Chassons ▬ Saumon Vif -end

Saumon Vif, fraîchement nommé guerrier, n'avait pas été ménagé ces derniers jours; en effet, le grand matou sable avait dû répondre présent lors de nombreuses patrouilles, particulièrement de chasse. Pour autant, il était dans la période de sa vie où son corps se portait pour le mieux; dans la fleur de l'âge, comme aimait à dire sa mère. Ainsi, le jeune guerrier ne ressentait guère la fatigue. Bien entendu, son corps avait ses limites mais sa détermination à prouver au reste du Clan qu'il avait changé le rendait plus résistant. Il refusait qu'on le prenne encore pour le petit apprenti craintif et lâche. Nuage de Saumon était mort.

C'est aussi pour cela qu'il avait pris l'habitude depuis quelques levers de soleil de se réveiller à l'aube afin de participer à la patrouille frontalière. Il n'était pas rare que certains félins soient habitués à telle ou telle patrouille après tout; et il le savait, cet horaire en particulier était assez déprécié par ses camarades. On l'envoyait régulièrement à la chasse ou à la pêche l'après-midi car il s'agissait de son domaine de prédilection; ainsi, s'il lui laissait le choix, Saumon Vif savait que Douce Orchidée préférerait l'envoyer remplir le tas de gibiers. Depuis l'Assemblée Rouge et après qu'il se soit remis du décès de son père, le guerrier au menton blanc ne pouvait s'empêcher de penser à de futures représailles avec le Clan du Tonnerre : il avait besoin de ça, de les voir à leur tour tristes et désarmés. Après tout, il n'était même plus trop sûr de les considérer comme des chats, comme ses égaux.

Mais aujourd'hui, tout était calme sur les terres du Clan de la Rivière et Saumon Vif rentra presque dépité au Camp en milieu de matinée. Le Camp était vide; entre son départ en patrouille et son retour, la plupart de ses congénères étaient sortis entraîner leurs apprentis ou encore patrouiller. Alors qu'il s'apprêtait à s'accorder un brin de toilette, le matou haut-sur-pattes aperçut Patte de Loutre qui se dirigeait vers lui. Le vétéran brun ne lui était pas inconnu; durant son apprentissage, ils avaient passé beaucoup de temps afin de perfectionner le plus jeune dans la nage et le combat en milieu aquatique. Le mâle aux yeux bleus lui avait beaucoup appris et Saumon Vif avait beaucoup de respect pour son aîné.

« Ça te dit d'aller chasser ? J'ai excessivement faim et le tas et vide ; ça permettra de garnir le tas, lui proposa alors le vétéran.
- Bien sûr, il serait indécent de se reposer avec un tas de gibiers vide ! Je te suis. »

Comme promis, le tout jeune matou sable ne fit que talonner le chasseur expérimenté; il apportait beaucoup d'importance à la hiérarchie et aux petits détails du genre. Et puis, il savait que le guerrier méritait le respect qu'il lui offrait.

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Alors que les deux mâles cheminaient de plus en plus loin de leur Camp, Patte de Loutre se plaça à hauteur du plus jeune, paraissant enclin à la discussion qu'il engagea d'ailleurs :

« J'ai vu qu'on ne te ménage pas depuis que tu es guerrier. J'espère que tu tiens le coup quand même ? Comment vas ton frère aussi ? »

La première phrase arracha un petit sourire au matou sable; il avait idée qu'il était très occupé depuis qu'il avait perdu sa particule Nuage. Mais cela ne le dérangeait pas, au contraire il aimait patrouiller le long de la frontière avec le Clan du Tonnerre autant qu'il aimait pêcher pour ses camarades.

« Oh oui, oui je tiens le coup. » commença-t-il. « Quant à Croc de Brochet, il ... » Le jeune guerrier hésita un instant, comme s'il n'était pas certain qu'il pouvait parler du sujet avec le vétéran à la pelisse brune. Mais il reprit quelques secondes plus tard : « enfin, je sais qu'il a du mal à faire le deuil de Ciel Orageux. »

Le jeune guerrier laissa tomber ses oreilles et sa queue, penaud. Même si son frère aimait à prétendre qu'il était le plus fort et que tout allait bien, Saumon Vif l'avait déjà surpris à contempler la rivière de longues minutes... et ne vous méprenez pas, Croc de Brochet n'était pas un rêveur. Souvent d'ailleurs, retrouver son fraternel aussi seul -lui qui était extraverti- et désolé ne faisait que nourrir la colère du mâle au menton blanc. Son frère n'avait pas à se sentir coupable des crimes de ces rats du Tonnerre ! Il n'avait pas tué leur père. Face à la tristesse et le sentiment de culpabilité que Croc de Brochet tentait vainement de lui dissimiler, Saumon Vif avait tout d'abord voulu se tourner vers leur sœur; Truite Argentée. Mais celle-ci l'avait repoussé; la douleur était encore trop vive, même pour la jolie féline mouchetée; elle ne pouvait aider Brochet en étant elle-même particulièrement affectée. Alors voilà, ils étaient tous les trois tout seuls. C'est ce que Saumon Vif ressentait chaque jour. Et ça, c'était à cause d'Étoile de Suie et de tous les chiens-chiens encore de ce monde qui l'avaient suivi. Qu'ils crèvent tous.

« Il se sent coupable, alors qu'il n'a rien fait ! Ce sont ces raclures du Tonnerre qui devraient se morfondre pour l'affront qu'ils ont fait aux Étoiles, et tout le mal qu'ils nous ont fait subir ! » Sa colère, bien que retenue, était tout à fait perceptible dans sa voix.

Saumon Vif était en colère. De toute façon, il ne s'en cachait pas. Il le savait, d'autres de ses camarades avaient également connu de lourdes pertes, et désiraient se venger également. Au fond, le jeune mâle espérait que son mentor occasionnel d'autrefois partage ces pensées, qu'il comprenne sa rage. Patte de Loutre était vétéran, des guerres, il en avait sûrement déjà vu. Le pêcheur haut-sur-pattes plongea le bleu de ses yeux dans les prunelles de son aîné, comme s'il cherchait une bénédiction chez le plus expérimenté. Avait-il le droit d'être si courroucé ? Avait-il le droit de se révolter face à une telle injustice ? Était-ce ainsi qu'agissait les bons guerriers, ceux que le faiblard Nuage de Saumon avait tant admiré auparavant ?

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Patte de Loutre était un matou emprunt de sagesse, et si Saumon Vif s'en remettait aujourd'hui au brun, c'était avant tout car il avait conscience de cet atout. Le vétéran répondit alors.

« J'ai moi aussi été jeune. Je comprends totalement ta réaction mais en grandissant tu verras que la vengeance n'est pas toujours la solution. C'est une période difficile que nous traversons mais je peux te promettre que toi, ton frère, et ta sœur vous en sortirez plus fort. Je comprends aussi ta rancœur envers le Clan du Tonnerre. » Le chasseur aux yeux bleus marqua une pause afin de reprendre son souffle.

Le jeune guerrier au menton blanc hocha la tête, digéra cette première salve de paroles. Ses deux grandes oreilles aux bouts arrondis dressées sur son crâne et son regard attentif étaient témoins de l'importance qu'il accordait à l'avis de son aîné.

« Je comprends aussi ta rancœur envers le Clan du Tonnerre. Tout le monde en a une, mais il faut comprendre aussi que certains guerriers ne soutenaient pas Étoile de Suie. Je ne défends pas le Clan du Tonnerre, loin de là, mais nous aussi nous avons pu faire des erreurs par le passé. Cette guerre était l'une de leurs erreurs et elle est désormais finie. C'est à nous de faire notre deuil comme il se doit. Tant que les guerriers auront une rancœur comme tu peux l'avoir, la paix n'arrivera pas sur nos territoires. »

A nouveau, Patte de Loutre se tut un instant, profitant de ce silence pour se gratter l'oreille. Saumon Vif, les sourcils froncés, semblait soudain moins prompt à accepter le point de vue de son camarade.

« Les Clans sont complexes Saumon Vif, et personne n'a le droit de juger leur fonctionnement. Chaque Clan fonctionne comme bon lui semble, mais ça, tu le comprendras lorsque tu auras acquis plus de maturité et d'expérience. Je ne me fais pas de soucis pour ton cas. Tu comprendras. »

Cette fois-ci, le plus jeune secoua la tête, comme pour en chasser quelque chose. Puis il cessa un instant, le regard porté sur le paysage, cherchant ses mots. Puis, finalement il répondit :

« Non, Patte de Loutre... Je crois que tu ne comprends pas... » Sa voix était étonnamment douce, contrastant avec la colère qui l'habitait de toute évidence. L'animal fauve planta ses yeux dans ceux de son ancien mentor irrégulier puis finit par expliquer sa pensée. « Ces bêtes immondes que tu oses encore appeler "guerriers"... Ils ont tout laissé faire. » Le guerrier haut-sur-patte accentua ses paroles d'une grimace courroucé, faisant se froncer ses babines. « Qui ne dit mot consent. Tu as eu écho de rébellion de l'autre côté de cette rivière, récemment ? N'as-tu pas vu de tes propres yeux ces charognes se jeter sur les nôtres, blessant de sang froid de jeunes novices dans notre propre Camp, arrachant la vie de nos deux lieutenants, privant des chatons de leur mère et assassiner mon père ?! » Il feula. Sa fourrure avait gonflé, et quant à sa queue, elle fouettait violemment l'air, signe d'animosité.

Ses muscles roulèrent sous sa fine peau de félin, tandis qu'il détournait le regard, conscient qu'il s'était laissé emporter par une haine dont il ignorait encore toute la dangerosité. Un moment passa, assez pour que ses poils couleur sable retrouvent leur position d'origine. Plus présentable au matou qu'il respectait tant, il reprit.

« Enfin, Patte de Loutre... Ils n'ont ni foi ni loi. Comment peux-tu parler de "fonctionnement" lorsque tout ce qu'ils ont fait ces dernières lunes, c'est de nous prendre tout ce que nous avions ?! Et par dessus tout, ce serait donc à moi de faire le deuil, à moi de pardonner, sous prétexte que "chacun fait comme il veut" ?! Pourquoi daignerai-je respecter un putain d'Code alors qu'ces grands fils de chien se permettent de faire couler le sang de ma propre famille ? » Puis, d'un ton sec il finit : « Quant à la paix, quel genre de vétéran es-tu pour y croire encore ? »

Serrant fermement les mâchoires, il accéléra et emboîta le pas à Patte de Loutre, ondulant la queue. Évidemment, le brun aurait toujours une place spéciale dans son estime mais sa naïveté troublait le jeune guerrier.

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