Intrusion || Petite Vague (flashback) - Abandon

À l'heure où tous les chatons de la forêt devaient dormir, la nuit avait bordé ses filles les étoiles sous une couverture de nuages où celles-ci se cachaient, l'obscurité dansant dans le camp tandis que le vent chantait des berceuses sur la lande. C'était doux, c'était beau. À l'heure où tous les chatons de la forêt devaient dormir, Doux Alizé s'était blottie contre sa portée, avec une tendresse et une attention toutes fidèles à son nom, les fourrures et les odeurs se mêlant en un cocon rassurant, une étreinte chaleureuse. À l'heure où tous les chatons de la forêt devaient dormir, pourtant, une petite silhouette demeurait les yeux grands ouverts, à compter les respirations régulières de ses frères et sœurs, sa fourrure rousse-dorée contrastant avec les leurs, ses prunelles turquoise fixées sur l'extérieur. Petite Vague avait toujours été curieuse. Curieuse de savoir pourquoi les oiseaux volaient. Curieuse de savoir pourquoi les nuages avançaient dans le ciel. Curieuse de savoir pourquoi les lapins avaient de longues oreilles. Curieuse de connaître le murmure de l'eau. Curieuse de connaître le Code, les guerriers, les sentinelles, les frontières et les terres libres, curieuse de savoir qui elle était, elle; curieuse de ce dernier point, en particulier, parce qu'en décrivant les couleurs du monde à maman Alizé, il avait bien fallu réaliser qu'elle était différente. Sa famille ne lui ressemblait pas vraiment...

Mais Doux Alizé avait parlé d'une autre dame, de sa sœur, d'ailleurs !
Une tante que Petite Vague n'avait jamais vue - et ça l'intriguait.
La fillette ne pouvait s'empêcher de se demander si quelque part...
Peut-être... Elle allait ressembler à quelqu'un de sa famille ?
Et puis, la famille, c'était important - ça, la petite fille le savait bien !
Alors il était temps de rencontrer Vent du Nord, leur grande guérisseuse.
(Et oui, trois heures du matin semblait l'horaire parfait, se disait l'enfant.)

Quand elle fut tout à fait sûre que sa portée dormait et que sa mère, bercée par Morphée, ne remarquerait pas son absence, Petite Vague se glissa, comme une ombre, comme un rêve, hors du nid de mousse, quittant la pouponnière. L'air était frais, la nuit était sombre - mais la fillette n'avait pas peur. Pas peur du noir, pas peur du vent, pas peur de la tanière qui s'ouvrit bientôt devant elle, s'offrant à son regard de pierres précieuses bleuté, émerveillé. Pas peur des ombres à l'odeur fraîche de plantes médicinales, pas peur du silence, pas peur de chaque pas qui la menait plus loin dans le couloir. Tout était calme... Bon, la tanière du guérisseur, c'était là ! Et Vent du Nord, maintenant ?

Petite Vague soutiendrait toujours qu'elle n'avait pas eu peur, quand une petite tape sur le dos l'avait fait se retourner. Pas eu peur de la silhouette plus grande qui, sur un ton calme et doux mais sévère, l'avait réprimandée. Parce que Petite Vague, elle n'avait peur de rien ! Et pourtant...

« Je ne savais pas que le Clan du Vent avait une nouvelle guérisseuse. Tu n’as rien à faire ici, Petite Vague. Doux Alizé va être morte d’inquiétude si elle réalise que tu n’es plus là. »

Vent du Nord faisait juste, juste un petit peu peur.
Enfin, deux secondes. Après, c'était surtout de la joie.
De l'excitation. De la curiosité. Et de la fierté, aussi.

« Alors c'est toi Vent du Nord ? » souffla la petite, ravie.
« C'est toi, la tante dont maman Alizé parlait ?
Je voulais juste te voir, elle parle souvent de toi !
Et puis, tu sais, je serai de retour avant qu'elle se réveille ! »

« À ton avis ? Tu vois un autre chat ici mis à part moi ? »

Un autre chaton aurait peut-être reculé, face au ton un peu sarcastique de la guérisseuse - Petite Vague esquissa simplement à l'attention de son aînée le plus grand des sourires, les yeux toujours aussi brillants, orbes de turquoise ciselés ayant capturé les astres. Vent du Nord, elle, avait levé les yeux au ciel, comme pour prendre à témoin de toutes autres étoiles; la fillette la regarda faire, admirant la silhouette plus grande aux yeux de ciel et de soleil. Et puis, soudain, elle s'envolait ! Petite Vague eut un rire enfantin quand sa tante la souleva, comme papa Tordue pouvait le faire parfois, restant sage tandis qu'on la transportait de la réserve de plantes vers la salle principale. C'était plus grand, plus près de l'extérieur aussi ! Rassurée, l'enfant remarqua néanmoins que la soigneuse ne la ramenait pas à la pouponnière.

« Écoute petite, tu peux pas t’en aller comme ça de la pouponnière en plein milieu de la nuit. Si tu voulais me voir, tu avais toute la journée pour le faire, et je suis sure qu’en demandant, Doux Alizé n’aurait pas dit non. »
« Mais la journée, maman Alizé dit que tu es très occupée ! Alors elle ne veut pas qu'on vienne te déranger... Surtout que la journée, si je demande, alors les autres veulent aussi - et ça, c'est trop d'agitation, dit maman ! »

Petite Vague aurait pu continuer encore longtemps comme ça, mais Vent du Nord l'impressionnait un peu: après tout, c'était la guérisseuse, c'était sa tante, elle connaissait les plantes et elle parlait aux Étoiles ! Elle était grande, elle était... La fillette observait autour d'elle avec curiosité, ses yeux papillonnant dans la pénombre mais s'accrochant, encore et encore, au regard vairon de la féline à la pelisse d'ombre et de lumière, à laquelle elle aurait voulu poser des milliers de questions. Sur les plantes, sur le Code du guérisseur, qu'elle ne connaissait pas - au contraire de celui des guerriers, ce dont l'enfant était très fière -, sur l'organisation de la tanière, sur le Clan des Étoiles, sur les territoires... Des milliers de questions qui scintillaient comme des soleils sur son petit visage plein d'admiration, mais qu'elle réprimait par respect - si fort que s'il avait fallu qu'il y en aie davantage, elle en aurait tremblé. Le silence était la plus belle offrande que Petite Vague puisse faire...

« Bon. Tant que tu es là, dis moi ce que tu veux savoir, avant que je te ramène. »

Ravie, Petite Vague sautilla sur place - s'interrompit de justesse avant de sauter au cou de Vent du Nord. Des réponses ? Son aînée lui offrait des réponses ? Mais alors, par où commencer, que dire, que faire ? Il y avait tant à apprendre, sur le monde, sur elles, sur leur famille, sur ce royaume de verdure encore inconnu, et sur le monde céleste !

« Et fais vite. Ma sœur est peut-être aveugle, mais elle voit le moindre problème bien plus vite que n’importe quel chat qui a encore ses deux yeux. »

Il n'en fallu pas plus pour que les questions déferlent enfin.

« Dis, pourquoi il y a plusieurs salles ici ? Les plantes dans l'autre salle, elles servent à quoi exactement ? C'est quoi, ton Code à toi ? Papa Tordue, il dit que c'est différent du Code du Guerrier. Comment tu es devenue guérisseuse, dis-moi ? Et pourquoi elle est aveugle, maman Alizé ? Dans la famille, est-ce que tu connais des chats qui soient roux comme moi ? » Petite voix, petite pause. « Je me sens toute seule à être rousse, parfois... » Un coup d'œil autour d'elle, et une autre question. « Est-ce que tu es seule, toi ? »

Lorsque Petite Vague se mit à sautiller, Vent du Nord ouvrit grand les yeux, surprise. Elle n’était pas vraiment habituée aux humeurs des enfants — ou plutôt, elle les avait oublié depuis son enfance. Elle évitait de rester trop longtemps à leur contact, trop longtemps dans la pouponnière pour éviter les regrets. Avoir des enfants lui était un rêve inaccessible à jamais, elle ne voulait pas se faire de fausses idées. Puis la petite déballa toutes ses questions à la suite, comme si, si elle ne se dépêchait pas de le faire, quelqu’un ou quelque chose viendrait les lui dévorer avant qu’elle ne puisse les exprimer à haute voix.

« Dis, pourquoi il y a plusieurs salles ici ? Les plantes dans l'autre salle, elles servent à quoi exactement ? C'est quoi, ton Code à toi ?
— Eh, tout doux.
— Papa Tordue, il dit que c'est différent du Code du Guerrier. Comment tu es devenue guérisseuse, dis-moi ? Et pourquoi elle est aveugle, maman Alizé ?
— Petite Vague, moins vite.
— Dans la famille, est-ce que tu connais des chats qui soient roux comme moi ?
Elle marqua enfin une pause, qui ne fut qu’un simple silence entre elle. Puis continua.
— Je me sens toute seule à être rousse, parfois... Est-ce que tu es seule, toi ?

Par le Clan des Étoiles, c’était un véritable moulin à parole. Un moulin à parole sans aucun filtre qui posait tout simplement les questions dont elle voulait les réponses, sans avoir à s’inquiéter des conséquences ou des répercussions. La guérisseuse resta de marbre face aux « comment tu es devenue guérisseuse », « pourquoi elle est aveugle » et « tu es seule, toi », mais dans les faits, elle aurait juste voulu revenir sur sa proposition, et envoyer la petite boule rousse bouler jusqu’à sa pouponnière.
Mais elle serra les crocs, se rappelant qu’à côté d’elle, elle avait été parfaitement ingrate et s’amuser à venir déranger Silence d’Hiver pour le simple plaisir de l’insulter et de l’humilier, pour le simple plaisir de lui rappeler qu’il n’était rien. Alors, pour ce qu’elle avait fait subir, elle pouvait bien prendre sur elle et répondre à quelques misérables questions.

Elle s’allongea en boule, les pattes recroquevillées sur elle pour se mettre à la hauteur de Petite Vague, et commença ses réponses.

— Tu parles tellement vite que j’ai même pas eu le temps de retenir tout ce que tu m’as dit. Essaie de bien articuler, et de faire plus de pauses. Mais bon...

Par ou commencer ? Et surtout, comment répondre ? Ce n’était qu’une enfant, elle n’allait tout de même pas lui raconter la terrible histoire du jour où Doux Alizé s’était fait arraché les yeux au beau milieu d’un champ de bataille, qui plus est en plein milieu de la nuit.

— Euh... commença-t-elle, visiblement mal à l’aise. Les plantes là bas c’est avec ça que je soigne les malades et les blessés. Ça n’a pas très bon gout, mais si tu restes sage et que tu écoutes ce que te disent les reines, tu n’auras probablement pas besoin d’y goûter. D’ailleurs, si je suis devenue guérisseuse, c’est parce que j’aime faire avaler des remèdes qui sentent vraiment pas bons aux crapules désobéissantes.

Ce n’était absolument pas la vérité, mais au moins, peut-être que ça la convaincrait d’écouter un peu plus Doux Alizé. De toute façon, elle n’avait pas vraiment envie d’aborder le sujet de son échec cuisant en tant qu’apprentie guerrière, et comment elle avait du mettre fin à ses rêves beaucoup trop prématurément.

— C’est les autres Clans qui ont rendu maman Alizé aveugle. Il n’y a pas de raison particulière, ils voulaient juste lui faire du mal. Garde bien en tête que les étrangers ne seront jamais tes alliés, Petite Vague. Qu’ils partagent ton sang ou non.

Ceux qui furent sa famille un jour, et qui l’avaient abandonné sur un nénuphar, avaient rompu tout lien avec elle le jour où elle fut acceptée au sein du Clan du Vent. Impure ou non, elle n’en restait pas moins l’une des leurs à partir du moment où elle vivait ici, et leur devait loyauté et fidélité. Vent du Nord voulait insister d’autant plus sur ce point qu’elle n’était pas née ici — avait donc des racines à l’étranger, et craignait le jour où elle voudrait peut-être retrouver sa vraie famille.

— Il y avait un autre roux ici. Je ne sais pas trop où il est parti, mais crois moi, il était con comme ses pattes. »

Déjà toute petite, elle ne l’aimait pas, parce qu’il avait volé son nom, bien qu’il fut baptisé avant elle.

« Tu parles tellement vite que j’ai même pas eu le temps de retenir tout ce que tu m’as dit. Essaie de bien articuler, et de faire plus de pauses. Mais bon... »

Vent du Nord était un peu plus sévère que maman Alizé - elle avait des yeux qui la fixaient, elle, des prunelles d'or et de saphir qui pouvaient donner une réprimande muette, et elle semblait avoir un peu plus de mal avec la pluie de questions. Mais elle s'était installée, couchée, près de la fillette, comme maman Alizé quand elle racontait des histoires, et elle l'écoutait, et elle répondait... Alors les orbes bicolores n'étaient pas trop intimidants, et dans l'air de la féline d'ombre et de lumière, Petite Vague trouvait encore de la sécurité. De la compréhension. Des réponses. Le cœur battant, la petite ouvrit grand les yeux et les oreilles, cherchant à retenir tout ce que lui disait son aînée, et à en apprendre le plus possible. Les adultes qui lui parlaient, qui lui répondaient, étaient si rares, hormis ses parents !

« Euh... Les plantes là bas c’est avec ça que je soigne les malades et les blessés. Ça n’a pas très bon gout, mais si tu restes sage et que tu écoutes ce que te disent les reines, tu n’auras probablement pas besoin d’y goûter. D’ailleurs, si je suis devenue guérisseuse, c’est parce que j’aime faire avaler des remèdes qui sentent vraiment pas bons aux crapules désobéissantes. »

Petite Vague esquissa un sourire, assise face à sa tante.
Elle était drôle, tata Venteuse ! Toute grognon, mais gentille.
Et elle savait tellement de choses ! Reprenant son sérieux, Vague écoutait.

« C’est les autres Clans qui ont rendu maman Alizé aveugle. Il n’y a pas de raison particulière, ils voulaient juste lui faire du mal. Garde bien en tête que les étrangers ne seront jamais tes alliés, Petite Vague. Qu’ils partagent ton sang ou non. »

Pour Petite Vague, qui lança un regard triste sur les membranes de ses pattes, c'était un monde qui s'écroulait. Parce qu'elle savait bien qu'elle était différente, le Clan lui faisait bien comprendre. Elle n'avait juste jamais pensé que quand les autres parlaient d'étrangers, ils parlaient des voleurs de couleurs. Et puis, devrait-elle un jour affronter des gens qui partageraient son sang ? Devrait-elle choisir ? Est-ce qu'un jour le Vent cesserait de voir en elle autre chose qu'une étrangère, une ennemie ?

« Mais c'est méchant ! » De petites larmes perlèrent à ses paupières.
« Pourquoi ils lui ont fait ça ? Pourquoi les Étoiles les ont laissés ? »

La petite moue de la fillette, faisant trembler ses moustaches, exprimait ses émotions plus encore que ses yeux où les étoiles se noyaient. Son cœur était triste, et pour la première fois, Petite Vague-peur-de-rien avait peur. De ça, l'avenir, de ne plus être aimée. Maman Alizé et papa Tordue la protégeaient toujours, de tout, mais... Est-ce que Vent du Nord, quand elle voyait Petite Vague, voyait aussi une méchante ?

« Il y avait un autre roux ici. Je ne sais pas trop où il est parti, mais crois moi, il était con comme ses pattes. »

La guérisseuse enchaîna sur cette phrase, et la fillette eut un rire, tentant de chasser les larmes de ses prunelles turquoise. Un autre roux... Bon, elle n'était pas venue pleurer auprès de sa tante, juste en savoir davantage sur le monde. Une nouvelle question, alors, fleurit sur sa langue, envahit l'air. Cette fois, elle serait sage, elle serait calme - bien articulée, avec le temps de répondre. Parce qu'après tout, Vent du Nord verrait bien qu'elle écoutait, qu'elle apprenait, et... Petite Vague, sous les yeux de sa tante, voulait simplement être aimée.

« C'est comment, d'être guérisseuse ? »

Confusion. Ce mot inscrit sur ses traits, Vent du Nord observait sa cadette de ses prunelles de ciel et de soleil, résolument incrédule. On aurait pu la croire statue, on aurait pu croire aussi que Petite Vague avait demandé l'impossible - avoir neuf vies, une fourrure violette ou des ailes de papillon - à voir comment la guérisseuse étudiait le petit feu follet, phénomène, devant elle. Naïve, la fillette, elle, attendait sa réponse, ses petites mirettes turquoise couvrant sa tante d'admiration et d'affection, en ronronnant. Faites que ce moment ne finisse jamais, priait-elle aux constellations, accrochant aux branches des étoiles ses rêves d'enfant... Une minute plus tard, Vent du Nord lâchait un petit mot, au milieu des ombres et du silence, Petite Vague attendant, aussi patiente que possible, ses réponses. Si elle était très sage, si elle apprenait vite, alors elle serait aimée, et elle pourrait aider ! Il fallait aider son Clan, protéger sa famille - c'était ce que disait Papa Tordue à ses "petites guerrières" ! Or Vent du Nord était aussi sa famille... Née d'étoiles et de vent, de sourires et de regards, plutôt que de sang; Petite Vague l'aiderait, apprendrait - et alors, espérait-elle, sa tante l'aimerait.

« ... pardon ? »

Sourire angélique, plein de curiosité toute enfantine.

« Tu poses vraiment de ces questions... »

Un autre chaton se serait peut-être excusé de poser ces questions - pas Petite Vague. Déjà, sa tante cherchait les mots pour lui répondre; alors la fillette ouvrit grand les oreilles et les yeux, concentrant toute son attention sur la féline de nuit et de lumière pour ne pas oublier les réponses. Elle avait hâte de savoir ! Et elle était contente, aussi, que Vent du Nord lui réponde sans la renvoyer à son nid ou à une boule de mousse; auprès de la guérisseuse, la jolie sang-mêlée, fille du nénuphar, se sentait grande.

« C’est... euh... Bah c’est... difficile, je dirais. Un peu comme tout... » balbutia l'aînée.
« Être guerrier ou sentinelle c’est difficile aussi mais c’est pas— c’est pas les mêmes difficultés, en fait. »
« Est-ce que c'est plus difficile ? » murmura l'autre, avant de retrouver le silence.
« Maaais... pour faire simple en fait mon travail c’est de — bah de soigner les malades, de guérir les blessures... d’accompagner les anciens qui doivent s’en aller jusqu’aux Étoiles et de communiquer les prophéties... enfin tout ce qui est Clan des Étoiles et compagnie c’est un peu moi la référante, si tu veux. »

Petite Vague leva les yeux vers le ciel, son regard turquoise se perdant vers la trouée à l'entrée de la tanière, d'où l'on pouvait voir un tout petit bout de ciel empli de nuages doux. Pas d'étoiles, ce soir, mais elles devaient être là, quelque part... En tout cas, elles étaient dans les yeux de la fille de Doux Alizé quand celle-ci souffla, reportant ses yeux sur Vent du Nord:

« Tu dois être très très forte, alors ! »

Une nouvelle question fleurit, naturelle.

« Dis... T'as pas d'apprentie, toi ? »

« Tu dois être très très forte, alors !
— Pas vraiment.
— Dis... T’as pas d’apprentie, toi ?
— Non.

Vent du Nord se mit à réfléchir, à penser à Corbeau Ensoleillé qui, bien qu’il avait commencé en même temps qu’elle, possédait déjà une apprentie depuis la lune dernière. Il ne vivrait plus jamais la solitude jusqu’à la fin de sa vie, et pour cette raison, elle lui était jalouse. Mais le jour où elle devrait former à son tour un chat de son Clan, qu’adviendrait-il ? Comment pourrait elle décemment former un apprenti en sachant pertinemment la vie qui l’attendait ? Ce à quoi il renoncerait ? Comment apprendre à un enfant à faire face à la mort quand le moindre échec de sa part pouvait l’y mener ? Comment leur confier une telle responsabilité quand elle s’était sentie elle-même écrasée par le poids de cette souffrance ?

— Je ne sais pas ce que tu as en tête —

Aurait-ce était pareil, si elle avait voulu cette vie ? Est-ce que ses rêves et ses illusions se seraient écrasées comme un corps se disloque et se brise misérablement pour mourir en tombant d’une falaise ?

— Mais ne te fais pas de fausses idées. Tu ne deviendras jamais mon apprentie.

Pourquoi ? Tout d’abord parce que Vent du Nord ne voudrait pas infliger ça aux protégés de sa soeur. Ensuite, parce que les Étoiles ne choisissait pas les sangs impurs. Et enfin...
Elle s’épargna la pensée de l’avenir incertain du chaton. Resterait-elle parmi eux, où serait-elle exilée le jour où aurait du se tenir son baptême ?

— Tu deviendras guerrière ou sentinelle comme tous les autres. », conclu-t-elle en détournant le regard. Elle ne pouvait pas lui mentir en la regardant droit dans les yeux.

« Pas vraiment. » avait dit Vent du Nord.

Et pourtant, il fallait être forte pour connaître tant de choses, tant de plantes, soigner le Vent seule et parler aux Étoiles, non ? Il fallait être forte, pour avoir les réponses et prendre soin des autres, chasser les méchantes maladies et la mort. Il fallait être forte, enfin, pour connaître les prophéties, et faire face aux difficultés, sans même une apprentie. Parce que...

« Non. »

La tante de Petite Vague n'avait pas d'apprenti, avec ou sans e final d'ailleurs. Silencieuse, la petite lisait sur le visage de sa tante des émotions conflictuelles, un mélange d'envie, de tristesse... D'inquiétude aussi. La même émotion qui se lisait sur le visage de maman Alizé dès que les chatons avaient trop envie de s'éloigner et partaient explorer. Comme si elle ne pouvait pas les protéger, alors que le camp, pourtant, était un lieu de calme, de jeux, de tendresse et de sécurité.

Et Vent du Nord, de quoi voulait-elle protéger ?

« Je ne sais pas ce que tu as en tête — »

Ou peut-être qu'elles le savaient toutes deux très bien.
Comme elles se doutaient toutes deux de la réponse.

« Mais ne te fais pas de fausses idées. Tu ne deviendras jamais mon apprentie. »

Une fois, Petite Vague avait rêvé qu'elle volait, plus haut que les nuages, jusqu'aux constellations; qu'elle parlait aux oiseaux, chantait avec eux, et les pourchassaient dans un ciel d'azur, le bleu doux de ses yeux colorant aussi l'horizon. Rien n'était impossible, pour la fille du nénuphar — après la terre, après l'eau que prédisaient ses pattes palmées, elle jouait avec le vent, elle découvrait l'air.

Et puis elle était tombée, quand ses ailes s'étaient volatilisées.
S'était réveillée en sursaut de ce rêve devenu cauchemar.

Cette nuit, la réponse de Vent du Nord aussi lui coupait les ailes. Mais plus que la tristesse, c'était une insatiable curiosité qui s'empara d'elle, face à cette petite phrase. Petite Vague, rêvant d'apprentissage, ne comprenait pas les émotions de sa tante, ses mots, la manière dont elle lui promis un noviciat de guerrière ou de sentinelle, comme à tous les autres. Elle ne comprenait pas le mouvement de tête fuyant de la guérisseuse, dont les prunelles de ciel et de soleil, d'eau et d'or, avaient disparu soudainement de son champ de vision pour jouer à cache-cache dans les ombres de l'antre.

Quatre pas. Quatre petits pas, de ses petites pattes.
Tout doucement, la chatonne de flammes s'approcha.
Posa le nez contre la fourrure blanche et noire parfumée de l'aînée
Yin et yang — pourtant, son âme tourmentée manquait d'harmonie...

« Pourquoi ? » murmura-t-elle alors.

Puis, tout doucement:

« Est-ce moi aussi, comme l'autre roux, tu ne m'aimes pas ? »