Les premières caresses du mal (Rossi & Serpent) - end

Nuage de Rossignol quitta son père sans prendre congé : elle repoussa vivement le rabat de lierre qui protégeait l’entrée de la tanière des anciens, où son géniteur, en humble protecteur, s’était rendu afin de veiller au confort des anciens juste avant d’entamer une longue nuit. Ils avaient échangé quelques mots de bonne nuit, et même s’il s’était montré rassurant, Nuage de Rossignol savait qu’au fond d’elle la rixe de la veille avec Arc-en-Ciel l’avait profondément atteint, d’une manière qu’elle n’aurait su qualifier. Le meilleur qu’elle pouvait espérer était qu’elle se faisait trop d’idées. Le soulagement temporaire que lui procura cette réponse s’évanouit aussitôt que Nuage de Rossignol inclina la tête. Elle n’éprouvait aucune émotion, sinon le souci du chagrin que pourrait éprouver Cœur de Puma, sur lequel elle ne pouvait se permettre de s’appesantir. La perte de sa mère était encore fraîche dans la tête de son père, alors que de son côté elle en avait un souvenir si lointain qu’il en devenait presque aussi irréel pour elle que son frère. Comme si sa mère n’avait jamais existé, et cependant revenait la hanter par moments comme une réminiscence fiévreuse, un rêve qu’elle aurait fait des lunes auparavant.

Puis elle sentit un orage noir enfler en elle, qui menaçait d’obscurcir son jugement. Voilà où ses vilaines paroles et le comportement de la tricolore l’avait conduite ! Elle était à présent obligée de patrouiller de jour comme de nuit et de chasser deux fois plus, de sorte qu’elle n’avait plus un instant à elle en dehors de l’entraînement et de ses devoirs. Elle avait tout juste le temps pour se reposer, et à juste titre : il avait été décidé qu’elle serait de double corvée jusqu’à la prochaine demi-lune. En soi, ce n’était pas un châtiment déshonorant - ses supérieurs s’étaient même montrés plutôt justes en lui trouvant une punition à la hauteur de sa personne, elle qui s’était montrée irréprochable jusqu’à présent. Il n’empêchait qu’elle ressortait de cette mésaventure avec grande honte. Pourtant, plusieurs fois avait-elle vu son frère se faire gronder par son mentor, Phoque Rouge, sans que cela n’ait l’air d’avoir heurté son moral. Mais voilà : Nuage de Lézard ne s’était jamais affiché au milieu du camp, lui, et surtout pas pour une erreur aussi grave. “Tu vas t’en remettre !” lui avait-il dit. “Et puis, tu lui as quand même collée une sacrée correction. Je suis sûre que plus d’un rêvait de lui planter les griffes dans la nuque comme tu l’as fait” avait-il ajouté.
Mais tout ce que Nuage de Rossignol retenait pour le moment, c’est qu’elle avait fauté.

Elle sortit d’un pas rageur dans le camp assoupi où la plupart des voix s’étaient tues. Elle n’était pas satisfaite ; pas satisfaite du tout. Elle se souvenait des paroles vigoureuses d’Arc-en-Ciel sur la propre mère de la marbrée : elles ressemblaient maintenant à un demi-mensonge, car oui, tout comme Secret du Firmament, Tornade Vive s’était bel et bien éclipsée du camp à un moment où elle ne l’aurait jamais dû, même si la faute de sa mort revenait bien sûr au renard qui avait emporté sa vie.

Elle contempla autour d’elle, les pupilles rondes comme des ballons. Un mince croissant de lune se dessinait dans le ciel et fut aussitôt masqué par des nuages invisibles que l’apprentie supposait être énormes puisque bientôt, la forêt fut plongée dans l’obscurité totale. Elle attendait Masque de Serpent, ce drôle de matou qu’elle n’avait fréquenté que dans quelques patrouilles en compagnie d’autres camarades, mais pour cette nuit elle ferait seule compagnie avec lui. Ils surveilleraient la frontière avec le Clan du Vent et feraient leurs retours à la patrouille de l’aube. Nuage de Rossignol s’attendait à une longue nuit, peut-être un peu ennuyeuse : il ne se passait pas grand chose au niveau des frontières en ce moment - encore heureux - et elle ne partageait rien avec Masque de Serpent qui puisse rendre leur sortie intéressante.

La chatte avisa un grand chêne au sommet de la combe qui formait la clairière, tordu et noueux, dont les racines émergeaient du sol en arches basses. Elle se glissa entre deux d’entre elles et se pressa dans l’abri étroit qu’elles offraient. La nuit n’était pas glaciale, mais suffisamment froide ; l’air était humide. Abandonnée dans la nuit d’encore, elle attendit le guerrier, tapie près de la souche, un peu à l’abri et visible pour quiconque se promenait dans le camp, de sorte que son camarade ne la manquerait pas.

"'soir. Va falloir qu'on s'y mette, hein ?"

Ah oui, c’était lui, ce chat avec ses manières bourrues et son œil torve. Nuage de Rossignol ne lui avait jamais portée une grande considération, parce qu’il ne l’intéressait pas et qu’elle avait d’autres choses à faire que fréquenter des chats aux drôles d’airs. Sans être hostile, elle lui avait été, jusqu’à ce soir, très indifférente. Mais la façon dont il la regardait raviva la braise de colère qui animait son cœur. Nuage de Rossignol était partagée entre l’ignorer et lui donner un bon coup de griffes sur la babine en guise d’avertissement, avant de se dire qu’elle sombrait vraiment dans la décadence à avoir ce genre de pensée pourtant pas déplaisantes à imaginer, mais qui n’avaient rien à voir avec ce qu’elle était la veille, avant de se battre. Peut-être était-elle en train de changer ? Qu’elle était vouée à devenir une carne, comme Arc-en-Ciel ?
Non, certainement pas.

“Oui, c’est clair, il est temps qu’on s’y mette !” s’exclama-t-elle avec véhémence avant de bondir en bas dans la clairière, faussant presque compagnie à Masque de Serpent pour se diriger d’un pas franc vers le tunnel d’ajoncs qui menait à la ravine. “Allez, à la frontière avec le Vent.”

Le boug la rattraperait en un rien de temps.
Elle venait de se rappeler le tempérament parfois tapageur de ce chat et, de loin, qu’elle l’avait toujours considéré comme un matou observateur guettant ni plus ni moins que les ennuis. En dépit de son nom, il lui faisait plus penser à un vicieux renard à l’affût de sa proie et prenant plaisir à la tourmenter par sa simple présence. Bon, peut-être que ses impressions à son propos étaient exagérées du fait qu’elle les avait perçues quand elle n’était qu’un chaton impressionnable, et gardait de Masque de Serpent le souvenir d’un matou louche et menaçant. Il avait cette façon de regarder les autres et de se mouvoir qui faisait froid dans le dos - un peu comme un fou nerveux faisant les cent pas.

Lorsqu’ils se retrouvèrent de nouveau à hauteur l’un de l’autre, ils étaient en train d’escalader le versant de la ravine qui menait à la forêt. Ils pénétrèrent enfin dans les sous-bois : plus sombres que le ciel, masqué autant par les nuages que par la canopée ; c’était fou, comment la nuit avait ce pouvoir de changer un même lieu.
Tout était plus sinistre, mais on entendait la faune nocturne s’agiter autour. Nuage de Rossignol n’était pas nerveuse, bien au contraire : elle profitait enfin d’un peu de répit, avec pour toute compagnie un seul camarade de clan qui, le Clan des Étoiles soit loué, n’était pas un jacasseur comme cette tête de linotte d’Arc-en-Ciel. En revanche, elle sentait son regard et sa curiosité lui brûler dans le dos. Alors qu’ils cheminaient bon train en direction de la frontière, elle ralentit le pas :

“Si tu as quelque chose à dire, surtout, ne te prive pas” maugréa-t-elle, consciente de la rudesse de ses mots - madame la polie le devenait de moins en moins et à vrai dire, elle commençait sérieusement à en avoir marre de jouer les bonnes enfants pour une bande de mal léchés. Elle savait qu’il était au courant de ce qu’il s’était passé hier.
Tout le monde l’était.

"Du calme, du calme. C’est pas mon genre de faire dans les commérages, promis. Je me disais juste que t'avais l'air furax, c'est tout.”

Elle lui décocha un regard de travers, l’avisa ; et ses traits s’adoucirent pour la première fois depuis la veille. C’était bien le premier à ne pas la considérer comme une pestiférée depuis l’altercation avec la tricolore -sans parler de son frère, qui s’était aussitôt ranger à ses côtés, et peut-être en partie de Cœur de Puma, même si elle savait que son parcours jusqu’ici entaché, et qui ne l’était plus depuis hier, le travaillait sûrement. Au moins, il peut être fier de Nuage de Lézard, comme je le suis.

Peut-être était-ce parce qu’elle avait bien grandi et n’était pas loin devenir guerrière qu’il lui parlait ainsi -c’était peut-être aussi parce que ce chat à lui tout seul transcendait les frontières invisibles qui séparaient les rangs d’un clan, tant il était singulier.

“Désolée. Je m’emporte facilement en ce moment. Mais il faut dire que… AH, m’enfin, quelle irresponsable !” et ça y était. Elle ne retenait plus tout le sel accumulé à l’encontre d’Arc-en-Ciel et Masque de Serpent en ferait les frais juste après son frère. Et peu importe si c’était la deuxième fois qu’elle tenait le même discours : depuis un jour, elle ne se lassait plus de ruminer à ce sujet. “Quelle garce ! Savais-tu que quand j'étais chaton et elle apprentie, elle est venue me dire des choses affreuses et inimaginables sur mes parents ? Plus tard, j’ai compris qu’elle jouait à ce jeu vicieux. Les commérages, comme tu dis. Elle va bien au-delà, en proférant d’affreux mensonges. Et puis elle est jalouse ! Jalouse de l’intérêt que me porte son père ! Pas étonnant qu’elle m’ait dans le collimateur depuis tout ce temps” elle s’exprimait avec tant de véhémence qu’elle en perdait son souffle, et terrifiait probablement tout le potentiel gibier sur leur chemin. Mais que cela faisait du bien, de se lâcher ! Il fallait qu’elle reste sur ses gardes, ou elle finirait par y prendre goût, elle aussi.

“Ce n’est certainement pas ma faute si tout ceci est arrivé” dit-elle comme pour se convaincre.

“Si elle t'empoisonnait la vie à ce point, peut-être qu'elle méritait de se prendre un coup dans la tronche.”

Par le Clan des Étoiles, il ne pouvait pas savoir Ô combien cela lui faisait plaisir d’entendre ces paroles avisées ! Enfin un guerrier avec un tant soi peu de bon sens. Elle se garda pourtant de lui faire remarquer, car une part d’elle trouvait très inconvenant de le faire remarquer, au risque d’instiguer les mauvais comportements chez les autres - ce qui ne semblait pas déranger Masque de Serpent. Nuage de Rossignol commençait à comprendre qu’il existait un écart inqualifiable entre le monde des chatons et jeunes apprentis et celui des guerriers. La corruption qu’elle avait perçue chez eux sans savoir ce qu’il en était réellement, quand elle était chaton, se dévoilait désormais et peu à peu à elle comme une évidence. Elle n’échapperait pas non plus au destin funeste de l’imperfection. Elle avait déjà commencé les erreurs depuis l’incident Arc-en-Ciel. Et pourtant, elle rêvait encore d’être cette guerrière si unique que Coup de Foudre avait vu en elle.
En espérant que c’était bien cela qu’il avait vu, et pas autre chose.
Ça ferait une belle jambe à Arc-en-Ciel !

Elle prit la peine d’écouter poliment le reste de son discours tandis qu’ils marchaient en direction de la frontière -ils avaient tout juste franchi la ravine, et la chatte bondit dans les fougères, Masque de Serpent sur les talons, puis le chat se replaça à sa hauteur ; puisqu’ils n’étaient que deux cette nuit, autant cheminer côte à côté. Nuage de Rossignol commençait presque à avoir l’impression qu’il s’agissait d’une promenade nocturne comme il lui était arrivé d’en faire avec son frère ou ce casse-cou de Cœur Brisé, quand ce-dernier était encore apprenti. Elle avait failli proposer à Louve des Bois une fois, mais s’était ravisée au dernier moment.

“C’est quand même étrange. Toi, tu n’hésites pas à chercher la bagarre parfois -enfin, c’est l’impression que tu donnes- ou même à être grossier ; sans vouloir te vexer bien sûr. Mais voilà : tu l’affirmes sans aucune honte et ça n’a pas l’air de te déranger. Et je me rends compte qu’au final, tous les chats, même ceux que j’admirais, ont cette part de… de… de mal ? Et qu’ils ne le montrent ou vivent pas de la même façon. Moi j’aurais honte de faire tout ça, je me soucie beaucoup du regard des autres. Et je n’arrive pas à m’en détacher, et quand bien même j’y arriverais, je n’oserais pas… Enfin, jusqu’à maintenant, je n’avais jamais osé l’ouvrir, parce que je veux tout faire correctement. Or, j’ai de plus en plus l’impression, en grandissant, que c’est impossible. Hier soir en a été la preuve” soupira-t-elle, regrettant d’être aussi bavarde, surtout avec un drôle d’individu comme Masque de Serpent, mais en même temps, elle avait besoin d’être éclairée. Peut-être fallait-il qu’elle parle avec quelqu’un qui se détachait des figures qu’elle avait toujours idéalisées : Cœur de Puma, Coup de Foudre....

Nuage de Rossignol était encore étonnée que Masque de Serpent accepte qu’elle s’ouvre à lui aussi facilement et sans se faire rabrouer en retour, comme un autre aurait pu le faire. Elle songea toutefois qu’il ne fallait pas qu’elle prend ses aises ainsi avec tout le monde ; Masque de Serpent devrait rester une exception, et peut-être une exception d’un soir. Ou peut-être pas… Finalement, c’était aussi bien qu’elle ait trouvé quelqu’un à qui s’adresser sans craindre de reproche ou de réprimande : pour une fois qu’elle était à l’aise.

Ils cheminèrent un moment en silence, elle ruminant longuement sur les dernières paroles du guerrier borgne. À son échelle, toute la scène qu’elle avait causée hier lui paraissait si grave, qu’elle avait l’impression d’avoir terni sa réputation et, ce faisant, ruiné son apprentissage. Alors que dans les faits… Mis à part ses proches, certains membres du clan avaient sûrement déjà oublié la rixe, et elle avait même entendu les anciens marmonner, presque amusés vis-à-vis d’elle -moins à propos d’Arc-en-Ciel, qui était reine, et donc avait bien plus de responsabilité- qu’il fallait bien “que jeunesse se fasse”. Sur le coup et quand elle réfléchissait à cela, et à ce que Masque de Serpent lui avait dit, elle se sentait rassurée. Mais voilà, dès lors qu’elle se mettait à penser à son père, Cœur Brisé et ceux qu’elle avait potentiellement déçus, une mer de malaise l’immergeait complètement. C’était un cercle vicieux, qui, si elle avait bien compris, faisait partie de la vie. Il faudrait qu’elle vive avec ses propres imperfections et surtout, subir celle des autres.

Leur trajet les mena finalement tout près de la frontière. Dans la canopée, les feuilles s’agitaient un peu moins alors qu’il avait venté toute la journée. D’un geste entendu, les deux chats se dirigèrent au bord de la frontière, là où la forêt laissait place aux plateaux.
Nuage de Rossignol laissa son odeur sur un souche morte depuis longtemps et se mit à scruter le paysage. Les hautes herbes ondoyaient légèrement, chatouillées par la brise, et rappelait les vaguelettes dans l’eau de la rivière. Nul ancêtre ne brillait dans le ciel, bouché par un obscur manteau de nuages sombres, si bien que même pour les deux chats il était difficile de voir assez loin. Perdue dans sa contemplation des plaines infinies pendant un instant, elle se demanda comment était là vie, là-dedans. Apparemment, Étoile du Cobra était un chef strict et menait la vie dure à son clan. Ce devait être étrange, de chasser dans la broussaille et de dormir presque à découvert. Là-bas, elle se serait sentie vulnérable.
Elle rejoignit son aîné.

“J’ai marqué la frontière ici” commença-t-elle en désignant la souche de la pointe de la queue. “On n’a qu’à remonter la frontière jusqu’aux Quatre Chênes, comme d’habitude, et puis…”

Elle se figea et tendit l’oreille.

“Tu entends ça ?”

Et il n’y avait rien à entendre, car il n’y avait plus aucun bruit : pas de cri d'oiseau nocturne, pas de bruissement dans les buissons et les feuilles mortes, alors que le petit gibier était si actif la nuit ; et surtout, plus de vent. Les herbes, les feuilles, tout était immobile, suspendu dans cette subite stagnation de l’air. Tout ceci était inhabituel.
Tandis qu’elle portait son regard sur le territoire adverse, elle vit les plaines sombrer dans un calme inquiétant, spectral. Elle sentit une angoisse, et un sentiment d’irréalité lui nouer les tripes. Son instinct la fit s’accroupir sur elle même, comme lorsqu’elle attendait une proie pour la chasser. Elle murmura, très bas :

“Masque de Serpent… regarde, là-bas, dans les hautes-herbes au loin… c’est un chat ?”

Le vent, avant qu’il ne s’arrête, avait soufflé dans leur direction. Elle ne sentait pourtant pas l’odeur de l’ennemi, si ce n’est les traces de ses marquages sur la frontière. Si c’était bien un chat, si elle ne se trompait pas, alors ce n’était pas un chat de clan.