C'est que t'as l'âge d'être Grand-Père [Feat. Corne de Bouc] - abandon

C'était bizarre de se lever si tôt et d'aller de bon train vers la pouponnière avant de-... s'arrêter, car Neige, Chance, Source (et Chaleur) étaient tous Nuages, à présent.

C'était difficile pour lui de se défaire d'une habitude - surtout une habitude physique, motrice, maintenant tellement ancrée à sa routine qu'il n'avait même plus besoin d'y réfléchir pour l'exécuter. Petit Phoque était Nuage avec ses filles, et Ourse Polaire n'était plus l'une des reines de la pouponnière. Aller discuter avec elle ne serait plus pareil... Sa patte s'était figée dans son mouvement, et le bengal dut cligner des yeux, reculer la tête et consciemment la reprendre pour remettre les coussinets par terre, écartant les phalanges au poids qu'il pesa desssus. S'il n'avait pas besoin d'aller à la pouponnière, que faire? Un regard las sur le côté lui permis de voir un petit groupe de chasseurs revenir avec leur butin (ça aussi, ça faisait partie de leur routine) mais il n'avait pas envie de se joindre à eux.

Peut-être qu'il pourrait sortir de la forêt - il en avait légalement le droit maintenant, son nouveau rang, bien que le timing était étrange, lui permettait d'aller où il voulait pour garder de bonnes relations avec les autres Clans. Sa queue décrivit une courbe et il changea d'antérieur pour glisser une patte par-terre et s'en aller qu'un chat sortit de la pouponnière.

Ça aussi, c'était routinier, mais dans le mouvement de recul les yeux du Chanteur se confrontèrent aux yeux creusés de fatigue de quelqu'un qu'il n'avait pas tout à fait oublié. Un chat à la fourrure grise, au dos un peu long, un peu haut, soulevant ses côtes quasi visibles au travers de son poil rêche qui remontait son poitrail et se fournissait tellement au menton qu'il lui avait valu son nom:

— « B-bouc? Il n'allait pas risquer de l'appeler "Poil de Bouc" ou "Poil de Biche", et pour masquer sa précédente confusion il s'arma d'un sourire et d'une pique:

— --À la pouponnière? Ça pour une surprise! Tu viens visiter quelqu'un?

Des petites filles ou petits fils? C'est car vu son âge - Coup de Foudre tut l'air de jugement dans son regard en fermant les yeux, feignant l'insouciance.

Jamais de sa vie Corne de Bouc n'a connu pareil allégresse. Quelques jours auparavant, au beau milieu de l'après-midi, Joli Cygne a donné naissance à deux adorables petites boules de poils. Deux mâles en parfaite santé. Petite Souris et Petit Loir. Ses fils. A chaque fois que le vétéran y songeait, une bouffée d'émotion le prenait aux tripes et lui chuchotait que, finalement, la vie, elle n'est pas si moche que ça. Jamais il n'aurait cru, un jour, pouvoir se vanter d'avoir des petits. Il a toujours cru qu'il se contenterait d'être une figure paternelle pour certains, sans pourtant avoir droit à sa propre descendance. Mais Joli Cygne, dans sa grande bonté, lui a fait ce magnifique cadeau. Et depuis la naissance des deux chatons, Corne de Bouc vit dans une sorte de bulle de bonheur, flottant sur un petit nuage d'allégresse. Et pourtant … à le voir, personne ne pourrait s'en douter. Car malgré sa joie, le vétéran reste fidèle à lui-même et ne laisse aucune émotion déformer son visage. Seule Joli Cygne a le droit d'assister à des petits moments où le vieux matou perce sa coquille et laisse le bonheur tirer ses traits. Mais n'est-ce pas normal ? Après tout, elle est la responsable de cette sensation de béatitude, alors elle mérite bien ces petites exclusivités.

Ce matin-là – et comme chaque matin depuis plus de deux lunes maintenant – Corne de Bouc rentre au camp chargé d'un campagnol qu'il destine à Joli Cygne. En quelques foulées, le voilà déjà qui rentre dans la pouponnière à apporte son repas à la reine qui l'accueille d'un ronron ravi. Contre son ventre, Petit Loir et Petite Souris dorment sereinement, au chaud, en sécurité. Et une fois encore, le vétéran se perd à les contempler. Les deux frères ne se ressemblent absolument pas : Petite Souris est entièrement noir tandis que Petit Loir est blanc tigré de noir. Si le premier présente quelques déformations – malheureusement héritées de son père – le deuxième ne présente pas le moindre souci. Mais cela importe bien peu Corne de Bouc, parce qu'il aime profondément ses deux petits, et de façon égale. Bien qu'il ait hâte de les voir grandir, il espère tout de même qu'ils profitent bien de leur enfance et ne soient pas trop pressés de redevenir des adultes. Le monde qui les attend par delà les parois de la pouponnière est bien plus cruel qu'il n'y paraît, surtout pour les chats …

Mais c'est encore trop tôt pour penser à cela. Les chatons ont quelques jours à peine – ce n'est pas demain qu'ils seront apprentis. Après avoir échangé quelques mots avec Joli Cygne, Corne de Bouc décide finalement de la laisser se reposer tranquillement et sort de la pouponnière en réalisant avec horreur que ses petits lui manquent déjà. Qui aurait cru qu'il serait un pareil papa poule ?! Pas lui, en tout cas. Le vieux matou prend alors la direction de la tanière des guerriers, bien décidé à roupiller un peu avant sa prochaine patrouille, mais une voix retentie dans son dos et l'arrête net dans sa démarche. Alors qu'il se retourne, il croise le regard de Coup de Foudre.

À la pouponnière ? Ça pour une surprise ! Tu viens visiter quelqu'un ?

Pour une raison qu'il ne saurait vraiment expliqué, Corne de Bouc se sent soudain bien mal à l'aise. Il connaît Coup de Foudre depuis sa naissance, il l'a toujours considéré comme son propre fils mais … les choix que le bengal a pu prendre le long de sa vie ne correspond pas vraiment à l'éthique du vieux chat blanc. Fatalement, leurs points de vu opposés ont fini par créer une distance entre eux. Mais malgré tout, tout l'amour que Corne de Bouc ressent pour le guerrier n'a jamais été altéré. Pendant un instant, l'image de Coup de Foudre et de son frère décédé, chatons contre le giron de leur mère, lui revient en mémoire. La nostalgie serre son cœur et la brutalité de la vie se rappelle soudain dans son esprit. Malgré tout, Corne de Bouc fait mine de rien, et approche le guerrier pour lui répondre – après tout, il lui doit la politesse.

Je suis allé voir Joli Cygne et mes chatons.

Il pensait pourtant que la nouvelle s'était répandue. Après tout, ce n'est pas tous les jours qu'un chat de son âge peut se vanter de devenir père pour la toute première fois. Fatalement, ça a attiré les curieux et nombreux sont les membres du Clan venu admirer les rejetons du guerrier-refusant-de-devenir-ancien. L'idée que ses chatons soient considérés comme une attraction amusante n'a guère plus à Corne de Bouc mais Joli Cygne a su gérer la situation d'une main de maître – après tout, madame a du caractère, et bien plus qu'on ne le croit. Alors qu'il fouille dans sa mémoire, le vétéran se rappelle alors que les derniers chatons de Coup de Foudre – combien a-t-il de rejetons, d'ailleurs ?! - ont récemment quitté la pouponnière. Une étape très importante dans la vie d'un chat, c'est certain. Et une épreuve parfois difficile pour les parents qui ont bien du mal à les voir grandir.

Et toi ? Tes derniers petits sont apprentis maintenant, non ? Qu'est-ce que ça fait de les voir devenir des adultes ?

Étrangement, le vieux matou ressent un certain besoin d'être rassuré. Sans l'avouer, bien évidemment, mais l'avis d'un père sur la question est sincèrement le bienvenu. Ce n'est pas demain que Petit Loir et Petite Souris deviendront des Nuages, certes, mais Corne de Bouc a conscience que le temps passe vraiment vite, et que six lunes s'enchaîneront plus rapidement qu'on ne le croit. Ah, que les saisons sont longues et courtes à la fois !

Là où Bouc était capable de voir l'image rétinienne d'une Petite Foudre et feu son frère, Petit Tonnerre, le bengal ne voyait que des éclairs blancs lui masquer les traits faciaux et de la fourrure du guerrier devant (enfin, plus maintenant, car il avait fermé les yeux).

— « Je suis allé voir Joli Cygne et mes chatons.

Il les rouvrit, hochant la tête pour marquer à l'autre sa compréhension de la chose - en réalité, il l'avait à peine entendu. Je suis allé voir Joli Cygne et mes chatons - pas une fois il ne songea que Bouc ait une compagne ou des chatons, et il répondit par un « Ah bon! » toujours aussi sourd et souriant. Puisque Bouc n'était pas dans sa mire (en somme, qu'il n'avait rien à lui offrir), les rumeurs qui couraient sur lui et sa nouvelle portée, même s'il les avait entendues, il ne les avait pas retenues, faisant déjà mine de poursuivre son chemin maintenant que politesses étaient faites.

...Mais bien entendu Bouc lui renvoya sa politesse et le bengal dut retenir son geste pour ne pas lui faire voir qu'il tentait de s'en aller. C'aurait été grossier!

— Et toi ? Tes derniers petits sont apprentis maintenant, non ? Qu'est-ce que ça fait de les voir devenir des adultes ?

La question lui fit redresser les oreilles, car il trouvait étrange que Bouc en sache tant sur sa progéniture à lui que lui de la sienne. Coup de Foudre ouvrit la bouche sans le mot, la referma, et se retourna plus franchement vers le vétéran (un vrai, cette fois, un vieux, et après seconde observation avec une déformation dans le dos...) et le regarda dans les yeux:

— ... Ça fait qu'on se dirige parfois à la pouponnière avant de se rappeler qu'on n'a plus à le faire, il répondit plus franchement, avec un léger rire, acceptant de s'être fait prendre la patte dans le gibier. Il dodelina légèrement de la tête, rajoutant: Elles ne sont pas adultes, tu sais, juste aptes à sacrifier leur vie dans des guerres sans causes.

Ses pupilles s'étaient rétrécies en fentes: Je te laisse deviner comment ça me fait me sentir - ah elles s'arrondirent à nouveau, car l'information fit enfin son chemin entre ses deux oreilles, et il redressa prestement le menton et sa queue s'agita - Attends attends attends, et il rassembla un pas pour se rapprocher du vétéran et le regarder d'un nouvel oeil. Il pencha la tête: est-ce que t'as dit tes chatons? » il fit mine de reculer la tête et de le reluquer de bas en haut, lui lançant un petit sourire après quoi, jouant les blancs-becs que le Clan lui connaissait - derrière cette attitude toute construite il était en réalité intrigué de savoir que ce qu'il croyait être de banales politesses avaient maintenant un but et un contexte: Bouc était père, comme lui, et s'il s'était adressé à lui et lui avait demandé son avis ce n'était pas pour l'effaroucher mais pour lui demander conseil. Bouc était vétéran guerrier mais d'entre les deux, c'était Coup de Foudre qui avait la plus longue expérience d'être père.

-- Son oreille se tordit brusquement.

Car certes il avait plus d'expérience que lui, il n'était pas pour autant un chat conventionnel, et il sortit de son ennui car si Bouc lui posait des questions il avait intérêt à trouver des réponses "normales", "banales" et "ordinaires", et rien du genre " tu devrais profiter de la jeunesse de tes chatons pour tenter d'expérimenter avec eux et fouiller les tréfonds de leur personnalité ".

Si Corne de Bouc n'a, auparavant, jamais été un grand angoissé du temps qui passe, c'est une toute autre histoire depuis la naissance de Petit Loir et Petite Souris. Il a l'impression que les journées sont plus courtes, que les lunes raccourcissent. Ses chatons n'ont que quelques jours et pourtant … ils ont déjà tellement grandi. Ils ont même ouvert les yeux, récemment. Ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'ils ne gambadent dans le camp, puis partent à la découverte de leur territoire … Si le vétéran a hâte de les voir grandir, il aimerait cependant qu'ils restent petits et innocents un peu plus longtemps. Des saisons et des saisons se sont écoulées depuis sa propre naissance et il n'a pas toujours vécu de bonnes choses. Il voudrait que ce soit différent pour eux. Qu'ils ne connaissent ni peine, ni regret. Mais est-ce seulement possible ? Nul chat sauvage ne peut prétendre à une vie paisible - et surtout pas au sein des Clans …

Ça fait qu'on se dirige parfois à la pouponnière avant de se rappeler qu'on n'a plus à le faire. Elles ne sont pas adultes, tu sais, juste aptes à sacrifier leur vie dans des guerres sans causes. Corne de Bouc sent un frisson dégringoler le long de sa colonne vertébrale tordue, mais n'a pas le temps de répondre que le bengal enchaîne : Je te laisse deviner comment ça me fait me sentir - ah.

Les pupilles de Coup de Foudre s'arrondissent soudain, comme s'il réalisait quelque chose. Si le vieux chat l'observe d'un air interrogateur, il ne vient pas déranger le fil des pensées du guerrier, craignant de le perturber dans sa réflexion. Et puis le matou s'approche de Corne de Bouc, l'oeil brillant, curieux, presque étonné :

Est-ce que t'as dit tes chatons ?
Oui, mes chatons. Ils sont nés il y a quelques jours. Ils s'appellent Petite Souris et Petit Loir.

Et malgré toute sa bonne volonté, Corne de Bouc ne peut s'empêcher d'adopter un petit air fier, parce qu'il aime sa progéniture et remercie chaque jour le Clan des Étoiles pour ce cadeau inespéré. Certes, Joli Cygne n'est pas sa compagne mais ce n'est plus quelque chose qui le perturbe depuis la naissance des chatons. Cela ne l'empêche pas, cependant, de ressentir énormément d'affection pour la chatte parce que, sans elle, jamais Petit Loir et Petite Souris ne seraient venu au monde, et jamais le vétéran n'aurait connu ce sentiment d'allégresse et d'amour sincère. C'est plus fort que tout ce qu'il n'a jamais connu auparavant et comprend désormais ce qu'ont pu ressentir les autres matous devenu pères avant lui - comme Coup de Foudre, par exemple.

Tu parais étonné. Je pensais que tout le Clan le savait, pourtant.

— « Oui, lui confirma Bouc, mes chatons. Ils sont nés il y a quelques jours. Ils s'appellent Petite Souris et Petit Loir.
— Oh - comme c'est mignon ! ♡ »

Comme c'est morbide.

...Vraiment, qu'est-ce qui les poussait à donner des noms de proies à des chatons? Dire que Nounou lui avait presque reproché d'avoir traité de "larves" sa première portée. Le souvenir le fit sourire, sa queue s'agita, il se rappela de Bec quand il était encore tout petit, de Boule, de Roux - et il ronronna, peut-être en même temps que Bouc baissa sa garde, prit d'un élan de fierté qui lui fit légèrement bomber le torse, légèrement redresser cette tête qu'il tenait toujours(il supposait?) trop basse. Il avait l'air moins ordinaire - moins nondescript.

Peut-être qu'il le jugeait trop vite - que les noms que Bouc avaient choisis servaient à, à souligner leurs personnalités? Souris devait être petit/e et Loir devait... dormir. Est-ce que dormir était une personnalité? Il se fit la note de le demander à Bec, plus tard. ... Il se fit la note de demander à Roux ensuite - juste au cas où! Juste pour entendre un avis différent.

— « Tu parais étonné. Le bengal cligna. Je pensais que tout le Clan le savait, pourtant.

Laisse tomber, laisse tomber - Coup de Foudre haussa les épaules en réponse, fit mine de regarder ailleurs, s'affectant d'une (à tout le moins) gentille lassitude :

— Euh - Ahhhh tu sais, je sors tellement du Clan que je ne me tiens plus vraiment au courant de tout ce qui se passe, ici!...

Est-ce que ça tenait? Parce-qu'il était Chanteur? Mais à peine venait-il de parler qu'il fronça les sourcils et monta sa patte à son museau, comme contrarié, « Hm ». Car ce n'était pas vraiment un mensonge, et réaliser qu'il venait de dire la vérité le perturba assez pour soulever un sourire nerveux, et glousser. Lui, ne plus se tenir au courant de tout ce qui se passait dans le Clan? Était-ce parce-qu'il ne Chantait plus de la même façon qu'avant ?

Maintenant qu'il avait établi son excuse:

— « Alors? Qui est l'heureuse élue? ♡
Il s'approcha d'un autre pas du Vétéran pour lever sa patte et couvrir sa bouche, lui glissant, taquin:

Ne me dis pas... Chêne Argenté ??