La Première Initiation [Petit Rossignol / Coup de Foudre / Coeur de Puma] - end

“Qu’a fait Court-La-Lune après que le Clan du Léopard l’ai accueillie ?”
“Eh bien, Court-La-Lune s’est assise au milieu de l’Assemblée et tout le Clan, même les chatons, se sont tus pour écouter sa prophétie. Lorsqu’ils ont appris qu’il y avait un traître parmi eux, une grande vague de crainte et de méfiance s’est levée. Elle avait semé la zizanie au sein-même du Clan du Léopard tout entier ! Et elle a beau tenté de les calmer, rien à faire : les félins se sont tous tournés le dos, des rumeurs se répandaient à travers tout le territoire, des rumeurs dont même le Clan du Lion et le Clan du Tigre ont eu vent, c’est te dire !” Petit Rossignol n’osait même plus respirer. Elle aurait eu tellement honte à la place du Clan du Léopard ! “Toujours est-il que le Clan a décidé de se dissoudre du jour au lendemain.”
Cette fois, Petit Rossignol ne put s’en empêcher. “Quoi ?” s’exclama-t-elle, les yeux écarquillés. Ce Clan est d’un non-sens ! L’ancien parut lire dans son esprit puisqu’il ajouta “Eh oui ! Manquerait plus que cela nous arrive” en ricanant, ce qui n’avait vraiment rien de rassurant puisqu’au vu des évènements actuels et de ceux qui se profilaient à l’horizon, elle finit par en déduire qu’il suffisait d’une seule étincelle pour que tout s’embrase et prennent des proportions gigantissimes.
“Court-La-Lune a bien essayé de les raisonner, mais ils sont tous devenus si paranoïaques que la plupart se sont même retournés contre elle. Elle a dû fuir le territoire et se réfugier au Clan du Tigre. Là, elle leur a expliqué la situation et ils l’ont prise sous leur aile.”
“Une léoparde solitaire accueillie par le Clan du Tigre… C’est le monde à l’envers…” tout comme la présence de guerriers du Clan de la Rivière au Tonnerre se garda-t-elle d’ajouter. “Et ensuite ?”
L’ancien bailla à s’en décrocher la mâchoire.

“Je crois que c’est bientôt l’heure de la sieste, Petit Rossignol. Je pense que nous devrions revenir plus tard pour connaître la suite de l’histoire, d’accord ?” La mine de Petit Rossignol s’affaissa mais elle ne la contredit pas, consciente que les anciens étaient souvent fatigués et avaient besoin de se reposer régulièrement. Après réflexion, ils étaient un peu comme des chatons, en vieux.
“D’accord, d’accord. Mais j’ai hâte de connaître la suite !”
“Je n’en doute pas !” s’esclaffa l’ancien, visiblement ravi d’avoir égayé la journée de la chatonne, et d’avoir pu profiter de sa compagnie également. “Merci Petit Rossignol ! Je te raconte la fin de l’histoire demain sans faute.”
“Chouette ! Merci beaucoup, à demain !”

C’est la queue haute qu’elle quitta la tanière des anciens, un signe qui ne passa pas inaperçu auprès de la reine qui l’avait accompagnée. Il était parfois difficile d’éveiller l’intérêt de Petit Rossignol depuis qu’elle avait perdu sa mère, mais chaque petite occupation qui l’intéressait représentait un pas de plus dans la vie de la petite marbrée et était une victoire.
“Veux-tu rester un peu ici et jouer avec ton frère et les autres ?”
Petit Rossignol réfléchit un instant. Elle aurait bien regagné l’ombre réconfortante de la pouponnière, presque vide à l’heure actuelle, mais pourquoi ne pas rester un peu plus longtemps et profiter de la chaleur en ce début d’après-midi ?
“Je veux bien rester m’amuser, mais de mon côté. Ça va aller ne t’en fais pas pour moi !” promit-elle en constatant la mine concernée de la reine. “Tu peux discuter avec les autres, je ne m’éloigne pas de toute façon.”
La reine pouvait lui faire confiance là-dessus, Petit Rossignol avait toujours respecté les limites qui lui imposait, à tel point qu’on lui faisait même assez confiance pour la laisser vagabonder un peu plus loin que prévu, quand elle le demandait et à condition d’être sous la surveillance d’un adulte.
Quand la reine inclina la tête pour lui signifier son accord, elle se cabra et partit galoper sur quelques mètres, à la recherche de quelque chose à inspecter, grimper, attraper…
Quelle était cette ombre qui se dessinait derrière elle ? Surprise, la minette fit volte-face et se coucha presque à ras du sol en réalisant à qui elle avait affaire.

La rumeur de la bonne nouvelle s'était immiscée dans toute leur forêt Tonnerre: l'enfant de la chatte de la Rivière était enfin guérie (Amour-en-Cage travaillait d'arrache-patte depuis le début des neiges), et elles rentraient chez elles aujourd'hui.

La rumeur de la bonne nouvelle avait fait se dresser les poils de quelques pelisses - une bouchée de dissidents avait décidé qu'il s'agissait du meilleur moment pour les attaquer, et c'est par ordre préventif que Coup de Foudre avait personnellement escorté leurs invitées jusqu'aux Rochers du Soleil. Coup de Foudre, et sa fille, Source de Secrets, car les talents de cette dernière dissuadaient les dissidents de tenter le moindre méfait - la peur d'être reconnus et réprimandés ensuite était plus forte, maintenant que Coup de Foudre utilisait à plein escient la mémoire sans pareille de sa fille. Il n'était plus un "Vieux Fou" "Tombeur" "À la Tête Cassée". Il était leur lieutenant, et bien que les murmures à son égard ne s'étaient pas complètement tus, le Clan du Tonnerre tâchait d'être plus prudent quant à quel genre de rumeurs il faisait courir sur lui - car lui-même les alimentait. Lui-même se prêtait au jeu. Et il y avait un avantage à autant de dissidence dans le Clan: la tanière des anciens était resplandissante de litières propres, neuves et nettoyées.

Après avoir dit aurevoir à son amie et sa fille, il était rentré au campement (il s'était épargné le voyage d'une frontière à l'autre cette fois) pour trainer ses pattes en direction de la pile de gibier, qu'une ombre se mouva dans le coin de son oeil. Il recula la tête et baissa les yeux sur un petit chaton qui s'était aplati devant lui. Cette réaction le prit par surprise, aussi il s'interrompit dans sa marche, penchant sa tête dans un angle qui fit balotter ses longs poils d'oreilles. Qu'est-ce que signifiait cette position? À défaut de comprendre, il choisit d'imiter derechef le chaton.

Devant elle s'applatit sur le ventre le lieutenant du Clan, la croupe levée, la queue ondulant derrière lui, dans une position miroitant la sienne.

— « Eh bien alors?  Tu t'es perdue?

Sans Source à ses côtés, aucune idée il s'adressait à qui ni qui étaient ses parents, mais qu'à cela ne tienne, bien qu'il n'avait pas l'habitude d'avoir des chatons dans les pattes à moins de traîner à la pouponnière (chose qu'il n'avait plus vraiment le loisir de faire, depuis que sa dernière portée était Nuage et avait changée de tanière) il ne négligeait pas leur vision - surtout celles de ceux qui n'avaient pas encore été radicalisés par les reines ou les anciens. Qui sait si, à cette hauteur, elle ne voyait pas des choses qui lui échappaient?

Elle écarquilla tellement les yeux en voyant le lieutenant s’abaisser à sa hauteur que ses pupilles se disaient presque “non”. Le plus troublant était qu’il la transperçait des yeux et paraissait en train de sonder son âme à la recherche de quelque chose. Petit Rossignol avait déjà entendu de drôles d’histoire à propos de Coup de Foudre et de ses débauches sans comprendre exactement de quoi il retournait, ni trop y faire attention d’ailleurs. Mais se retrouver face à lui dans cette position lui faisait découvrir un tout autre visage de ce lieutenant qu’elle n’avait aperçu que de loin, de temps à autre. Que pouvait-il bien lui vouloir ? Pourquoi s’était-il installé dans cette position ? Il lui donnait la désagréable impression de la ridiculiser. Heureusement les autres chatons ne semblaient pas s’être rendus compte de cette interaction, trop occupés qu’ils étaient à batifoler devant la pouponnière.

“Eh bien alors ? Tu t'es perdue ?”

Elle déglutit, se força à détacher son regard des marbrures sombres du matou -qui n’étaient pas sans rappeler les siennes- pour planter ses yeux dans les prunelles insondables de Coup de Foudre. Son poil se hérissa, elle repositionna ses pattes sous son ventre et aplatit l’échine? Faisant appel à toute la concentration nécessaire pour ne pas flancher.

“J’étais juste sortie de la tanière des anciens pour jouer. Les reines me surveillent.” ajouta-t-elle dans l’espoir de ne pas paraître effrayée. Coup de Foudre est notre lieutenant, il ne va pas me manger. Ressaisis-toi bon sang ! Imagine si Cœur de Puma te voyait dans cet état, que penserait-il ? Déterminée, elle bomba un peu le poitrail -sans trop en faire pour ne pas paraître défiante. Voyant que les reines n’allaient pas intervenir (Petit Rossignol leur jeta un regard en coin : elles semblaient intriguées mais n’avaient pas pour autant mis un terme à leur discussion, leurs yeux rivés sur la chatonne et le matou) la minette reprit du poil de la bête et se redressa. La crainte avait cédé sa place à la curiosité et elle adressa au lieutenant un regard interrogateur.

“Est-ce que j’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?”

Oui, c’était bel est bien la question qu’elle se posait, parce qu’elle avait affaire à un drôle de comportement de la part de son aîné, et qu’elle aurait bien aimé comprendre ce qui était en train de se passer à l’instant.

S'il lui miroita sa position, le chaton, en revanche, miroita sa surprise. Ses yeux s'étaient faits tellement ronds face au lieutenant qu'il en aurait peut-être ri s'il lui restait ne serait-ce qu'un iota de joie-de-vivre. Il s'intéressa à ses non-dits - il la vit déglutir, il suivit discrètement la direction de ses yeux qui se coulèrent le long de ses marbrures, lui décochant, en silence, le genre de sourire hermétique qu'il réservait au reste des membres de son Clan. Le genre de sourire qu'il était impossible de deviner s'il fut sincère ou non. Et elle brava ce sourire, et soutint son regard du sien, trahie toutefois par ses poils qui se hérrissèrent sur son petit corps.

— « J’étais juste sortie de la tanière des anciens pour jouer. Les reines me surveillent.

Coup de Foudre cilla, sans relancer le chaton. Elle était articulée - exempte du verbomoteur comme Chance à l'époque, et sans trébucher sur les pronoms comme Source à la sienne. Il suivit son regard vers les reines - dans la mêlée il ne reconnut qu'Ourse Polaire, la saluant en ondulant la queue, et elle lui rendit à peine plus qu'en abaissant les oreilles, s'efforçant à sourire. Il n'ignorait pas la tristesse dans ses yeux (ni ce qu'elle signifiait), mais passons. Revenons-en au chaton: il l'observa se ragaillardir, bombant le torse, troquant sa peur pour miroiter à Coup de Foudre la même curiosité qui brillait dans ses yeux.

— « Est-ce que j’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?
C'était la première conclusion à laquelle elle sautait? Le Lieutenant plissa ses paupières, tirant une commissure sur cet air pas peu déplu.

— C'est ce que tu penses que ma réaction signifie? Intéressant. »

Il profita de la position pour s'étirer le dos, maintenant que la stupeur était écartée. Il écarta ses phalanges, sortant ses griffes pour racler le sol frais du printemps qui les tirait, eux comme leur flore et leurs arbres, de la misère qu'avait été le dernier hiver. Il ne se releva pas immédiatement, gardant cette position le menton à ras-le-sol pour permettre au chaton de le regarder dans les yeux, sans se tordre le cou ou se forcer à se reculer.

— « Tu peux te détendre. Il lui dit. Tu t'es couchée devant moi et comme je n'ai pas compris pourquoi, je t'ai imité. Le mimétisme est l'une de nos meilleures qualités, tu sais?

Imiter la position des autres, le débit de leur voix, les mots qu'ils choisissent... Ça endort la méfiance.

Coup de Foudre pencha la tête de l'autre côté, et un éclat espiègle reluit dans ses yeux en gloussant:

— Ou, dans ton cas, la peur.   Je me trompe? ♡ »

“C'est ce que tu penses que ma réaction signifie? Intéressant.”

Il fallut un peu de temps à Petit Rossignol pour rassembler toutes les émotions contradictoires qui fusaient de part et d’autre de sa boîte crânienne. Elle s’efforça de faire le vide dans son esprit -vide qui se fit tout seul lorsqu’elle se focalisa sur les griffes du matou qui profita d’un puissant rayon de soleil pour s’étirer la colonne vertébrale en bon pacha. Elles étaient incroyablement longues et brillantes, rien à voir avec les petites griffes encore toutes molles qui terminaient ses propres pattes. Le regard empli d’admiration pour ces armes fatales, elle se demanda si elle aussi en aurait d’aussi belles et dangereuses en un jour.

“Tu peux te détendre. Tu t'es couchée devant moi et comme je n'ai pas compris pourquoi, je t'ai imité. Le mimétisme est l'une de nos meilleures qualités, tu sais ?”

Ouf, au moins elle ne l'avait pas offensé ! Elle se concentra de toutes ses forces afin de bien imprimer les paroles de Coup de Foudre et être en mesure de lui répondre sans perdre ses moyens : hors de question de passer pour une couarde ! Et en même temps, même si Petit Rossignol avait soif d’apprendre et très hâte d’être apprentie -et donc, par extension, de faire ses preuves le plus tôt possible, ce qui impliquait ici et maintenant ; il lui semblait qu’il lui expliquait des choses avec des mots qu’un chaton n’était pas tout à fait à même de comprendre. Son intuition lui faisant deviner qu’il y avait là-dedans beaucoup de sous-entendus, l’expression de son visage s’assombrit et elle ne chercha pas à le dissimuler. C’était comme si Coup de Foudre essayait de lui transmettre un message caché, quelque chose qui était plutôt réservé aux “grands” et dont elle s’était toujours tenue à l’écart. Se retrouver confrontée à une telle situation en présence de leur futur meneur était extrêmement déroutant pour un petit chaton comme elle qui avait tendance à se méfier des autres et de leurs idées, en dehors de son père et son frère. Encore plus quand on avait conscience d’être trop jeune pour comprendre tous les enjeux dans ce genre de discussion. Elle en éprouvait presque de la frustration.
Ou bien elle se faisait tout simplement des idées : mais une petite voix dans son cœur lui soufflait qu'il y avait une part de vérité dans sa réflexion.
Elle ne voulait pas que Coup de Foudre pense qu’elle soit peureuse, elle ne voulait pas non plus lui cacher la vérité.

“C’est que… Eh bien, il est vrai que je suis un peu, un peu... impressionné ?” Elle se détesta d’avoir prononcé ces mots d’une toute petite voix et se racla la gorge. “Mais c’est normal, non ?” ajouta-t-elle d’un ton agacé qui s’adressait à elle-même. Après tout, quel chaton n'était pas impressionné par n'importe quel aîné expérimenté ou haut-placé dans la hiérarchie de Clan ? À part les insolents et les irrespectueux ?

Son regard se perdit dans les deux mers de soleil qui brillaient en face d’elle. Il lui semblait que Coup de Foudre avait toujours eu le regard teinté d’amertume, mais maintenant qu’elle avait l’occasion de le dévisager de si près, elle put effectivement constater l’absence qui baignait dans ce miel doré. Est-ce que cela avait un lien avec ce qu’elle avait entendu dire sur lui ? Que pouvaient bien raconter ces deux prunelles solaires dont on disait qu’elles avaient perdu leur éclat ?
L’effet miroir sembla se révéler à elle tout d’un coup. La position, l’expression, et même les marbrures et leurs yeux, pratiquement de la même couleur, renforçaient l’effet. À la fois fascinée et perturbée, Petit Rossignol le brisa en se rasseyant. Elle n’était pas bien haute comparé au lieutenant, mais elle dut reconnaître qu’il avait réussi à briser la glace. Elle se sentait beaucoup plus apaisée. Néanmoins, une question la taraudait.

“Est-ce que ça, je vais l’apprendre quand je serai apprentie ? Ou s’agit-il de quelque chose d’un peu plus, euh, subtil ?”

Et par subtil, elle entendait “ce qu’il se passe entre les adultes”. Elle jeta un œil aux reines et à Ourse Polaire. Elles étaient restées en retrait et Petit Rossignol ne savait pas si elle pouvaient écouter leur conversation de là où elles s’étaient postées, mais elle les savait prêtes à intervenir au moindre dérapage de sa part. La chatonne avait trop peur de faire un faux pas, si vite arrivé dans un clan avec autant de personnalités variées et de tensions. Elle prit soudain conscience -comme cela lui arrivait quelquefois- de la complexité des choses. Elle espérait que tout s’éclaircirait au fur et à mesure, et que les choses qui lui paraissaient complexes lui sauteraient aux yeux comme une évidence.
Bref, elle espérait que tout serait plus facile en grandissant.

— « C’est que… Eh bien, il est vrai que je suis un peu, un peu... Elle cherchait ses mots. ...Impressionnée ? L'inflexion d'une question - l'incertitude d'avoir raison - à tout le moins normal, pour un chaton (même si ceux de sa dernière portée, prenons Ciel et Brisé, étaient plutôt persuadés du contraire).
— Mm.
— Mais c’est normal, non ?
— Ha hah, d'être impressionée? »

Ou d'être impressionable - mais il se retint de lui dire, mesurant en toute fin que tordre autant ses mots pourrait vexer le chaton. Il ne savait pas son nom. Il ne savait pas de qui elle était la fille - pas d'Ourse Polaire, elle lui aurait dit - alors à ses yeux, à cet instant, elle était un être d'une infinité de possibilités absorbant le moindre de ses mots, intériorisant la moindre de ses leçons. Il la vit réfléchir, d'ailleurs - il ne sut trop sur quoi.

Coup de Foudre avait l'oeil pour voir ce que les autres cachaient, mais même lui ne put comprendre le tout petit conflit qui lui prit lorsqu'elle fit face à sa propre confusion, sa propre impuissance de ne pouvoir comprendre tout à fait toutes les nuances derrière les tons et les mots et la bonhomie de son sourire. Ces mondanités lui échappaient, mais elle avait l'oeil pour le constater, et le courage de regarder dans les yeux du Lieutenant, de les fixer, de se plonger dedans, et ce avec la même intensité que les Chats de la Rivière la scannait à la recherche des ombres qui se cachaient sous la surface. Et dans les yeux de Coup de Foudre, que signifiaient ces ombres?

— « Est-ce que ça, je vais l’apprendre quand je serai apprentie ? Ou s’agit-il de quelque chose d’un peu plus, euh, subtil ?
— Mm, qui sait? Je connais des guerriers qui ne l'apprendront jamais - "Quand je suis triste, je mange" -  ... ça dépendra de ton mentor, non?

Une pensée fit irruption dans sa tête - je recommence. Une pensée fit intrusion dans sa tête, et elle lui aurait fait raidir les épaules et sortir les griffes et grogner en hérrissant son poil, mais tout ce qui le trahit fut un tic de son oreille guérie. Il ne voulait pas y penser - il était encore trop tôt pour y penser.

— « Mais à la base, c'est une technique de chasse.

Les chatons apprenaient à chasser en imitant leurs mères ou leurs mentors, puis les apprentis apprenaient à chasser spécifiquement des espèces en observant leur comportement, les stimulis, leur mécanique. Coup de Foudre se contentait d'appliquer socialement ces techniques. Il chassait les mensonges et les non-dits en quelque sorte, car peu importe ce que les reines voulaient faire croire en vantant la prétendue pureté de leurs petits, les chatons étaient malins, et faisaient souvent preuve de plus d'ingéniosité que les générations les précédant.

Il descendit sa croupe, fléchit des jarrets, fit mine de ni vraiment se coucher, ni vraiment se lever, se maintenant accroupi à la hauteur de sa "proie" pour la même raison que précédemment. Il rentra les griffes et redressa sa tête. Adulte et Chaton, respectivement marbrés tous les deux, partageant les mêmes yeux et dedans, y faisant briller la même curiosité.

— « Quel est ton nom?

Coup de Foudre n'utilisait presque jamais les noms complets des autres chats. Même ceux des guerriers étaient raccourcis à des sobriquets faciles à se rappeler - faciles à se rappeler et à se répéter et à soutirer à Source si l'amnésie les lui faisait oublier. L'amnésie, ou le désintérêt, mais à l'instant il était tout sauf.

Vraiment bizarre, notre lieutenant. Il n’avait pas l’air d’avoir toute sa tête. Une technique de chasse ? Oui, sûrement… Semi-convaincue, Petit Rossignol détacha une fois de plus son regard de Coup de Foudre pour croiser celui d’une des reines, qui la fixa intensément comme pour l’encourager. Bien, si on ne lui disait rien, c’était que tout se déroulait comme il faut.

“Quel est ton nom ?”

Une once de vexation piqua le cœur de la petite marbrée : voilà qui avait de quoi désappointer. Elle savait par les reines que le matou avait quelques petits défauts, mais tout de même, ne pas reconnaître un membre de son propre Clan ! Même elle connaissait le nom de tout le monde ici. N’était-ce pas le devoir d’un meneur d’être proche de son Clan et de connaître chacun de ses membres presque personnellement ? Petit Rossignol s’était attendue à ce que le lieutenant la reconnaisse sur-le-champ -elle avait d’ailleurs cru, jusqu’ici, que c’était le cas. Est-ce que ce vilain oubli n’était qu’un petit accident, ou témoignait-il d’une négligence qu’on attribuait déjà assez souvent à Coup de Foudre ? Décidément, ce matou était quasiment impossible à comprendre. Au fil de sa réflexion, la chatonne commençait à penser que c’était le vétéran qui avait un problème. Elle examina les longues touffes de poils crème qui jaillissaient de ses grandes oreilles.

“C’est moi, Petit Rossignol !” se contenta-t-elle de répondre, toujours interloquée. “La fille de Cœur de Puma et… de Tornade Vive.” son cœur se vida de toute émotion lorsqu’elle prononça le nom de sa défunte mère. Tu l’as oubliée, elle aussi ? pensa-t-elle, avant de s’auto-réprimander. Il ne faut pas que je pense ce genre de chose… c’est mal et déloyal, et Cœur de Puma ne serait pas d’accord avec ça. Elle baissa la tête. Peut-être avait-il entendu parler de l’incident qui avait causé la perte de Tornade Vive ? Peut-être avait-il entendu parler des pauvres Petit Rossignol et Petit Lézard, et d’à quel point leur père était affectée par la disparition de la guerrière. Peut-être était-il au courant que Petit Rossignol pouvait parfois se montrer difficile et qu’il avait eu écho de son tempérament obstiné. “Je suis désolée. Elle me manque. J’essaye de faire ce que je peux pour oublier… C’est juste que ce n’est pas facile !” à court de mots, elle se mit à regarder frénétiquement autour d’elle comme si les paroles qu’elles cherchait étaient cachée dans les buissons. “Les reines sont très gentilles et j’écoute toujours ce qu’elles disent !”

Vraiment bizarre, ce chaton. D'où lui venait cette vexation? C'était flatteur, non, que le Lieutenant s'intéresse suffisament à elle pour lui demander son nom? Qu'il s'interrompe dans ses responsabilités d'aujourd'hui (nottament aller à la pile de gibier compter les stocks suivant le départ de Muguet et Lavande) pour prendre le temps de s'observer mutuellement? À l'époque où il était Lieutenant, Étoile de Cendre fuyait les conversations. Étoile de Vautour, avant lui, les coupait courtes.

— C’est moi, Petit Rossignol !
"C'est moi" - comme si cette insistance avait pu susciter le moindre souvenir au bengal. La fille de Coeur de Puma et… de Tornade Vive. »

Coup de Foudre jeta un discret coup d'oeil autour pour voir si Source n'était pas dans les parages - raté. C'est que ni le nom du père, ni le nom de la mère n'éveillaient des pelages dans le blizzard de ses mémoires. Ça ne fait rien: Coup de Foudre écouta attentivement la façon dont Rossignol   Rossignol   Rossignol lui parla d'eux, et les nondits qui s'ensuivirent. Il avait dénoté une hésitation à la mention de "Tornade Vive". Une relation compliquée? Non, elle l'avait dit dans un souffle, comme une flammèche s'éteint, ayant pu jurer qu'une fine fumée venait de lui échapper de la bouche. Et elle baissa la tête - un nouveau conflit avait du naître dedans, mais Coup de Foudre se concentra plutôt sur l'expression de la petite, plus particulièrement ses yeux, qui s'étaient assombris.

...Comme les siens.

— « Je suis désolée. Elle me manque.
Ce qu'il fallait démontrer.

— J’essaye de faire ce que je peux pour oublier… C’est juste que ce n’est pas facile !
— Oublier? »
Rossignol fuit son regard à la recherche d'on ne sait quoi, on se sait qui (on savait très bien qui), mais Coup de Foudre n'était pas étranger à cette tentative de diversion.

— « Les reines sont très gentilles et j’écoute toujours ce qu’elles disent ! »

Le pensait-elle vraiment, ou essayait-elle d'engourdir sa tristesse, sa douleur, son manque en le meublant de mots et de platitudes? Le bengal cligna lentement des paupières, intériorisant ses découvertes, et puis il s'assied, posant la patte dans le dos du chaton, le lui lissant d'une caresse. Il fléchit des coudes et tendit le cou en inclinant la tête vers le bas, s'humblant devant elle:

— « Je suis désolé pour ta mère, Rossignol. »

Il n'avait pas besoin de rouvrir les yeux pour savoir qu'Ourse Polaire le couvait avec ce sourire à la fois triste et inquiet. Combien de lunes s'étaient écoulées depuis que leur précédente guérisseuse, Secret du Firmament, avait été trouvée, le corps déchiqueté par des chiens? ...Combien de lunes s'étaient écoulées depuis que sa meilleure amie, et la mère de ses enfants, n'était plus de ce monde. Ni ici, ni à la Toison Argentée - la pensée lui fit rouvrir les yeux et lui fit suivre, distraitement, le petit profil de Bec Croisé tôt rejoint par la silhouette allongée de Nuage Brisé à sa charge. ...Déjà Nuages, hein...? Le temps lui sembla se distordre davantage entre ses pattes. Bientôt naîtraient des générations de chatons n'ayant jamais connu Fifi. Bientôt - il avorta la suite car c'était trop tôt.

Petit à petit il radoucit l'étreinte avec Rossignol, glissant sa patte au sol en lui rendant sa liberté. Mais une chose l'agaçait encore:

— « Ce sont les reines qui te disent de l'oublier?

La surprise atteint le paroxysme quand le lieutenant s’inclina quasiment devant elle. Cet honneur, n’était-il pas réservé aux chefs et aux guérisseurs ? Plutôt que de se sentir respectée -même si c’était le cas, elle le savait, du moins elle le pensait- un manteau de perplexité recouvrit son cœur d’où lui parvenaient toutes ses intuitions. C’était un drôle de geste auquel elle avait droit. Sans lancer de regard aux reines cette fois, elle se doutait qu’elles devaient épier la scène d’un œil curieux et concerné. Malgré tout Petit Rossignol voulut croire à la sincérité de ce geste. Elle ferma les yeux -au sens littéral comme au figuré- et accepta la caresse affectueuse telle qu’elle se présentait à elle : une simple démonstration de compassion et de la bienveillance. C’était juste un peu bizarre que ce soit le lieutenant à la place d’une reine ou de son père, mais pourquoi pas. Après tout, c’était comme si elle vivait dans une immense famille ! Coup de Foudre finit par lui laisser un peu d’espace en se redressant à peine. La chatonne en profita cette fois pour le fixer intensément. Sans trop savoir pourquoi, les yeux du matou aux grandes oreilles velues provoquaient une étrange fascination en elle. Tant pis si c’était impoli de le dévisager ainsi -elle en éprouvait soudainement un besoin obsessionnel de creuser au-delà des iris dorés du lieutenant. Peut-être était-ce leur ressemblance qui la perturbait ? Petit Rossignol savait qu’ils n’avaient aucun lien familial mais les motifs de leurs marbrures, cette couleur d’yeux, ce regard… Ça y est, elle avait compris. Non seulement ce regard brillant lui renvoyait sa propre image, mais en plus de cela, elle se retrouvait elle-même à l’intérieur, quelque part au fond derrière ces pupilles noires et verticale qui fendaient son visage comme deux voiles cosmiques s’écartant et se rapprochant tour à tour.
Pourtant cet échange silencieux ne dura que quelques secondes. Elle revint vite à la raison. Il fallait peut-être qu’elle réponde à sa question non ?

“Les reines ?” s’étonna Petit Rossignol. “Non… Les reines s’occupent de moi, normalement, je veux dire, en tout cas elles ne…” Décidément, c’était déjà compliqué de s’exprimer car il lui manquait encore un peu de vocabulaire et trouver les justes mots pour traduire sa pensée n’était pas une mince affaire. “Je n’ai pas l’impression qu’elles essaient de m’imprégner le crâne de quoi que ce soit ! Elles me disent même de penser par moi-même -juste, que je dois faire attention aux autres, et fidèle à qui je suis” sans ajouter qu’elle ne savait pas vraiment encore qui elle était, même si elle comprenait où ses mères de substitution voulaient en venir. “Mais merci pour maman… Enfin Tornade Vive. Je me suis mal exprimée tout à l’heure, ce que je voulais dire” elle inspira profondément, comme si elle s’apprêtait à plonger sous l’eau de la rivière sans savoir quand est-ce qu’elle en réémergerait “c’est que j’aimerais ne plus avoir affaire à ces sombres pensées quand je pense à elle. C’est ça qui n’est pas facile. Alors je me dis que je ne suis pas la seule dans ce pétrin, et que d’autres avant moi l’ont déjà vécu et ont appris à vivre avec…” Oulah, attention Petit Rossignol, ne parle pas trop vite ! Le lieutenant ne faisait-il pas partie de ces chats concernés ? Elle ne savait pas encore très exactement ce qu’il s’était passé tout avant sa naissance mais de toute façon, en tant que lieutenant et vétéran, il avait forcément déjà dû affronter ce genre d’épreuve par le passé. Elle préféra vite changer de sujet. “J’ai Petit Lézard et Cœur de Puma. C’est déjà bien, j'ai de la chance.”
Et encore. Elle n’avait aucun problème avec son frère, mais appréhender son père était une toute autre difficulté. Parfois il lui semblait qu’elle le connaissait par cœur, d’autres fois il devenait presque comme… un étranger.

Alors que Coup de Foudre, avec qui elle n’avait jamais eu d’interaction, parlait plus à son âme que lui. Que les reines. Que… que n’importe qui d’autre, en fait.
Voilà quelque chose qu’elle n’avait jamais envisagé. Ce pourrait-il que lieutenant soit plus à-même de la comprendre que n’importe qui d’autre ?

— Les reines ? Non… Les reines s’occupent de moi, normalement, je veux dire, en tout cas elles ne… Rossignol s'interrompit, mais ce n'était pas par dissimulation, elle semblait distinctement chercher comment s'exprimer. Je n’ai pas l’impression qu’elles essaient de m’imprégner le crâne de quoi que ce soit ! Voilà, elle n'en avait pas "l'impression". Elles me disent même de penser par moi-même - juste, que je dois faire attention aux autres, et fidèle à qui je suis.
— Fidèle à qui tu es?
— Mais merci pour maman…

Enfin Tornade Vive. Je me suis mal exprimée tout à l’heure, ce que je voulais dire, elle prit un grand souffle et à cet instant, à cette seconde, micro-seconde même, il ne s'était pas rendu compte qu'il avait pris la même et qu'il plongeaient dans les mêmes eaux.

Cependant si celles de Rossignol étaient figuratives, le lieutenant sentit presqu'aussitôt la pression et le courant se réverbérer dans le moindre follicule de son pelage.

... c’est que j’aimerais ne plus avoir affaire à ces sombres pensées quand je pense à elle. C’est ça qui n’est pas facile. Alors je me dis que je ne suis pas la seule dans ce pétrin, et que d’autres avant moi l’ont déjà vécu et ont appris à vivre avec… »

La voix se déformait et il balottait sous les eaux - le froid de l'automne(?) lui mordit la nuque (il le chassa en tiquant de l'oreille), canalisant sa détresse hypersensorielle à la terre qu'il grattait à son insu. Il cligna des yeux. Les crus s'évanouirent et il lâcha une longue exhalation qui lui fit descendre les épaules. Il cligna à nouveau, ils étaient de retour dans le campement du Tonnerre, au sec et sous le soleil du midi, à l'air du printemps, tout près du couvert des arbres qui éclosaient. ...Il souffla le reste de son air par le nez, versa son poids dans une patte et s'ébroua de tout son long en se hissant sur les quatre, se débarrassant de toute sensation fantôme qui lui grouillait encore dessus.

— « J’ai Petit Lézard et Cœur de Puma. C’est déjà bien, j'ai de la chance.

Il sourit. Par automatisme bien sûr, et aussi car il eut l'intuition que c'est la réaction que la petite voulait de lui. De la reconnaissance - même s'il ne reconnaissait pas son nom. De la compassion - même si sa tête cassée lui interdisait de la ressentir. Mais cela ne lui empêchait de refléter exactement à la petite ses propres réactions. De comprendre au poil près tout de la douleur qu'elle ressentait.

— ...Personnellement,

je ne crois pas qu'il faille oublier quoi que ce soit. Les sombres pensées sont aussi importantes que celles qui sont plus... il fit la moue. Ce fut à lui de chercher ses mots. ... Claires.

Ça l'amusait. Il s'étira à nouveau - vers le haut cette fois, en montant hautes les épaules et en écrasant son bas ventre et sa croupe vers le sol. Il se redressa, ragaillardi à son tour.

— J'espère que tu tiendras ta parole, Rossignol. Trop de guerriers répètent les conneries de leurs aînés. Il grimaça, fit la moue, ignora l'air réprobateur des quelques reines qui l'entendaient. De nouvelles visions ne feraient pas de tort.

Son air s'était blasé, mais l'ombre d'un sourire avait passé sur ses babines, et une ombre, dans ses yeux, les avaient momentanément voilés de tristesse.

— « Tu as une... capacité d'observation qui te démarque des autres chatons de ton âge, tu sais? Il avait vu toute l'intensité de savoir et de découvrir qui avait brûlé dans les yeux de la petite. Avait-elle internalisé sa leçon sur le mimétisme?

Je suis sûr que Tornade Vive serait fière de te voir garder la tête haute, mais, et il fit un pas là où elle aurait eu besoin d'en faire cinq, les jeunes pousses ont besoin de la pluie, pour grandir. Il glissa sa queue sous son petit menton pour lui lever la tête, sans briser le contact visuel. Ne sèche pas tes pleurs si tu en as besoin, mm? Le soulagement qui les succède vaut à tout observateur une (un sourire lui échappa) heh, clarté d'esprit non-néligeable.

Qui sait ce qu'un peu de recul te permettra de découvrir? »

Sa queue ondula à sa dérobée, la saluant sur son pas de départ tout en gardant un oeil sur elle, au cas où elle ait une dernière chose à lui dire avant d'aller à la pile de proies.