L'impasse (avec Éclat de Crépuscule) - Abandon

Il lui avait fallu des jours et des jours. On l'avait peu vu dans le camp, il avait disparu plusieurs fois. Mais quelque part dans les falaises, il y était enfin parvenu. Cette souris blanche, seul le soleil avait été témoin de sa capture. Son occasion était là, et ce serait la bonne. Souffle Poivré se préparait depuis longtemps à revoir Éclat de Crépuscule, et à la revoir pour ouvrir dans leurs vies un chapitre nouveau.

Il rentrait sur les terres du Clan. Curieusement, pour une fois, on ne le dérangea pas, on ne le remarqua pas, on le laissa faire. Tout cela l'encourageait. Il se disait qu'il avait eu raison, de persévérer, et que ce jour-là enfin, il serait récompensé.

Soigneusement, il enterra sa proie encore tiède à côté d'une aubépine, dans les pâturages. Puis il se dirigea vers le camp. Tout était enfin prêt pour que son plan si secret se réalise.

" Eclat de Crépuscule ? "

Il l'appelait rarement par son grand nom, mais se voulait cérémonieux ce jour-là. Sa nervosité se sentait, mais en même temps, il était très soulagé de la voir seule et tranquille, il avait l'impression de ne pas la déranger du tout, et même d'arriver à point. Cela lui faisait tout drôle, de la voir réagir à son appel et le regarder. Il se rappelait la dernière fois qu'ils s'étaient vus, et cela lui semblait déjà si loin.

" Tu as un peu de temps ? Il faut que je te montre un truc. "

Ce qui rendait cet idiot un peu ferme, un peu pressé, c'était qu'il avait le sentiment d'avoir tout préparé. Et pourtant, d'eux deux, c'était bien lui le moins prêt !

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'Chasse - Autre' :

Elle rêvait éveillée. C'était tout ce qu'elle pouvait se dire. Ce n'aurait pu être possible autrement. Elle qui avait vécu dans un cauchemar tout l'été se voyait illuminée par une étoile brune : Serres d'Epervier. Dès les premiers rapprochements, ils étaient devenus presque inséparables. Tous les moments qu'elle passait en sa compagnie était affreusement rapides, et elle n'aurait même pas été étonnée si on lui avait dit que douze lunes s'étaient déjà écoulées depuis leur patrouille au moulin.
Leur relation avait été silencieuse un bout de temps. Ils avaient, d'un commun accord, décidé de laisser le temps les guider. Mais voilà qu'une ombre, très légère cependant, s'était invité dans leur lyrique tableau. Elle avait grossi. Et les souris ingurgitées n'en étaient pas la cause. Non, c'était qu'une nouvelle vie se profilait. Elle allait devenir maman !

Elle avait encore quelques jours avant de passer dans la pouponnière. A vrai dire, la rouquine appréhendait un peu sa venue dans la nouvelle tanière. Alizé avait un chaton elle aussi, et elle n'avait jamais trop aimé les jeunes à leur venue au monde, simple pleurnichards et criards.
" Eclat de Crépuscule ? "

Ses yeux ambrés voilés par la rêverie se posèrent sur la source de l'appel. La silhouette grise de Poivre se détacha, et elle ne put s'empêcher de remarquer qu'il avait l'air très sérieux. Jamais il ne l'appelait de la sorte, mais au lieu de lui mettre la puce à l'oreille, elle en fut soulagée. Une discussion entre adultes était le moment idéal pour lui annoncer sa liaison avec Serres d'Epervier et aussi leur future vie de famille à deux.
" Tu as un peu de temps ? Il faut que je te montre un truc. "

Eclat de Crépuscule hocha la tête avec vigueur, ses iris pétillantes, et souriant presque béatement. Ils passèrent sous le tunnel d'ajoncs, pendant qu'elle répliqua, se moquant gentiment de toute la cérémonie qu'il lui faisait :
Cher Souffle Poivré, il s'avère que moi aussi j'ai quelque chose à te dire. C'est juste in-cro-yable ce qui se passe !"

Elle lui donna un coup de tête affectueux, en lâchant un ronronnement. Le soleil brillait, et la journée promettait d'être merveilleuse. Tout se passait pour le mieux du monde. Pourtant, au fond de son coeur résidait une petite boule de stress. Non pas que le sérieux de son meilleur ami se reflétait sur elle, mais simplement qu'elle avait besoin de lui. Dans cette épreuve plus que dans toutes les autres. Et elle craignait sans l'expliquer sa réaction.
La petite féline continua sur sa lancée, pressée malgré tout de voir ce qu'il y avait de si fou à lui montrer :
"Mais je te laisse commencer ! A toi l'honneur !"

" Cher Souffle Poivré, il s'avère que moi aussi j'ai quelque chose à te dire. C'est juste in-cro-yable ce qui se passe ! " se hâta-t-elle de ronronner, en le suivant. Elle riait de ce cérémonial. Lui-même était bien tenté de rire avec elle, mais il était trop nerveux. Il fallait qu'il reste sérieux.

Il hâta un peu le pas en sentant qu'elle frottait sa tête contre lui. Il savait qu'elle pouvait tout lui faire oublier en une fraction de seconde, et il lui fallait rester concentré quelques minutes encore... C'était dur, mais c'était indispensable.

Néanmoins, Éclat de Crépuscule débordait d'impatience. Elle le rattrapa, pour s'exclamer : "Mais je te laisse commencer ! A toi l'honneur !
- Suis-moi juste, je te dirai là-bas ! " bafouilla-t-il.

Et il pressa encore le pas. Il courait presque. Et même s'il s'efforçait de garder ses idées en tête, il ne pouvait pas s'empêcher de se laisser distraire. Elle veut me dire quelque chose... Ce serait tellement incroyable qu'elle ait déjà compris. Il leur fallut peu de temps pour gagner le lieu où il avait enterré sa souris blanche. Le temps était agréable, même si quelques nuages apparaissaient, au loin.

Haletant, il se retourna, soupira, eut un sourire tendre et nerveux pour sa belle qui semblait toujours aussi énergique. Tout ce qui devait avoir lieu ici devrait être leur rituel. Peut-être que tous les étés, en souvenir de ce début, ils reviendraient voir cette aubépine, et elle viendrait se mettre contre son épaule, en silence, rayonnante de bonheur. Peut-être même qu'un de leurs petits s'appellerait Petite Aubépine, en souvenir de ce beau jour. Lui qui faisait face au Crépuscule, il avait ces tableaux en tête, ils étaient presque devant ses yeux, il se sentait déjà responsable.

" Je voulais t'offrir... " sa patte avant s'enfouissait dans la terre qu'il avait remuée. Tout à coup, il fit apparaître sa proie, la souris blanche. " Quelque chose à manger. "

Il l'avait enterrée si délicatement qu'elle n'était même pas sale. Il avait nettoyé le sang qui s'était échappé de la blessure qui avait tué la bête. Pas peu fier de l'effet produit, Souffle Poivré recula légèrement. Il ne pouvait s'empêcher de sourire, même s'il se l'était interdit.

Pas de vantardises, c'est fini, je ne vais plus faire mon gamin.

" Tu me ferais plaisir si tu mangeais, cette fois. " fit-il. Un petit clin d’œil rendait guillerette cette suggestion, qui n'avait rien d'un reproche. Il avait voulu commencer ainsi pour faire écho à leur ballade nocturne, où il n'avait même pas été fichu de lui dégotter quelque chose. Tu vois, quand je fais des efforts, j'y arrive. Malgré tout, il ne parvenait pas à paraître parfaitement léger. Il sentait s'approcher le lourd moment où il lui faudrait formuler la conclusion de sa démonstration rituelle.

Alors qu'il la regardait apprécier sa souris, il lui sembla aussi, mais ça ne l'alerta pas, bien au contraire, que sa belle semblait mieux portante qu'autrefois. Tu es si radieuse, aujourd'hui... Il se sentait tout ému. Ce sera encore mieux que je ne l'espérais.

Spoiler:

Poussées par un souffle insensé, de tumultueuses noirceurs dévoraient le ciel. Le guerrier, lui, ne voyait que ce qui se passait en bas. Et tout lui semblait si parfait qu'il en devenait plus insensé encore.

« Elle est délicieuse ! En plus d’être magnifique, dodue et toute blanche ! Chapeau l’artiste, t’as géré ! » fit la belle, rassasiée. Il retenait un ronronnement de fierté qui n'avait pas sa place dans une démonstration aussi délicate, et fit mine de ne pas être atteint par ces compliments qui le touchaient.

Il songeait que toutes ses chasses infructueuses, toutes ses tentatives, toute sa préparation, tout le temps qu'il s'était donné pour pouvoir s'offrir avaient fini par payer. Sa persévérance et sa foi seraient fatalement récompensées, elles aussi. Le monde était loin d'être injuste avec ceux qui souffraient. Et moi, je ne serai jamais injuste avec elle, parce que je la connais mieux que n'importe qui. Il ne recherchait pas seulement son propre épanouissement et sa propre élévation, Souffle Poivré se devait aussi d'accomplir ce qu'il pensait être son devoir. Il y avait bien quelque chose de sacré dans son geste.

« J’espère que la nouvelle que tu vas m’annoncer est aussi spéciale que cette souris. Alors, c’est quoi ? » le pressa-t-elle.

Il ressentit le besoin de respirer profondément avant même de lui répondre. Pas d'emballement, surtout. Il faut qu'elle n'ait aucun doute sur mon sérieux. Il cherchait un regard calme et un air assuré, mais on percevait de l'enrouement dans son attitude, son cou était un peu raide.

« En fait, j'ai compris quelque chose. » déclara-t-il. Il se trouvait trop évasif, aussi poursuivit-il, comme pour se rectifier. « Maintenant que je suis guerrier, je ne peux plus simplement... » son regard dévia vers quelque chose de blanc et de vif, derrière son interlocutrice. Il se sentait gêné.

« ... me contenter de pomper ton énergie. » Cette chose blanche était une fleur. Comment pouvait-il y avoir une fleur dans l'aubépine, à ce moment de l'année ? Le printemps était déjà fini.

Il regarda à nouveau sa belle, et affirma, d'une voix qui sortait du cœur : « Désormais, moi aussi, il faut que je me donne. »

Souffle Poivré avait l'impression de rêver à moitié. Son élan l'entraînait loin, plus loin même qu'aucun de ses souvenirs. Il croyait atteindre un de ces points depuis lesquels on ne reculait plus. Ses yeux d'or la regardaient, comme bercés, hypnotisés. Toute sa mise en scène ne finissait que par le tromper lui-même. Il se sentait rassuré rien que par la tiédeur éclatante de sa belle. Avait-il seulement imaginé ce qu'elle pouvait avoir en tête, de son côté ? Au fil des lunes, il s'était fabriqué, en se dissimulant, une image de lui-même qu'Éclat de Crépuscule avait acceptée sans la moindre difficulté, mais était-il pour autant moins dupe que sa belle ?

« C'est bien, Poivre, si tu as de nouveaux objectifs ! Ça me fait énormément plaisir que tu te projettes dans ta vie de guerrier. Peut-être qu'un jour tu deviendras mentor comme moi et tu te donneras à fond aussi ! »

Souffle Poivré valsait entre un émerveillement céleste et une terreur noire. C'était à elle, qu'il voulait tout abandonner. Elle était la seule au monde chez qui la générosité et la sincérité avaient atteint un degré aussi haut. C'était d'autant plus limpide, aux yeux du jeune guerrier, que cette Belle était radieuse sans même vouloir l'être. Ni fière ni même seulement soucieuse de sa grâce ahurissante, Éclat de Crépuscule ne s'imaginait pas la place centrale que son image occupait, dans les visions dorées de son ancien apprenti.

J'aurais dû lui parler d'elle, de nous. L'impliquer d'avantage. réalisa le chasseur, le souffle coupé à l'idée que son erreur si grossière causerait peut-être finalement un échec.

Mais en sa présence, et ça ne lui échappait plus, il était incapable d'être lâche. A toute vitesse, il réfléchissait à une manière élégante de se rattraper, mais la guerrière rousse le devança, comme brusquement hésitante :

« C'était ça ta nouvelle ? Je suis contente pour toi ! »

Elle sait. crut-il comprendre. Elle sait, et elle reste très tranquille, très décontractée. Peut-être savait-elle déjà auparavant. Elle n'appréhende absolument pas. Elle ne veut pas que je me sente pressé. D'ailleurs, elle a raison.

Cette fraîche et naïve certitude le réchauffait tout entier de l'intérieur. Pour peu, il en oublierait même de reprendre son souffle. Débordant de joie, il se rapprocha de la guerrière de quelques centimètres. Il n'était pas question de lui mentir, de lui parler de nouveaux apprentis imaginaires ou d'autre chose.

Non... Il devait simplement préciser.

« En fait, » reprit-il, un peu moins fort, mais distinctement, « tu n'y es pas exactement. Mais dis-moi, puisque nous sommes tranquilles... j'espère que tu ne pensais pas me remplacer trop vite par un nouvel apprenti ! » il essayait de jouer, de tourner autour du pot, de glisser peu à peu.

Il pensait encore que le temps jouait pour lui. Et les nuages s'amassaient doucement autour du soleil. Comme s'ils voulaient le dissimuler plus tôt que prévu.