Les premières caresses du mal (Rossi & Serpent) - end

Le compliment fit gonfler son égo, qui avait bien besoin d’encouragement ces temps-ci, mais l’heure n’était pas aux salamalecs. Figée, elle se campa sur sa position, les oreilles tendues vers l’avant et les yeux grands ouverts, presque entièrement noirs. La silhouette se déplaçait sans bruit à travers les ajoncs et avec une discrétion irréprochable : seul le mouvement des haute-herbes sur son passage trahissait sa présence. Il semblait à l’aise, ce curieux personnage, et pourtant il reniflait chaque coin de brousse avec un intérêt peu commun qui laissait penser qu’il n’était pas familier avec le territoire, en dépit de son assurance. Au bout d’un moment, Nuage de Rossignol murmura :

“Je ne suis pas sûre, mais c’est peut-être un bicolore, et je crois percevoir de petites rayures sur son pelage. Il est plutôt musclé et poilu…”

La description ne correspondait en rien à l’anatomie général d’un chat du clan du vent, et même si certains d’entre eux sortaient du lot, celui-ci ne lui rappelait rien du tout. En tout cas, elle n’avait jamais aperçu un tel chat à une Assemblée, remarque dont elle fit part au guerrier juste à côté.

Son museau remuait diablement pour accueillir les odeurs ; mais les senteurs épicées déjà peu familières de la lande couplées à celle d’humus qui embaumait la forêt envahissait l’atmosphère et rendait la tâche compliquée. Au bout d’un moment, elle finit par faire le tri dans tout ce qu’elle humait pour distinguer une fine trace légèrement différente du reste, puisqu’elle lui était tout bonnement inconnue. La chatte pivota silencieusement la tête vers Masque de Serpent et chuchota :

“Je n’en sais rien… je ne vois rien de plus, je sens simplement une trace étrange, différente de ce que je connais. Renifle, tu verras. Masque de Serpent… qu’est-ce qu’on fait ?”

Atterrée par la réaction inattendue de Masque de Serpent, Nuage de Rossignol fit les yeux ronds et brandit son regard sur l’incorrigible animal pour le fusiller sans bruit, avant de braquer ses deux yeux sur la silhouette en face au loin, qui s’était inévitablement immobilisée dans le silence nocturne. Quel imbécile de guerrier ! Elle garda cette remarque pour elle, trop concentrée et outrée par son comportement pour s’inquiéter d’autre chose que de l’inconnu qui fixait dans leur direction. Quelle mouche avait piqué Masque de Serpent ? Le pire dans tout ça était que Nuage de Rossignol ne savait pas si l’autre chat les avait vu ou non ; en tout cas, il avait au moins repéré la provenance de ce son et la direction dans laquelle il regardait, vers la lisière, pile à l’endroit où se tenaient les deux chat du Clan du Tonnerre; donnait l’affreuse impression qu’il les avait bel et bien vus. Il ne bougea pas pour autant.

Une brise vint agiter la mer d’ajoncs qui s’étendait devant eux, comme une seule vaguelette perdue dans une mare, avant que les haute-herbes ne retombent une fois de plus dans l’immobilité. Quant à l’ombre, elle était devenue plus statique qu’une pierre. Inquiète, Nuage de Rossignol donna un coup de coude dans le flanc de Masque de Serpent. Elle fit croire que c’était fait exprès, mais c’était autant pour l’apostropher que le sermonner. En dépit de l’angoisse que provoquait la situation, son expression était furieuse et même si la nuit rendait le déchiffrage des visages difficiles, une colère chaleureuse s’évaporait de ses moustaches, frémissantes et très en avant.

“Mais qu’est-ce que tu fais !?” chuchota-t-elle sur le ton de l’exclamation. “Il nous a repéré maintenant, c’est certain ! Nous aurions dû attendre et surveiller son chemin en silence, avant d’en référer à Coup de Foudre…”

Elle regarda à nouveau la silhouette du chat, trop loin pour entendre les chuchotis de l’apprentie du Tonnerre. Il se passe une minute, puis deux, pendant lesquelles les deux compères étudièrent la situation, jusqu’à-ce que le chat ne se mette à bouger enfin. Assis, il s’était redressé et avait pivoté vers eux. Et à la plus grande horreur de Nuage de Rossignol, il se mit à marcher dans leur direction avec force détermination. Paniquée, l’apprentie ne trouva rien de mieux à faire qu’improviser une stratégie sur-le-champ dans l’espoir qu’elle fonctionnerait, et quitte à passer pour une paranoïaque aux yeux de son aîné.

“Poil de Mauve, Cœur Ardent, Joli Museau, mettez-vous ici !” s’exclama-t-elle très fort, et rien ne servait à faire comme s’il n’avait pas remarqué l’intrus, puisque celui-ci avait de toute évidence deviné qu’on l’avait repéré. “Quant à moi, je vais me mettre juste là avec Oreille de Lièvre, Trois Pattes et toi, Œil de Lotus.” En espérant que ça marche ! pria-t-elle le Clan des Étoiles.

Bon sang mais par tous nos ancêtres, qu’est-ce qu’il attend ? Nuage de Rossignol le fusilla du regard sans décrocher tant que Masque de Serpent ne se prêterait pas au jeu. Elle ne sut déterminer s’il n’avait tout bonnement pas compris son manège où s’il n’était pas d’accord avec cette tactique qui a ses yeux était l’une des meilleures, et surtout, pourquoi il serait en train de réfléchir à s’il y avait mieux ou pas alors que la situation exigeait clairement une réaction rapide. Le matou sembla cligner des yeux, la façade de son visage toujours indescriptible, et finalement, il renchérit.

“Ouais, ouais, allez y les gars, on va s'le faire si il se pointe.”

Oh la la mais quelle mollesse… Là, il devenait exaspérant. Nuage de Rossignol se détourna de lui en faisant gonfler son pelage. Elle fit mine de se retourner et de chuchoter derrière elle à un chat invisible car l’individu, qui les fixait toujours depuis son poste, ne voyait lui que deux ombres presque imperceptibles sur le fond d’encre de la nuit. Elle se retourna à nouveau, fixant les hautes herbes ridées de brun foncé à cause de la sécheresse et il lui sembla que l’inconnu s’était relevé.

Elle lança un regard entendu à Masque de Serpent et se mit à chuchoter, cette fois avec des mots intelligibles :

“Je vais faire mine de disparaître pour redescendre un peu plus loin le long de la frontière. Quelques longueurs de queue, tout au plus. De quoi lui laisser le temps de croire qu’il vaudrait mieux pour lui de rebrousser chemin. Et toi tu peux rester ici le surveiller ; je vais faire de même, juste-là bas, derrière ce gros rocher” dit-elle en désignant le grand bloc de granit lisse envahi de lierre qui marquait l’un des points de la frontière.

Elle mit aussitôt son plan à exécution sans prendre la peine de lancer un regard en arrière pour voir si Masque de Serpent suivait. Elle ne voulait pas traîner, elle ne voulait pas non plus se faire remonter les bretelles par un aîné, même si elle l’aurait bien mérité, car elle n’était pas censée donner les ordres. Pourtant, c’était agréable de prendre les décisions pour quelqu’un d’autre…

Elle se retira dans un coin de forêt et fit semblant de donner des ordres. Il fallait que sa stratégie fonctionne en lui donnant toutes ses chances. Seule dans le sous-bois, elle avança en silence sur quelques mètres et repéra le monticule de fougère imprégné de l’odeur de son Clan qui cachait la façade sud-est du roc. Elle avança précautionneusement dans les fougères pour ne pas trahir sa présence. À l’heure qu’il est, le chat devait être en train de faire demi-tour, ou en moins d’hésiter. Elle longea le rocher en restant toujours dans son ombre pour déboucher sur la lande. Là, elle se coucha. Elle ne fit pas vaciller un seul brin.

La tête couchée sur les pattes avant, elle observa la plaine. Il lui fallut un certain temps pour retrouver l’inconnu et à sa plus grande inquiétude, il n’avait pas bougé d’une patte. Elle aperçut Masque de Serpent sur sa droite, à une grosse trentaine de longueurs de queue. Les yeux grands ouverts pour mieux filtrer le peu de lumière qui s’offrait à elle, elle attendit en retenant son souffle. L’individu n’avait pas bougé d’un pouce.

Elle ne relâcha pas sa respiration jusqu’à-ce que l’animal ne décide de faire un demi-tour prudent, se retournant à de multiples reprises pour surveiller les positions de Masque de Serpent. Nuage de Rossignol ne poussa un soupir de soulagement qu’une fois que le chat s’en fut allé pour de bon, et elle veilla bien à ce qu’il ne les prend pas à leur propre jeu en leur faisant la même tactique - de toute façon, il était seul, et eux était au moins deux. Elle retourna alors dans la forêt et rejoignit son aîné.

“Qui était ce chat ? J’ai entendu parler d’individus rôdant près de nos frontières l’autre jour. Ce devait être un de ceux-là…”