Les Joyaux de la Discorde (PV Ciel et Brisé / les darons s'ils veulent à la fin) - end

Le soleil n’était pas encore à son zénith, mais il le serait d’ici une petite demi-heure. Heureusement pour Nuage de Rossignol, la chasse avait été fructueuse : elle avait tué deux jeunes merles dodus qui s’étaient laissés surprendre par leur expérience. Le fond de l’air était encore tiède, mais le vent était en train de tourner, elle le sentait : les jours commençaient déjà à se faire plus courts et la lumière moins vive, plus jaune. Cela ferait bientôt un cycle de saison complet qu’elle était née.
Quand elle franchit le tunnel d’ajonc, un calme paisible régnait sur le camp. L’apprentie passa son regard sur les nombreuses tanières : les anciens profitaient des derniers grands rayons du soleil sur le seuil de leur abri. La marbrée les dépassa en les saluant d’un geste de la queue et s’en alla déposer ses proies sous le regard approbateur de ses aînés, ce qui, à défaut de délier l’étau anxieux qui enserrait son cœur, le remplit de fierté.

Mais alors qu’elle s’en retournait après avoir mis sa part, elle constata avec désarroi la présence d’un chaton au milieu du camp, là où l’herbe avait été tant piétinée qu’elle avait abandonné sa pousse pour ne laisser qu’un sentier de terre qui conduisait à la combe, juste en face du Promontoire. Elle réalisa que le jeune chat était minuscule et visiblement égaré et se souvint qu’un petit était né tout récemment : Patte Noire, ou Boule Noire, c’était bien ça ? Le rejeton d’Arc-en-Ciel.

Elle le toisa nerveusement. Que faisait-il ici, à peine âgé d’une demi-lune ? Les yeux à moitié ouverts, le garnement reniflait l’air avec inquiétude, à la recherche de sa mère. Même si aucun danger à proprement parler ne rôdait dans les parages, Nuage de Rossignol prit soudain conscience de la gravité de la situation et se précipita sur la fragile boule de poils avant même que celle-ci ne fasse un pas de plus et le saisit par la peau du cou avec une vigueur mal contrôlée qui fit couiner le sacripant -tant pis, de toute façon, il n’aurait aucun souvenir de ce moment d’ici quelques jours ! Et se dépêcha de le ramener à la pouponnière. Sitôt qu’elle s’en approcha, une reine affolée surgit de l’antre et se rua sur le fugitif avant de la remercier.

“Tout va bien, il n’a rien” lui assura la brunette.

Et la reine en question de jeter un regard noir par-dessus l’épaule de l’apprentie en direction de la pile de gibier. Nuage de Rossignol se décrocha la nuque et vit la tristement célèbre tricolore renifler près du tas de gibier. Alors que la reine s’apprêtait à lui apporter son petit et sûrement lui rosser le museau pour avoir commis une telle bêtise, quelques cris angoissés traversèrent le mur épais de la pouponnière.

“Ramène-le” dit Nuage de Rossignol à la reine, qui devait s’occuper de ses propres petits. “Je m’en occupe.” Alors que la femelle lui tournait les talons, enragée mais pleine de gratitude, l’apprentie se dirigea vers la pile de gibier. “Arc-en-Ciel !” elle ne prit pas la peine de se faire discrète, à cette heure il n’y avait de toute façon pas grand monde au camp, la plupart des matous en âge de sortir étant partis à la chasse ou en patrouille. Les anciens dressèrent la tête, intéressés, ainsi que quelques apprentis un peu plus jeunes. “Ton chaton s’est échappé de la pouponnière !” notant l’indifférence de la reine, elle ajouta vivement “mais tu ne l’as même pas remarqué, n’est-ce pas ?”

“Pour l’amour de vos ancêtres, ne sois pas bête. Tu vois bien que Ciel vient juste de rentrée, alors comment pouvait-elle savoir que Boule Noire était dehors si elle ne pouvait pas le voir. Ou l’entendre. Tu réfléchis, des fois ? Et puis, il a le droit de sortir s’il veut.”

Pour l’amour de vos ancêtres… releva Nuage de Rossignol en même temps que son menton pour toiser durement la tricolore.

“Le Clan des Étoiles n’a certainement pas supposé que “Ciel” pourrait dédaigner leur volonté” répliqua-t-elle avec mépris. Debout sur ses quatre pattes, elle se raidit sur une dalle de granit qui tachait le sol terreux de gris et la considéra avec tout l’affront du monde. Les deux chattes se faisaient face, chacune affichant clairement son ressentiment pour l’autre. Nuage de Rossignol ne lui pardonnait pas sa coquinerie d’enfance, surtout en constatant que la chatte ne s’était pas améliorée en grandissant.

“Malheureuse ! Tu n’as rien à faire dehors à cette heure, ta place est auprès de ton petit, au cas où tu ne l’aurais pas compris. Il n’y a donc aucune limite à ta bêtise ! C’est un chaton ! Et il a moins d’une lune ! Tu ne te rends pas compte à quel point c’est grave ? Tu n’es jamais là pour l’aider alors que tu es sa mère ; tu passes plus de temps à roupiller dans partout dans le camp au lieu de le nourrir et de t’en occuper correctement à la pouponnière. Tu es une reine, bon sang ! Être reine, c’est rester à la pouponnière pendant au moins six lunes ; jusqu’à-ce que Boule Noire soit en pleine forme et prêt à être formé. Après seulement, tu pourras reprendre le cours de ta vie. Ne me dis pas que tu en es incapable, sinon, eh bien, il ne fallait pas faire de chaton ! Tu trouves qu’il a l’air content ?” elle avait éprouvé de la peine en voyant le boug avancer tout seul au milieu du camp, complètement désorienté. Il avait du se sentir très seul pour s’échapper à son jeune âge. “As-tu déjà vu une reine délaisser ses chatons comme tu le fais ? Ce n’est pas.... ce n’est pas parce que tu n’as pas eu de mère, que tu dois en priver ton petit !” cracha-t-elle, furibonde, sachant pertinemment qu’elle s’aventurait en terrain hostile et que la plupart du clan n’approuverait pas le choix de ses mots, mais qu’importe ; qu’ils aillent tous au diable, pour ce qu’elle en savait, il fallait que quelqu’un lui remette les idées en place, à celle-là !

Le crissement de ses griffes sur la pierre résonnait comme une sombre promesse. Comme tout le monde, elle savait bien qu’Arc-en-Ciel n’avait, en vérité, jamais voulu de cette portée ; mais par le Clan des Étoiles, qu’avait-il bien pu lui passer par la tête : ces choses-là étaient prévisibles et elle aurait dû tout faire pour l’éviter ! Elle-même n’aurait jamais approuvé une décision impétueuse ou hâtive de la sorte, surtout s’agissant de chatons, elle qui s’était souvent sermonnée sur la nécessité de réfléchir avant d’agir. Chez elle, cet argument avait toujours fait mouche.

“Et désolée, mais Ciel a préféré se rendre utile à son Clan comme chasser et patrouiller, plutôt que de se balader seule en forêt pour se laisser massacrer par une quelconque bête sauvage.”

Nuage de Rossignol refoula instantanément son chagrin, car ce n’était pas le moment s’embuer les yeux de souvenirs douloureux même si la pique lui creva l’abdomen comme l’épine d’une ronce dans un coussinet tendre.

“Ma mère est morte quand je n'avais qu'une lune et peut-être bien qu’elle a commis une erreur, oui, mais même si ce n’étais pas la mienne, j’ai appris de celle-ci. Ce n’est pas parce qu’elle ou Secret du Firmament l’ont faite que nous devons la reproduire ; au contraire, il s’agit-là d’un enseignement élémentaire et si tu n’en tires aucune leçon, c’est que tu es bien sotte. Si j’avais un chaton et un tant soit peu de jugeote, jamais je ne le laisserais seul sans surveillance ; et quand bien même une reine m’accorderait le privilège, que tu ne mérites sûrement pas, de le surveiller, je ne le laisserais jamais loin de moi aussi longtemps que tu le fais, en partant vagabonder sans prévenir à toute heure de la journée.”

Elle asséna ces arguments avec un air presque triomphant alors que le pouvoir conjugué de la colère et l’adrénaline se refermait sur elle comme un étau ardent. Pour la première fois, la fureur avait chassé la douleur et la peur de son cœur. C’était une sensation irrationnelle qui allait lui causer des ennuis, elle le savait -mais nettement plus agréable et excitante que de se laisser marcher dessus par les autres et ses propres doutes depuis le début de son entraînement.

“Alors très bien, crois ce que tu penses de ma mère, dis ce que tu veux sur elle, je m’en fiche. Mais au moins, je peux t’assurer que la mienne n’est certainement pas en train de se retourner dans sa tombe à cause de mon comportement. Tu penses que Secret du Firmament est fière de toi, depuis là où elle se trouve ? En train de constater avec effarement que sa fille est devenue une… une arrogante irresponsable et impie, sans le moindre respect pour ses camarades comme pour ses ancêtres et avec autant de cervelle qu’un moineau !? Tu veux vraiment être utile à ton clan ? Alors commence par honorer tes devoirs, et occupe-toi de ton petit correctement.”

Elle cracha ces dernières paroles alors qu’autour d’eux les quelques rares présents s’approchaient comme un amas de badauds, les yeux grands ouverts, assistant à leur conflit avec un intérêt qui la dégoûta de son propre clan. Elle effectua un pas en avant pour se retrouver museau à museau avec l’incroyable garce qui lui faisait effrontément face.

“Le monde ne tourne pas autour de toi, Arc-en-Ciel” gronda-t-elle d’une voix d’outre-tombe “et tu ferais mieux de t’en rendre compte très vite, car dans le cas contraire tu demeureras une cause perdue à tout jamais ; et non, respecter le code du guerrier ne suffira pas à rattraper cela. Tu négliges toutes les valeurs qui font de nous des chats de clan. Tu es superflue, insignifiante, et ta médiocrité n’a d’égale que ton orgueil démesuré. Tu es dispensable… et à moins que tu ne changes, je clame haut et fort, au nom de bien d’autres qui se taisent, j’en suis sûre, que personne n’a besoin de toi, de ta suffisance et de ta mesquinerie ici !”

“Je viens de te dire,” s'agaça Nuage de Rossignol, les moustaches frémissantes de rage “que respecter le code du guerrier ne suffit pas, et que tu dois honorer tes devoirs en tant que reine, car si ceux-ci ne figurent pas dans le code du guerrier, c’est bien parce qu’il est évident qu’une bonne mère doit prendre soin de son petit comme il le faut, et que cela se voit comme le museau au milieu de la figure que personne n’a jugé pertinent de l’intégrer au code. Et tout ce que tu trouves à redire, c’est que tu respectes le code du guerrier ? Sois tu n’as rien écouté, sois tu es complètement stupide, ce qui me semble à la hauteurs de tes capacités.”

La reine n’avait donc retenu que ce qu’elle avait jugé opportun pour la critiquer en guise de riposte. Qu’à cela ne tienne ! Le dos voûté et les muscles bandés, les deux chattes étaient sur le point de se sauter dessus.

“Eh en plus de cela, tu me demandes ironiquement d’aller m’occuper des affaires de ta vie privées que tu es incapable de gérer. Tu es complètement cintrée, en fait. Tu as eu maintes chances de te rattraper et jamais tu n’as profité des occasions, même lorsqu’elles se présentaient à toi dans une gamelle de chat domestique et que tu n’avais qu’à te pencher pour les saisir. Non, tu as toujours préféré la canaillerie, les méchantes farces et ta petitesse. Tu sais quoi ? Tu n’as plus qu’une seule chance pour te rattraper, et la discussion n’en fait plus partie, puisque personne ne te prend au sérieux. Il faut t’excuser et te reprendre en main. Tu n’as plus le choix, après le manque de respect que tu as eu envers moi comme envers bien d’autres, et je ne parle pas seulement de ton chaton mais de tous ceux à qui tu as causé du tort et qui ne t’ont jamais voulu du mal, et cela ne m’étonnerait pas que le clan tout entier en fasse partie. Alors donne-leurs ce qu’ils méritent : des excuses. Des vraies excuses, pas des mensonges ou des piques casés entre deux arguments dont personne n’en a rien à faire parce que ça n’a rien à faire là, comme tu le fais maintenant. On ne discute pas avec les gens en colère, Arc-en-Ciel. Retiens cela. On ne discute pas, et quand on sait qu’on a tort, on s’excuse. Ce n’est pas une question d’être soi-même ou pas, il est des moments où il faut arrêter de penser à sa petite personne. C’est une question de respect. Tout le monde ici sait très bien que je ne m’énerve pas pour rien. Je suis même plutôt connue pour ma réserve. Alors prends en compte ce que je te dis, pour l’amour du Clan des Étoiles, et qu’on en finisse. C’est un dernier avertissement.”

Surtout ne commence pas à me dire que je trop étroite d’esprit ; mon esprit, je le ferme à la bêtise, ajouta-t-elle pour elle-même.

“Et si tu ne le prends pas en compte, c’est très simple. Je vais me rendre à la pouponnière et je vais m’occuper de ton fils. Je vais lui enseigner la dure école de la vie dès maintenant, et lui expliquer que sa mère ne veut pas de lui ni s’occuper de lui ; qu’elle ne l’aime pas et que personne ne pourra la remplacer malgré tout. Lui expliquer que la magnifique Arc-en-Ciel n’a que son beau pelage pour rattraper sa cervelle, lui dire que son père ne veut pas de lui non plus, lui raconter les sombres récits qui planent sur son grand-père et la tragique l’histoire de sa traîtresse de grand-mère, et il aura compris, dès son plus jeune âge, que la vie n’est qu’un ramassis de mensonge, de méchanceté, une salade de menteurs, d’irresponsables et de traîtres qui auraient tous mieux fait de ne jamais se reproduire ; et qu’il n’est qu’une erreur, une anomalie, un tache, à l’image de sa mère.”

“Ton problème est avec moi, n’implique pas mes parents. MA MÈRE N’ÉTAIT PAS UNE TRAÎTRESSE !!!”

Nuage de Rossignol n’en croyait pas ses oreilles. Alors qu’elle avait feint de se diriger vers la pouponnière, elle fit volte-face, plus vive qu’une vipère aspic, et feula en crachant :

“Pourtant c’est toi qui a commencé, quand tu as lancé cette sombre rumeur sur mes parents et ma mère, et tu n’as pas hésité à l’attaquer à l’instant où-”

Elle ne termina pas sa phrase, car Arc-en-Ciel s’était abattue sur son dos et lui fit littéralement mordre la poussière.
Pourtant, Nuage de Rossignol n’était pas étonnée.
Était-ce une étincelle d’excitation qui embrasa soudain son esprit guerrier ? Était-ce le moment qu'elle avait tant attendu ? Elle n’arrivait pas à croire qu’elle jubilait, pourtant c’était bien le cas, alors que la situation ne lui semblait pas appropriée du tout. Avait-elle tout fait pour en arriver-là ? L’avait-elle voulu, ce moment charnier ?
Elle réalisa que oui. Et qu’elle n’était pas si patte blanche que tout le monde l'avait cru, à commencer par elle-même.
Elle chassa cette préoccupation de son esprit. Elle ne pouvait pas se permettre de s’attarder sur ce genre de questions pour l’instant. Elle était bien trop fiévreuse et exaltée.

Nuage de Rossignol se pencha pour parer le coup bas, et releva ses griffes juste à temps pour bloquer une patte qui visait sa gorge. Un autre coup l’atteignit au dos, mais elle parvint à s’esquiver avant que les griffes ne fassent qu’entailler sa chair sans non plus l’handicaper ; elle sentit néanmoins sa peau s’ouvrir, lâcha sa prise et empoigna la patte avant de son adversaire. Elle le paya, néanmoins, car la reine était nettement plus expérimentée : Arc-en-Ciel plongea sur son flanc exposé, feintant en direction des yeux. Nuage de Rossignol pivota pour riposter : quelques secondes lui suffirent à évaluer son propre état : elle avait évité un sale coup de justesse, mais son dos lui faisait un mal de chien là où la tricolore ne l’avait pas loupée. Elle n’avait perdu que quelques poils, mais du sang collant formait déjà une crête poisseuse sur son échine.

Il n’y eut pas l’ombre d’une hésitation dans le coup d’Arc-en-Ciel quand elle repartit à l’attaque, vive comme l’éclair, même si la victoire de l’une comme de l’autre aurait pour conséquence une terrible punition. Nuage de Rossignol para puissamment les griffes de son adversaire avec ses propres pattes, faisant jaillir un hoquet soufflé de sa propre gorge. Elle bloqua le coup en saisissant les coussinets d’Arc-en-Ciel entre ses dents, qu’elle mordit de toutes ses forces. La force de ses mâchoires s’étaient endurcies avec l’âge et la patte d’Arc-en-Ciel s’empourpra ; puis elles s’écroulèrent - Arc-en-Ciel avait réussi à les faire rouler au sol toutes les deux. Nuage de Rossignol se retrouva les pattes arrières immobilisées, son adversaire presque à califourchon sur elle ; seule sa force brute lui permit de se dégager au prix d’un gros effort et de la renverser.