A child with a thorn in her heart [PV Vent du Nord] [Abandon]

Elle avait souvent l’impression d’avoir été balancée sans avertissement dans la vie d’adulte. L’impression d’avoir loupé quelques marches, d’avoir été forcée d’ignorer une partie plus insouciante de sa vie.
Ça avait commencé à... la mort de Plume Colorée ? Non. C’était bien plus tôt. Quand Petit Alizé, Petit Foehn et elle attendaient toutes les trois que leur mère revienne, se serrant l’unes contre l’autre pour se tenir chaud. Mais elle ne revenait pas. Ou, en tout cas, pas assez vite. Pas comme elle le devrait. Ça avait déclenché quelque chose chez Patte Venteuse ce jour là, quand elle avait réalisé que Brise Argentée ne faisait pas comme toutes les autres mamans et que ses sœurs la réclamaient souvent... alors elle l’avait confronté, lui avait donné son ressenti d’enfant, qu’on avait interprété comme une certaine maturité.
Alors on commença à lui demander d’agir avec cette maturité qu’on lui avait attribué. Bien sûr, ça ne collait pas — Patte Venteuse était une enfant, c’était bien trop pour un chaton. Elle préféra la fugue, mais fut retrouvée et mit sa mère en danger.
Les Étoiles, à leur tour, lui demandèrent d’être plus matures, et choisirent sa voie à sa place : guérisseuse. On la confronta à la mort, à la vie, à l’abandon, le tout en la plaçant simple spectatrice de la société, condamnée à devoir regarder les siens créer des liens forts sans pouvoir les rejoindre.
En tant que choix des Étoiles, on lui demanda son avis sur tout et rien, sur la politique fragile de son Clan, quand tout ce qu’elle voulait, c’était jouer à cache-cache avec les autres et partir à l’entraînement avec tout le monde.
On la laissa regarder sa famille se déchirer lentement, sans jamais lui demander si tout allait bien, parce qu’après tout, elle est guérisseuse non ? Peu importe son âge, tout ira bien, c’est son métier. Comme si son titre définissait sa personne... On emporta sa mère, la laissant responsable de deux adèlphes pour lesquelles elle devait se montrer forte, pour se faire pardonner de ne pas avoir réussi à la sauver. On éborgna sa sœur dans une guerre futile, on pleura la mort de son amante et de son autre sœur des suites d’un incendie. On laissa une autre partir, loin... Elle laissa une autre partir loin d’ici. Tout comme personne ne lui avait tendu de patte, elle la laissa lui glisser entre les doigts comme du sable quand tout ce qu’elle aurait pu faire... tout ce qu’elle aurait du faire, c’était les resserrer entre eux. Et elle en voulu à ce sable doré pour avoir coulé, pour avoir répondu à un appel des plus naturels qui était de retourner vers le sol, là où il était destiné, après avoir été lâché.

Vent du Nord se leva. Les rayons de l’aube perçaient dans sa tanière vide. Trop vide, depuis que sa tante l’avait quittée. Mais à la fois beaucoup trop pleine et trop lourde, chargée de tous les secrets qu’elle y avait laissé avant de partir brusquement.

Le printemps naissait à petit feu, faisant disparaître dans un manteau de verdure les dégâts de l’incendie. Aujourd’hui encore, elle arpenterait les landes, les côtes, les collines et les rivages à la recherches de plantes à cueillir ou de boutures à surveiller.

La verdure abondante lui fit se demander pourquoi la mort était si belle pour la nature. Sans l’incendie, ses cendres et ses cadavres, elle n’aurait pu espérer une telle repousse après l’hiver. Malgré tout, elle gardait les plantes autour de son campement pour les jours les plus difficiles. Pour l’heure, ses pas la guidèrent loin, bien plus loin, à la recherche de perles dont elle n’aurait peut-être pas conscience.

C’est un autre type de perle qui croisa son chemin. Couleur sable. Couleur soleil. Jolie et immaculée si on mettait de côté les nombreuses cicatrices qui, comme elle, lui avaient laissé la vie. La queue courte, la plaie sur le poitrail. Elle n’aurait pas pensé la revoir de ci-tôt, et encore moins ici...
Ce qui était visiblement réciproque.

— Bonjour, Vent du Nord. C’est rare de te voir t’aventurer hors des terres des Clans. Tu cherches quelque chose ?

La question la prit par surprise. « Tu cherches quelque chose » n’était-ce pas évident ? Elle connaissait pourtant son rang...

— Je-

Tout lui semblait irréel. Comme si Soleil n’était jamais vraiment partie. Savait-elle tout ce qui s’était passé depuis son départ ? La mort de Reflet Lunaire, la mort de Foehn Nocturne, la mort de Pelage de Boue, la prise de pouvoir d’Étoile du Cobra ?
Elle ne savait pas quoi faire. Elle ne savait pas quoi dire, comme si elle avait été laissée en suspend depuis le départ de Soleil et reprenait seulement conscience maintenant. Tout ce qui lui vint à l’esprit fut une question qu’elle aurait aimé qu’on lui pose plus souvent :

— Est ce que tout va bien...?

Il y avait tant de choses qu’elle aurait aimé lui dire, mais dont elle ne trouvait pas les mots. Tant — non, trop — de non-dits, parsemés entre elles depuis leurs premiers pas dans la pouponnière. Vent du Nord se tenait là, interdite, perdue. Elle voulait choisir les bons mots, elle voulait se faire pardonner, elle voulait que Soleil l’écoute et comprenne et la rejoigne, qu’elle rentre avec elle au Clan, qu’elle retrouve sa place et qu’ils soient heureux et-

— Je dirais plutôt que tout va mieux.

Un hoquet s’échappa de la gorge de la guérisseuse. Elle s’en doutait, ce n’était pas une surprise, mais ça lui faisait si mal de l’entendre ainsi prononcé par celle qui avait été sa sœur de lait. Tout allait mieux sans eux — sans elle. Tout allait mieux depuis qu’ils n’étaient plus dans sa vie.

— J’espère que tout va bien pour toi et que tu n’es pas trop débordée.

Vent du Nord secoua la tête, atterrée.

— Tu espère que tout va bien ? Fœhn est morte, Soleil. Cobra est devenu chef. Je- Tout le monde part, tout le monde disparait et je-

Je me sens si seule, voulait-elle ajouter. Mais elle n’avait pas le droit. La solitude faisait parti de sa vie, c’était un devoir imposé aux guérisseurs. Au lieu de ça, elle se mit à pleurer. Pourquoi t’es partie ?, voulait-elle lui demander. Mais elle savait. Au fond d’elle, elle savait pourquoi Soleil avait quitté le Clan. Et malgré tout, ces mots lui échappèrent :

— S’il te plaît Soleil, revient à la maison.

Elle lui donnerait tout le pavot du monde, elle lui parlerait tous les jours, mangerait à ses côtés, prendrait sa défense face à tous ceux qui ne la respecteraient pas. Elle le promettait, elle ferait tout, tout, pour Soleil, si elle rentrait avec elle au Clan du Vent. Elle avait besoin d’elle.