimosa s'était fait loin des Clans, avec en filigrane leurs peines qui flamboyaient en harmonie avec l'aurore pêche, rose et or et leurs cœurs battant à l'unisson malgré les mondes qui les séparaient, s'éleva dans la brise jusqu'à la voûte céleste d'un bleu doux où les dernières étoiles muettes se cachaient dans les nuages et la lumière éclatante. Là, la mélodie au caractère presque sacré malgré l'être profane qui s'adressait aux constellations s'élança vers les oreilles des félins d'autrefois, qui s'étaient assoupis quand les autres se levait. Leur chasse, après tout, était achevée... Silencieuse, la jolie fleur d'or, jeune ombreuse, observait, écoutait, touchée impressionnée: le solitaire parlait avec quelque chose dans la voix qu'elle n'était pas sûre de comprendre, quelque chose d'étourdissant de magie, de beauté, quelque chose qui, elle en était sûre, convaincrait les étoiles d'écouter. Loin de la Grotte de la Vie si chère aux guérisseurs, il lui sembla qu'ils avaient trouvé, dans un monde qu'ils réécrivaient, d'autres Hautes Pierres auprès desquelles communier avec les ancêtres. Le monde disparaissait, et pourtant, tout paraissait plus clair; tout était pareil, mais tout avait changé. Le monde était nouveau, soudain, et Mimosa voulait croire, faire renaître l'espoir. Parce que les braises bien malmenées de sa foi, dans le camp, si triste désormais, ne demandaient rien d'autre que de s'embraser. Alors elle le laissa parler, se contenta d'écouter. Ils fermèrent les yeux, laissèrent leurs cœurs déployer leurs ailes pour s'envoler, au milieu des oiseaux. Et là, dans les rayons de l'aube à la cime des falaises, loin de tous et de tout, près des prairies argentées - ils laissèrent leurs âmes communier. Une étrange prière, un peu tendre, un peu amicale, un peu drôle, aussi; peut-être un peu bancale et un peu fissurée, aussi, mais... Eux aussi l'étaient.

« Papillon de Lune » avait dit Rusty.
« Maman. » ajouta tout doucement Mimosa.

Quel lien pouvait bien avoir monsieur Rusty avec les guerriers d'autrefois, lui qui tutoyait les constellations, et nommait la fée de l'ombre, ancienne guérisseuse devenue astre scintillant, son amie ? Quel lien pouvait-il créer, lui qui était solitaire et qui, pourtant, semblait connaître davantage des secrets, davantage des mystères, du Clan des Étoiles que beaucoup de félins de tonnerre, d'ombre, de vent et de rivière ? Quel lien, lui, le paisible n'appartenant à aucun des quatre Clans sur lesquels leurs ancêtres veillaient ? Quel lien, pour le chat d'autremonde, entre nature et cité, entre maison et forêt ? Quel lien pouvait bien avoir monsieur Rusty avec ceux en qui Mimosa croyait, et à qui il parlait ?

« Madame Fée, offrez à Papillon de Lune une place aux Étoiles
comme quand vous m'en avez offerte une dans votre Arbre Creux.
Mais ne lui offrez pas de plantes hein,
vous vous souvenez ce qui s'est passé la dernière fois! »

Une nouvelle interrogation, inquiétante, douloureuse, celle-là, fit trembler les murs du palais de rêves que l'aide guérisseuse recréait lentement; construire des châteaux dans le ciel, c'était prendre le risque de tomber des nuages, comme Icare se brûlant les ailes en courtisant Apollon... Mais les murs tenaient, parce que Rusty était là, dans le présent, répondant à ses questions, et que les suivantes, celles parlant du futur, pouvaient attendre encore un, deux, trois, ou mille ans. Parce qu'il est des pensées qu'on chasse, très longtemps; parce qu'on retarde, le plus possible, de terribles moments. Les palais s'envolaient toujours, Apollon était tendre, commençant sa course et illuminant avec une sorte de délicatesse leur bulle hors du temps. Monsieur Rusty racontait, ses amis et sa vie. Mimosa faisait ce qu'elle savait, ce qu'elle aimait - elle écoutait.

« Ah- euh- ben- ... »

Les mots tombaient goutte à goutte, d'abord, comme une fine pluie d'été.
Puis ils se bousculèrent, averse, puis torrent. Et enfin, les flammes de la souffrance
S'éteignirent - ne serait-ce que pour un moment. La Fée des Étoiles revivait
Dans ce que disait Rusty. Et Mimosa, à cet instant, comprit une chose:
Tant qu'on parle des gens, ils vivent éternellement.
Avec nous. Dans les esprits, les cœurs, les âmes.
Tant qu'on ne les oublie pas, tant qu'on les aime.

Alors toi, maman, tu vivras pour toujours.

« La..., la Fée des Étoiles était mon amie, c'est elle qui m'a enseignée leur Parole...
Elle a guéri ma blessure, et m'a appris à utiliser quelques plantes,
pour, euh, aider des amis à moi qui allaient avoir des petits.
Ils venaient de la Forêt, mais j'ai des amis partout.
Il y a Monsieur Brasier, à la Rivière, la Frimousse, du Clan du Vent,
et Muguet et son frère Crocs dans le bourbier, que j'ai aidé à faire naître... »

Mimosa savait écouter, mais cette fois, même pour elle, le silence était impossible.
Il éclata comme une bulle de rosée sous les pattes d'un chaton
Comme un morceau de glace qui s'écrase au sol. Et sa voix-mélodie, incrédule, ravie:

« Tu connais Muguet ? Et les plantes ? Toi aussi ?!
Muguet est mon amie, mon amie de plantes !
Elle est devenue guerrière, tu sais ?
Bouquet de Muguet, qu'elle est !
Et elle a des petits - que j'ai aidés à naître ! »

La phrase suivante de monsieur Rusty la ramena à un silence respectueux, malgré ses yeux brillants, son esquisse de sourire émerveillé, enfantin, ses oreilles bien droites et sa silhouette frétillant toute entière, emplie de souvenirs si brillants qu'ils semblaient trop intenses, trop joyeux pour que son écorce si fine, si délicate, corps de petite danseuse, le renferme entièrement. Un bonheur si puissant qu'il balaye tout, comme les landes par le vent; un bonheur si étincelant qu'il éblouit davantage que les éclairs; un bonheur si tumultueux qu'il emporte tout le reste, comme la rivière au printemps quand elle devient torrent. Un bonheur de l'Ombre, qui rallumait les étoiles auprès de sa maison. Parce qu'il y avait son amie, qu'il y avait les chatons. Mimosa parlait juste par son attitude - mais, silencieuse amie, elle écoutait. Toujours.

« Je ne suis pas tout seul Mimosa, tu es là, toi. Et Ollie aussi! »

Toujours.

« Mon ami a juste un peu de retard, je crois. »

La curiosité de la jeune apprentie, un jour, la perdrait;
Un jour prochain, peut-être - et peut-être celui-ci ?
Petite fille aux prunelles de soleil, elle demanda:

« Il est d'où, ton ami ? Et puis... C'est qui ? »