Patriarche [Feat. Digi & Gingembre] - end

Comme tout dans la vie chaotique du jeune mâle les événements s'étaient enchaînés très vite, abruptement et inopinément. Voilà qu'en l'espace d'une journée et d'une nuit il était destitué de son rôle de chuchoteur, promus au rôle de lieutenant et père.

Père, il l'était avant. Depuis trois lunes déjà. Mais c'était aujourd'hui qu'il endosserait réellement ce titre pour la première fois. Du moins il essayerait.

Il était toujours aussi surpris d'être devenu le bras droit de l'Ombre. Lui le renégat. Lui la brute. Lui le sauvage. Chaque responsabilité placée entre ses pattes, chaque acte de confiance envers sa personne lui semblait étrange, inespéré, incongru.

Et pourtant le voilà maintenant à la tête d'un clan au côté de la nouvelle cheffe.

Qui l'aurait cru? Pas lui.

Il ne s'en plaignait pas. N'avait pas peur non plus de grimper l'échelle sociale. C'était un bon chien obéissant. Il allait là où on lui demandait d'aller. Attaquait qui on lui demandait d'attaquer. Guidait ce qu'on lui demandait de guider. Tant que sa survie était assurée alors il écoutait la main qui le nourrissait.

Il y avait beaucoup à faire. Mais le rythme de travail soutenu ne changeait pas de son ancien job. Là où il devait surveiller, rapporter, suivre, chasser, tuer, entraîner, garder; il devait maintenant contrôler, organiser, patrouiller et ... Toujours chasser ainsi qu'entraîner. Activités différentes pour des journées toutes aussi remplies.

Mais hier, peu après sa nomination, Dents de Sabre était venu à lui. Le pelage en bataille, souillé de vase, l'air épuisé, inquiet. Bouquet de Muguet avait disparut et avec elle deux de leurs petits. La nouvelle n'avait pas particulièrement fait mal au lieutenant (bien qu'il appréciait légèrement la présence de la bicolore) mais son camarade, lui, avait de grandes difficultés à encaisser le choque.

Alors il lui avait demandé de garder ce qui restait des chatons. Il lui avait demandé de l'aider à les élever, à être là pendant les trois mois qui leurs restait à vivre au creux de la pouponnière. Lui qui n'avait jamais rencontré ses gosses.

Le fils des étoiles volé par la lune n'était guère enchanté par cette idée, il avait bien mieux à faire, mais il pouvait bien accorder un coup de patte au grand fauve. Le sang-mêlé qui avait été si tolérant et amical avec lui. L'un des rares qui l'avait écouté pendant son adolescence. Peu-être un chat qu'il pouvait considérer comme un ami.

Il avait déjà observé les petites lorsqu'il était encore chuchoteur. De loin. Par simple curiosité. Et aussi parce qu'on lui avait demandé de garder un œil sur tout le clan. Une lame sous la gorge de chaques félins. Reines et chatons compris.

Quatre boules de poils qui, il fallait l'avouer, lui ressemblaient.

Elles jouaient souvent ensemble. Peu-être même que leurs regards s'étaient croisés une ou deux fois.

Mais aujourd'hui l'immense mâle s'avançait vers la pouponnière. Cette voute de ronce dans laquelle il avait vécu ses quatre premiers mois avant d'être arraché aux siens. Torturé. Brisé.
Un point commun avec les gamines. La perte d'une mère à un jeune âge.

Il les voyait, les deux pelotes de fourrures pas très loin de l'entrée. Elles n'avaient pas fière allure.

Qu'était-il censé leur dire. La conversation n'était pas son truc.

Son ombre imposante se projeta sur leur corps dodue d'enfant de lait tandis que de son regard d'ambre, pourtant si froid, il les observa un instant sans rien dire.

Le silence fut pesant. Intimidant.

" Laquelle est Petite Digitale? "

Miaula t-il enfin de sa voix rauque. Il fallait bien savoir qui était qui. Il connaissait leurs noms. Pas leurs visages.

Alors que sa soeur mélancolique se tenait près de l'entrée, Petite Digitale, elle, était restée enfoncée plus loin dans la pénombre de la tanière. Dans un coin, elle broyait du noir, marinant dans ses sombres pensées. Elle n'oserait pas déranger Gingembre, qui se faisait assez de mouron par elle-même.
Des cernes creusées sous ses yeux mornes perdant de leur éclat bleu contrastaient avec son visage d'enfant, défiguré par la fatigue. Elle n'avait pas réussi à dormir cette nuit, et c'était assez pour exténuer une jeune de trois lunes.
La petite avait dormi, pourtant, la veille. Pas très sereinement, car on l'avait prévenue de ce qui l'attendrait au réveil. Quand elle s'était réveillée, seule la pelisse bicolore d'une de ses soeurs roupillait à ses côtés. Pas de Maman. Pas de Lavande.

... Pas d'Aile?

La grise se leva en sursaut, avec peu de considération pour Gingembre adossée contre elle.
Non. Ce n'était pas possible. Où était-elle?!
Elle n'était pas censée s'en aller. Elle l'avait dit, la nuit où elles ont appris pour le départ, qu'elle resterait à l'Ombre. Alors pourquoi n'était-elle pas là?
Est ce qu'elle avait changé d'avis à la dernière minute, sans les prévenir avant, sans LA prévenir? Est ce qu'elle les avaient abandonnées? Sans remords? Sans un mot?
La chatonne n'était pas préparée à ce qui l'attendait, et encore moins à ça. Elle restait figée sur place, tant elle ne savait quoi penser ni faire. En un clin d'oeil, tout lui avait été enlevé. Elle avait tout perdu. Il ne lui restait que sa soeur, qui n'était guère plus débrouillarde qu'elle, mais tout de même un peu moins pathétique.

Elle ne parvint pas à fermer l'oeil de la nuit, et ne prononça plus mots. En fait, recroquevillée et retranchée dans la pouponnière, elle ignorait quelle heure il était, ni combien de temps s'écoulait. Elle savait juste qu'il était lent, très lent, péniblement lent. Isolée du monde, hermétiquement enfermée dans sa caboche, elle ne pensait rien de bon, et il lui paraissait que personne ne pouvait briser ce cycle continu de mauvais songes qui tournait en boucle dans son esprit. Et ça s'empirait, à chaque minute, à chaque heure qui passait. Tout s'enmêlait et s'éloignait progressivement de la réalité.

" Laquelle est Petite Digitale? "

L'interruption fut si soudaine qu'elle aurait pu sursauter, mais son corps trop ankylosé par le manque d'activité ne reçut pas le message. Il n'y avait rien d'agréable, encore moins réconfortant, dans cette voix. Petite Digitale ne la reconnut pas. Alors, la petite - pas si petite que ça - s'efforça à se dresser, toute morose, sur ses pattes encore molles.
Son esprit flagellé par la terrible nouvelle ne fit qu'accentuer son sentiment d'infériorité. Quand la silhouette gargantuesque fut révélée à ses yeux, elle ne put que s'affaisser au niveau du sol, bouche bée et très franchement apeurée. Ca se trouve, c'était lui qui avait volé Petite Aile pendant son sommeil et maintenant, maintenant, il venait aussi la...

Une seconde...

Père? C'était bien lui, son papa, non? Sa vue, qui commençait à s'adapter à la luminosité du dehors, lui détaillait peu à peu le félin. Cette stature haute et forte, poil de charbon, yeux perçants et las...
Cette réalisation n'était pas forcément meilleure que le scénario qu'elle s'imaginait. Pire: les deux possibilités seraient compatibles.
Ne pas répondre serait très impoli, et elle craignait les répercussions. Alors, d'une toute, toute petite voix tremblante, elle se força à s'annoncer:

" ...Moi... "

L'une des deux enfants redressa son minois lourd de fatigue et de désespoir. Écrasée sous sa peur et l'ombre intimidante du Lieutenant qui attendait patiemment sa réponse.

" ...Moi... "

Miaula l'intéressée d'une toute petite voix. Le regard de l'orphelin passa longuement sur son visage puis sur son corps, photographiant mentalement qui elle était. Puis ses yeux se baladèrent sur la silhouette recroquevillé du second chaton. Petit Gingembre, donc.

A nouveau, aucuns mots ne furent échangés pendant une certaine période de temps.

L'oreille de l'ancien chuchoteur remua.

Il ignorait ce qu'il devait faire. Ce qu'il devait dire. Être là était tout ce qu'on lui avait demandé. Surveiller ces âmes à la dérive afin qu'elles ne s'écartent pas trop de la berge. Dents de Sabre était occupé pour le moment alors jusqu'à qu'il revienne à la pouponnière... Il supposait qu'il resterait sur place.

L'ombreux s'assit non loin des petites, enroulant soigneusement sa queue autour de ses pattes.

" Je suis Feulement. "

Se présenta t-il enfin. Il ignorait si ses enfants connaissaient au moins son nom ou qui il était.

" Vôtre père. "

Cela lui faisait étrange de le dire à haute voix. Cela lui faisait étrange tout court. Peu-être ferait-il mieux de leur expliquer la raison de sa venue aussi?

" Dents de Sabre peu pas vous garder tout l'temps. Alors j'm'en occuperais."

Pas la plus chaleureuse des rencontres. Pas au meilleur moment non plus. Mais ça devait-être un truc de famille de gagner un père lorsque l'on perd une mère. C'était mieux que rien, supposait-il. Et puis les gamines s'en sortiraient. Il s'en était sorti, lui.

Elle s’était contenté d’ignorer l’ombre se profilant devant elle, il s’agissait surement d’un autre chat venu voir la cause du vide de la pouponnière bien plus calme que d’habitude.
Aile était partie pendant la nuit. Malgré l’horrible comportement de sa sœur envers elle, Petit gingembre ne pouvait s’empêcher d’éprouver des remords au vu de son départ…elle aurait dû passer plus de temps avec elle, peut-être que les choses auraient été différentes, et, en réalité, Petite Aile lui manquait déjà beaucoup.

Une voix grave résonna dans la pouponnière, le matou profilé à l’entrée avait pris la parole, demandant qui était Petite Digitale…
Voyant que la conversation ne la concernait pas, Petit Gingembre se contenta d’écouter silencieusement sans bouger.

Le matou se déplaça plus proche d’elle, et Petit gingembre se risqua à jeter un coup d’œil au nouveau venu.
Il grand mâle musclé à l’épaisse fourrure sombre et couvert de cicatrice se tenait non loin d’elle ; les impressionnantes griffes noires de ses pattes firent gonfler de peur la fourrure de la petite.
Elle l’avait déjà entraperçu dans la clairière depuis la pouponnière sans jamais lui porter beaucoup d’attention, le voir si proche était une toute autre histoire tant il était impressionnant. Son poil était brillant et fourni, ses yeux d’un jaune intense, ses muscles saillants roulaient sous sa peau où son poil était moins long. Il était plutôt jeune, bien que largement plus âgé que le duo de sœurs de la pouponnière.

" Je suis Feulement. "

Miaula-t-il de sa voix grave qui semblait être un rugissement aux oreilles du chaton.
Ainsi était donc le nom de ce mystérieux matou qui captait toute l’attention du chaton en ce moment même.

" Votre père. "

Petit gingembre en eut le souffle coupé et écarquilla les yeux, ce chat, là, ici, immense et puissant était leur père ?!
Elle se releva, encore surprise. Même si, il est vrai, en y réfléchissant un peu, les chatons ressemblaient au mâle.

Mais comment un guerrier qui semblait si fort et courageux pouvait-il être l’ascendant de Petit Gingembre ? La question avait beau tourner dans la tête du chaton, elle ne trouva pas la réponse.
Il est vrai que sa mère lui avait parlé de la force de leur père, mais elle ne s’imaginait pas que c’était lui parmi tous les guerriers du clan.
Elle pensait que c’était Dents de Sabre au début, jusqu’à ce qu’on lui dise qu’il s’agissait en réalité de leur oncle.

Elle aurait aimé que Petite Lavande soit là, elles avaient imaginé leur père toute les deux dans la pouponnière, elles voulaient le rencontrer.
Et, c’était lorsque Petite Lavande n’était plus là que ce jour arrivait…

« Dents de Sabre peut pas vous garder tout l'temps. Alors j'm'en occuperais."

Maman ne reviendrait donc plus ? Dents de Sabres serait-il leur maman maintenant et Feulement leur papa ? Elle n’en savait rien, elle savait juste que le matou à la fourrure charbonné allait resté, et ça lui faisait du bien d’avoir un peu de compagnie pour une fois…

Le grand guerrier ne répondit rien, scrutant Petite Digitale, qui avait arrêté de plisser les yeux pour ne pas être aveuglée. La silhouette du matou en contre-jour occupait l'entrée et bloquait la lumière du dehors, oui, mais pas entièrement. Il continuait de la fixer. Pétrifiée, la tigrée ne remuait pas un cil. Enfin, son regard glissa pour analyser sa soeur, qui ne faisait pas grand chose et demeurait bec clos.

Pourquoi ne disait-il rien? Est ce qu'il les jugeait trop faibles? Etait-il déçu?

Le géant aux yeux des petites s'enfonça dans la tanière. Toujours dans ce même silence inquiétant il se posta non loin d'elles, rabattant sa queue fournie sur ses pattes, qui cachaient très certainement des griffes acérées. Il avait des cicatrices. Elle n'osa pas rencontrer son regard mais, si elle l'aurait fait, la chatonne aurait également remarqué celles qui barraient son faciès et déchiquetaient ses oreilles.

" Je suis Feulement. "

...Feulement? Le songe de pourquoi le combattant méritait ce nom la fit frissonner. Quel nom étrange... Elle n'en avait pas entendu beaucoup, des noms de guerriers, mais une dénomination si simple, c'était du nouveau. Elle avait encore beaucoup à apprendre.

" Vôtre père. "

Le ton monotone de sa voix grave ne trahissait pas son manque d'assurance.

" Dents de Sabre peut pas vous garder tout l'temps. Alors j'm'en occuperais. "

Alors, comme ça, elle avait vu juste? Ha! Pour une fois, elle avait raison... Cette annonce était sortie de nul part, comme ce nouveau père dans sa vie. Il y a une minute, elles ignoraient tout de ce chat et venaient d'apprendre brusquement qu'il était leur père, et qu'il allait passer du temps avec ses filles... du moins, ce qu'il en reste.

Elle s'asseya à son tour, yeux au sol.
Son petit cerveau avait du mal à processer l'information. Tant d'émotions en une journée l'avait épuisée, et elle était trop jeune pour tout comprendre.

Contente, elle l'était au fond, car elle venait d'apprendre que son père existait et qu'il serait là. Il lui restait une soeur, un oncle et un parent. Mais voilà, la grise ne pouvait nier qu'elle n'était pas exactement... réjouie.
Il avait fallu que leur mère disparaisse avec deux chatons pour qu'il fasse surface. Jamais ne l'avaient-elles rencontré auparavant, ni même vu proprement. Où était-il tout ce temps? N'avait-il aucune considération pour ses enfants? Bouquet de Muguet, elle, les aimaient.

Mais pas suffisamment, il paraît. Elle les a abandonnées. Et Petite Aile, aussi, l'a laissée seule alors qu'elle croyait qu'elle l'aimait.

Au fond, elles n'étaient pas meilleures que lui... Et elle n'a pas le choix. C'est tout ce qu'elle a.
Petite Digitale releva ses yeux vers le chat, chez qui elle commençait à trouver une ressemblance avec elle. S'aperçevant que ses joues étaient mouillées, elle les essuya d'un revers de patte. Elle causa enfin:

" Bonjour... papa ? "

C'était... étrange.

" Pourquoi... pourquoi tu es jamais venu nous voir ? "

Les petites semblaient presque tétanisés, incapable de soutenir le regard de leur père. Toutefois Petite Digitale ne resta pas aussi muette que sa sœur puisque de sa faible voix, peinant à monter aux oreilles du grand mâle, elle lui répondit:

" Bonjour... papa ? "

Papa. Feulement n'aurait jamais cru que qui que ce soit l'appellerait un jour ainsi. La voix d'une douce enfant qui le nommait de la sorte lui fit incroyablement étrange. Peu-être aurait-il préféré qu'on ne le désigne que par son nom. Mais il autorisait la chose. Ce n'était pas une insulte. Il n'avait aucune raison de faire de vagues.

Le lieutenant ne comptait pas rétorquer quoi que ce soit. S'enfermer encore dans le silence. Se contenter de veiller sur les gamines tel une gargouille, statue de pierre froide mais protectrice. Néanmoins ce fut à nouveau le chaton "bavard" qui pris la parole.

" Pourquoi... pourquoi tu es jamais venu nous voir ? "

C'est alors que ses yeux se posèrent enfin sur la femelle au pelage tigré que l'orphelin remarqua les larmes dégringolant silencieusement le long des joues de l'enfant. Elle pleurait et l'ancien chuchoteur ne sut comment réagir.

Lui aussi avait pleurée quand il avait perdu sa mère pour la première fois.

A peu près au même âge.

Elle lui avait posée une question. Le regard ambré du fils du serpentaire se re-focalisa sur l'extérieur de la pouponnière, là où les guerriers allaient et venaient. Il se concentra sur sa réponse.

" J'avais d'autres choses à faire. "

Répliqua t-il avec cette franchise presque brutale qui lui seyait si bien.

" Et vous n'aviez pas besoin de moi. "

" Pourquoi... pourquoi tu es jamais venu nous voir ? "

Avait balbutié Petite Digitale, la sœur plus claire de Petit Gingembre. La femelle plus sombre s’était elle aussi posée cette question à maintes reprises, elle avait toujours voulu savoir pourquoi les autres chatons avaient des papas et pas elles ?

" J'avais d'autres choses à faire. "

" Et vous n'aviez pas besoin de moi. "

Cette réponse fut assourdissante pour le petit chaton dont le regard trahissait sa tristesse, une petite marre d’eau mouillait ses yeux devenus comme des miroirs et humidifiait ses joues ou roulaient de petits cailloux liquides.
Ne voulant paraitre plus misérable elle les essuya d’un revers de la patte, silencieusement, et tourna le dos à son père qui ne la regardais pas de toute façon.

S’il avait été là pour sa famille peut-être ne seraient-elles pas dans cette situation actuellement. Peut-être que maman serait restée empêchant le départ de Petite Aile, définitif, mais elle ne le savait pas encore.
Elle voulait partager des moments de tendresses avec sa nouvelle famille, Petite Digitale et Feulement, mais elle savait bien qu’il en serait autrement.

Petit Gingembre avait besoin de contact d’autres chats pour se sentir bien, être rassurée…c’était le rôle de Petite Lavande, sœur, confidente, partenaire de jeu et meilleure amie, et tout était fini à présent. Elle se sentait coupable de tout, elle n’avait pas été une bonne sœur ni une bonne fille, elle était restée seule, dans son coin presque tout le long de sa courte existence…

Pensive, elle se décida à faire sa toilette pour être un peu plus présentable, Petite Aile l’aurait grondé pour avoir été aussi sale, il fallait que son poil soit lisse et brillant comme il aurait toujours dû être. Le ruisseau qui avait mouillé les joues de la petite commençais à se tarir mais était toujours présent.

De mouvements maladroits, elle se nettoya le plus proprement possible. Elle faillit tomber lorsqu’elle du faire ses pattes arrière et son ventre, là où son poil était si long qu’elle devait tirer sa tête en arrière pour l’extraire de sa gueule.

D’un pas le plus léger possible, légèrement chancelant, le poil ébouriffé par l’appréhension et la peur, elle s’approcha de son père pour le voir de plus près et sentir son odeur, la permettant de le reconnaitre plus tard. Elle braqua ses prunelles ambres sur lui, prête à courir au fond de la pouponnière au moindre signe de danger….

Leurs regards se croisèrent un instant avant qu'il ne tourne la tête vers l'extérieur, baignant son visage sérieux de lumière.

" J'avais d'autres choses à faire, lâcha-t-il. Et vous n'aviez pas besoin de moi. "

Les muscles de la mâchoire de Petite Digitale se relaxèrent, transformant sa bouche en un petit triangle rose.

" Autres choses à faire " ? " Pas besoin de lui " ?

Ses yeux cernés fixèrent le mâle dans l'incrédulité. Comment pouvait-il porter des propos si blessants en face d'enfants, ses enfants? Il ne manquait pas de franchise, ça au moins, elle pouvait le lui accorder. Mais, si elle devait être aussi honnête que lui, elle avouerait qu'elle n'était point choquée par la révélation ; son esprit déjà tourmenté ne distinguait plus les différentes souffrances, une de plus, une de moins, quelle différence ? Et qu'à y réfléchir, c'était une évidence, car Petite Digitale n'était pas digne qu'on lui accorde du temps. Quant à sa soeur... En parlant du loup, la petite bicolore ne s'était pas manifestée. Curieux de ce qu'elle faisait - et si elle n'avait pas fugué de la tanière en douce - le chaton lança un regard à sa droite et y découvrit Gingembre, visiblement toujours bec clos mais plus immobile : les joues léchées de larmes, elle démêlait les noeuds de sa fourrure négligée. Elle baissa la tête. Inquiète, elle se demanda comment sa soeur digérait les paroles de leur père...


Bouquet de Muguet l'avait abandonnée à son père qui n'en a jamais été un, Petite Aile était absente, peut-être était-elle partie elle aussi. Tout le monde disparaît. Personne ne l'a jamais aimée.

" J'aurais... J'aurais préféré que tu ne viennes jamais. "

Son coeur parla à sa place des paroles étouffées, sûrement inaudibles, qu'elle n'aurait jamais osées prononcer.

L'une pleura silencieusement et l'autre murmura.

" J'aurais... J'aurais préféré que tu ne viennes jamais. "

Mais toutes deux croulaient sous le chagrin. Petit Gingembre s'était approchée pour le renifler. Petite Digitale avait baissé la tête. Il les laissa faire. Tolérant.

Lui aussi aurait préféré ne pas être là, il avait d'autres choses à faire. Cela aurait voulut dire que Muguet n'aurait pas disparue et les deux autres gamines non plus. Donc plus de guerriers dans le clan, l'Ombre plus forte, plus de sécurité pour lui et son père. Car à part ça il s'en foutait royalement du nombre de félins qui protégeaient leur territoire. Si ça ne tenait qu'à lui il se serait taillé depuis quelques lunes déjà.

" Tu feras avec. "

Miaula t-il calmement. La petite n'avait d'autres choix que de devoir supporter son père maintenant et il préférait lui faire comprendre cela clairement et directement. Qu'elle ne passe pas sa vie à se torturer avec des "si" et des plaintes. Car lui ne supporterait pas de l'entendre chouiner jour et nuit.

Il éprouvait de la compassion envers ses filles, leur accordait le droit de pleurer ... Mais pas trop.