Fourberies en basses strates [Petit Rossignol / Nuage du Ciel] - end

Elle qui avait toujours mis un point d'honneur à ne pas tomber dans ce genre de fréquentations... Voilà qu'elle était suspendues au lèvre de Nuage de Ciel ! Les yeux grands ouverts et les oreilles en avant, elle écoutait attentivement toutes ces choses qu'elles n'auraient jamais soupçonnées sur les autres, gobant une à une les paroles de la tricolore comme de délicieux morceaux de chair à souris, bien tendre, bien juteux. Elle comprit alors pourquoi cette tendance à connaître toutes ces choses sur le dos de tout le monde était aussi répandue. Il y avait quelque chose de fascinant là-dedans. Et malsain aussi. Petit Rossignol repéra vite les couacs de ce genre d'attitude et compris en un rien de temps les enjeux d'un tel discours : il y avait du vrai, et il y avait du faux et il était parfois ardu voire impossible de discerner les deux. Il y avait aussi du vrai déguisé en faux et du faux qui prenait ses bases sur une part de vraie, rendant la compréhension on ne peut plus compliquée. Malgré tout elle restait là, l'air de rien à par celui d'une idiote buvant religieusement les paroles de Nuage de Ciel comme s'il s'agissait d'incantations célestes tout droit descendues du Clan des Étoiles.
Jusqu'à-ce que vienne l'élément qui fâche.
Cœur de Puma. Papa, pour les intimes.

"Une information de qualité sur... papa ?" balbutia la marbrée.

Dilemme, dilemme. En temps normal, Petit Rossignol n'aurait jamais accepté d'écouter quelqu'un dire des choses sur son père, car elle n'aurait simplement jamais voulu les entendre -il y avait des choses qui valaient mieux d'être gardées secrètes. Mais Nuage de Ciel ne lui offrait-elle pas non plus une opportunité de se préparer à son propre apprentissage ? En prenant une corvée en charge, elle pourrait peut-être prendre de l'avance sur son entraînement et épater son futur mentor par son efficacité de travail et sa grande maîtrise. C'est un mal pour un bien essaya-t-elle de se convaincre. Quelle grossière erreur !

"Eh bien... pourquoi pas ? Tu peux me le dire ? Comme ça je m'occuperai de ta prochaine corvée. Ca te va ?"

Petit Rossignol attendit la déclaration comme on attendait une sentence. Elle sentit son cœur lui remonter dans la gorge et palpiter de plus belle, aussi elle déglutit difficilement, pas très prêt à digérer l’information qu’elle allait recevoir dans la figure. Et effectivement, cela lui fit l’effet d’une gifle.
Son esprit cessa de fonctionner et les émotions prirent le dessus de sa pensée aussi facilement qu’un raz-de-marée emporte violemment tout ce qui se trouve sur son passage. Quelque chose de fragile en elle se détruisit : les maigres souvenirs qu’elle gardait encore de Cœur de Puma et Tornade Vive. Elle s’imagina son père, sa fourrure brune parcourant les routes dures et sombres qu’elle avait souvent imaginé, puisqu’elle n’avait encore jamais vu un chemin du tonnerre.
La réputation de Nuage de Ciel la rappela à la réalité. Refusant de croire à ce qu’elle venait d’entendre sortir de la bouche de la tricolore, son cœur révolté la fit se rebiffer et elle arrondit le dos, contrariée.

“Non, non, ce n'est pas possible… Tu mens.”

Et pourtant, l’image que l’apprentie venait d’incorporer dans l’esprit dans la chatonne y resterait gravée à jamais comme une part de vérité. La colère monta en elle, une chaude furie silencieuse qui fut soudain balayée par les larmes qui lui piquaient les yeux. Son cœur battait frénétiquement, comme les ailes d’un oiseau en cage.

“C’est faux ! C’est absolument faux et je ne te crois pas !”

Et tant pis si on l’entendait s’écrier dans la clairière, c’était à qui voudrait l’entendre ! Petit Rossignol cligna des yeux, chassant rageusement les gouttes d’eau de ses yeux. En plus d’avoir perdu ses moyens, la tristesse l’avait estropiée et elle était incapable de bouger une patte. Elle se mit à trembloter.

Elle était confuse. Confuse parce que Nuage de Ciel avait l’air aussi accablée qu’elle. La petite marbrée connaissait le caractère bien trempé de l’apprentie. Elle avait été si avenante… comment pouvait-elle lui mentir maintenant ? Décidément, Petit Rossignol ne savait plus où donner de la tête dans ce drôle de clan.

Oui, c’était bien là le problème ! Quelle était la part de vérité dans l’horreur qu’elle venait d’entendre et qu’elle avait du mal à avaler, tant est si bien qu’elle avait presque l’impression qu’elle allait s’étouffer sur cette phrase sortie de nulle part ailleurs que la gueule de Nuage du Ciel. Que croire ? La question muta soudainement en qui croire. Petit Rossignol ne se doutait pas que ce serait la question qu’elle se poserait le plus souvent dans les lunes à venir. Dégoûtée, elle aurait voulu prendre ses pattes à son cou, fuir dans la pouponnière et ne plus jamais en ressortir. Fourrer son museau dans les poils de son frère et oublier instantanément ces racontars. Lui rapporter ce que Nuage du Ciel avait dit. Il lui dirait sûrement “Et tu as cru cette sotte ? Papa ne ferait jamais une chose pareille. Elle a dû se tromper.” et à ça, Petit Rossignol répondrait….
Elle répondrait quoi, au juste ? Oui ou non ? Noui ?
Mais malgré cet instinct qui lui hurlait de se retrancher dans un lieu en sécurité, le choc l’avant tant ébranlée que le remugle bouillonnant de sa colère intérieur l’avait estropiée. L’air furibond, elle leva vers sa camarade un regard de défis.

“Tu dois te tromper, Nuage du Ciel. Mon papa a toujours été loyal au Clan du Tonnerre et il le restera.”

Mais jouer la tactique de son frère ne lui seyait guère et elle se retrouva vite accablée de nouveaux doutes et à court de paroles. À court de pensées en fait. Elle se mit à gratter nerveusement le sol, c’était sa façon à elle de traduire son courroux.

“Qui t’a dit ça d’abord ? Si ça se trouve, Cœur de Puma s’est retrouvé là-bas par hasard. Il est peut-être tombé sur un intrus et l’a pisté jusque chez les Bipèdes pour être sûr qu’il avait bien quitté le territoire. Mais si tu insinues que mon père fréquente les chats domestiques ou, pire en encore, s’acoquine des Bipèdes, eh bien, eh bien… Sache que tu te trompes !”

Même si c’était peut-être elle qui se trompait. Elle tourna le dos à Nuage de Ciel, boudeuse.

“Comment ça, tu as senti son odeur…”

Cela sonnait plus comme une réplique cinglante plutôt qu’un question. Petit Rossignol faisait mine de bouder. Elle voulait cacher son visage de la vision de Nuage du Ciel et ne voulait surtout pas que la tricolore remarque qu’elle pleurait. Petit Rossignol fit son possible pour retenir les larmes qui n’avaient qu’une envie, jaillir de ses yeux et se déverser par terre au goutte à goutte mais ça, la marbrée ne voulait pas que cela arrive. Malheureusement pour elle, elle était sensible et encore chaton, il lui était difficile de contenir ce genre de problème. Alors elle masquait sa colère et sa déception sous la forme de reniflements bruyants. Nul doute que n’importe qui devinait que ça n’allait pas bien du tout pour elle, même de dos. Eh puis, roh, que Nuage du Ciel était agaçante à se montrer si avenante, à vouloir se pencher sur elle à chaque fois, pour lui répéter “Gna gna, je ne te dis que ce que j’ai entendu, gnagna, même moi je l’ai senti…” Petit Rossignol lutta pour ne pas perdre la raison mais sa rage grandissante gagna le dessus. Cette fois, elle n’eut cure de ce que Nuage du Ciel verrait sur sa petite tête. Sa patience étiolée comme un légume qu'on épluche, elle craqua.

“Oui ben c’est bon, j’ai compris ! Tu vas le dire combien de fois encore ?”

Son explosion de colère eut l’effet d’un coup de tonnerre sur son cœur, un déclic qui lui fit hérisser le poil sans équivoque. C’était un instinct très chaud, un besoin de se jeter sur l’apprentie et de se battre : la griffer, la mordre, et hurler de rage ; même si elle ne faisait clairement pas le poids face à elle. Petit Rossignol ne sut réfréner cet instinct.

“Non, les chatons n’ont effectivement pas le droit de sortir du camp et je ne le ferai jamais tant que je ne serai pas apprentie…” mais rien ne m’empêche de te corriger la face ici et maintenant, se garda-t-elle d’ajouter, même si cela pouvait se lire dans son regard. Heureusement pour elle, Ourse Polaire eut vite vent du litige -comme tous les membres du clan qui étaient de sorti dans le camp. La douce reine s’interposa entre Nuage du Ciel et Petit Rossignol “Eh là, que se passe-t-il ?” demanda-t-elle d’une voix ferme.

Petit Rossignol leva le regard vers elle et ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Puis elle remarqua tous les regards rivés sur elle et comprit qu’elle s’était faite remarquer, et qu’elle, oui, elle qui était si sage et si sérieuse, avait été prise en flagrant délit, prête à sauter sur Nuage du Ciel pour lui déchirer méchamment les oreilles. Les larmes se firent alors plus grosses dans ses yeux… Et elle partit, tête baissée, chargeant vers la pouponnière, vers son frère et son refuge, laissant sur son sillage quelques traces humides de rancœur et d’amertume.

HRP:

HRP: